Grégoire VII 77

Darras tome 22 p. 590

 

    5. Grégoire VII, on le voit, avait été véritablement inspiré de Dieu quand, sur le point de quitter la terre et d'émigrer vers le Seigneur, il avait nommé en première ligne Desiderius aux cardinaux qui lui demandaient son conseil suprême pour le choix d'un successeur. Pierre Diacre nous apprend en effet une particularité que les autres chroniqueurs semblent avoir ignorée et dont le souvenir traditionnel s'était conservé au Mont-Cassin. Voici ses paroles : « Le pontife d'éternelle mémoire, semper recolendœ memoriae, avait dit : Si vous pouvez par n'importe quel moyen obtenir Desiderius, fixez sur lui vos suffrages1. » L'humilité du vénérable abbé du Mont-Cassin avait été pénétrée dans toute sa profondeur par le génie prophétique du grand pape. La résistance que Desiderius opposait aux cardinaux, aux évêques, au prince Jordano, au comte Raynulf, à la comtesse Mathilde et aux vœux de l'univers catholique tout entier, en est la preuve. Parmi les autres candidats désignés aux suffrages du collège cardinalice par le pontife mourant se trouvaient, on se le  rappelle, Odo d'Ostie, Hugues de

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1. Petr. Diac. Chrsnic. Cassin. Patr. Lat., tom. CLXXIII, col. 802. 2. Respondit ut si unquam aliquo modo passent, Desiderium  ad hoc officium promoverent. {lùid., col. 801).

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Lyon et Anselme de Lucques. Odo d'Ostie devait sous le nom d'Urbain II immortaliser sa mémoire et inaugurer l'ère des croisades. Successeur sur le siège apostolique du bienheureux Desiderius, nous le verrons opposer un jour à sa promotion les mêmes résistances que l'abbé du Mont-Cassin. Hugues de Lyon, ce personnage d'ailleurs si éminent par l'éclat de ses vertus et son dévouement à l'Église, ne monta jamais sur la chaire de saint Pierre. Mais il eut la faiblesse de le désirer et le malheur de le laisser voir. Cette défaillance momentanée affligea l'Église et trompa les espérances que la désignation du grand pape avait pu faire concevoir. Nous aurons bientôt à raconter cet épisode intéressant pour l'histoire du cœur humain. Les plus généreux caractères, les âmes les plus nobles et les plus élevées ne sont point à l'abri des misères communes de l'humanité. Dieu permet parfois l'exemple de leur chute et plus tard de leur repentir, comme un vivant commentaire de la parole de l'apôtre : Qui stat videat ne cadat 1.

 

6. Quant à Anselme de Lucques, cet ami des anciens jours, ce rival de sainteté dont le nom devait aussi être canonisé par l'Eglise, Grégoire VII ne s'était point borné à le proposer comme le plus digne parmi les dignes au choix des cardinaux, il avait voulu lui léguer un véritable symbole de pontificat. « Au moment où il déposa pour la dernière fois la mitre dont il avait coutume de se servir, dit l'hagiographe, le grand pape ordonna qu'elle fût immédiatement transmise à Anselme de Lucques, comme s'il eût indiqué qu'il lui transmettait également le pouvoir de lier et de délier, le pouvoir même, à mon sens, de faire des miracles3. Car peu de jours après, et tous nous en fûmes témoins, Dieu daigna opérer un prodige par l'intercession d'Anselme de Lucques, au moyen de la relique sacrée du grand pape. Le révérendissime seigneur Ubald évêque de Mantoue, atteint depuis longues années

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1. I Cor. x, 12.

2.Itte meriens mitram capilis sui transmisit isti, tanquam potestatem suam li-gandi et solvendi, sed et miracula, credo, faciendi.(Vit. S. Anselm. Lw., Pair* Lai., tom. CXLYIII, col. 929.)

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d'une maladie de foie, était réduit à la dernière extrémité. Tout son corps était couvert d'ulcères ; ses jambes gonflées d'humeurs morbides étaient sillonnées de plaies ruisselantes : il pouvait à peine supporter le changement de son lit à un siège. Anselme fit toucher au moribond la mitre de Grégoire VII, et à l'instant Ubald recouvra la plénitude de la santé 1. » « Comme il arriva pour saint Pierre qui fit, reprend l'hagiographe, plus de miracles que le Christ son divin Maître, ainsi Anselme de Lucques fit de son vivant plus de miracles que Grégoire VII dont il aimait à se dire l'élève et le fils obéissant. Son obéissance au seigneur pape fut admirable; il chérissait d'un amour de tendresse l'unité de la sainte Église, il défendait héroïquement la cause catholique et, suivant la parole du psalmiste, il poursuivait les schismatiques « d'une haine parfaite, » odio perfecto2. Voilà pourquoi le Dieu de toute puissance et de toute miséricorde daignait confirmer par des miracles les paroles de son serviteur. Réjouissez-vous donc, vous tous catholiques fidèles, qui n'avez jamais cessé d'obéir aux préceptes du seigneur pape Grégoire et qui avez gardé inviolable votre attachement à l'unité catholique ; réjouissez-vous et tressaillez d'allégresse ! Dites à ceux qui n'ont point eu le même bonheur et qui se sont laissé entraîner aux séductions de l'erreur et du schisme, que le temps est venu pour eux de croire les faits, après qu'ils ont refusé de croire aux paroles. Les miracles opérés de son vivant par le très-bienheureux Anselme paraîtraient incroyables, si nous n'étions chaque jour témoins de ceux qui se produisent à son tombeau. Pour ma part, et Dieu est témoin que je ne mens pas, j'ai vécu aux côtés de ce très-saint maître ; je l'ai vu de mes yeux rendre la santé à des milliers d'infirmes. Sa bénédiction, l'eau qui lui avait servi à l'autel pour l'ablution des mains, parfois le simple contact de la frange de ses vêtements produisaient des effets surnaturels. Mais voici un fait qui m'est personnel. Un jour que je lui confessais mes fautes, je m'accusai d'une mauvaise pensée dont mon esprit était alors comme

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1 Vit. S. Anselm. Luc, col. 920. * Psalm. cxxxviii, 22.

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obsédé. « Vous dites vrai, interrompit l'homme de Dieu. Cette pensée vous poursuit parfois jusqu'à l'autel et même pendant la célébration des saints mystères. » A ces mots, je fus saisi d'épouvante, car je n'avais point spécifié ce détail. De ce moment je fis sur mon imagination les plus vigoureux efforts pour m'abstenir, au moins en présence du saint, de toute mauvaise pensée, dans la crainte qu'il ne les lût dans mon âme comme en un livre ouvert1. Quelle bienheureuse mort couronna une telle vie ! Grand nombre d'évêques, de clercs, de nobles laïques rassemblés à Mantoue en furent témoins et l'admirèrent. Il ne fit pas de testament, parce qu'il n'avait rien à y mettre, et ce fut comme un dernier trait de ressemblance avec le grand pape son modèle et son maître, mort dans la pauvreté sur une terre étrangère. Après nous avoir donné à tous sa bénédiction suprême, Anselme nous enjoignit au nom du Seigneur de persévérer dans la foi, la doctrine et les préceptes du très-bienheureux pape Grégoire. « Ainsi, dit-il, vous obtiendrez la rémission de vos fautes.» Ce furent ses dernières paroles, et il rendit à Dieu son âme immortelle le XI des calendes d'avril (21 mars), l'an de l'incarnation du Seigneur 1086. Il avait plusieurs fois durant sa vie témoigné le désir d'être modestement enseveli dans un monastère de Saint-Benoit voisin de Mantoue, et dépendant de l'ordre de Cluny auquel il avait appartenu lui-même. La comtesse Mathilde, l'évêque diocésain Ubald crurent devoir se conformer aux humbles intentions du serviteur de Dieu. Mais au moment où le corps était porté au monastère, le vénérable Bonizo évêque de Sutri qui n'avait pu assister aux derniers moments du saint arriva en toute hâte. « Quoi! s'écria-t-il, vous allez cacher une telle lumière sous le boisseau ! Vivant cet homme de Dieu s'humiliait comme le plus indigne de tous, aujourd'hui c'est à nous de l'exalter par dessus tous, car, nous le savons, il fut saint par excellence. » Ces paroles inspirées par l'Esprit du Seigneur furent accueillies par d'unanimes acclamations. Le cortège changea d'itinéraire et se rendit à la cathédrale de Mantoue. « Pour la sépulture

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1. Vit. S. Anselm. Luc., col. 921.

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d'un tel évêque, disait la foule, nulle basilique n'est trop illustre ! » Et nous, ajoute l'hagiographe, nous suivions éplorés le pieux cortège. Il nous semblait que c'était là le premier miracle opéré depuis sa mort par notre très-bon maître. Nous ne savions pas qu'il allait s'en produire par milliers sur sa tombe. On déposa avec vénération ses précieux restes dans la cathédrale, en présence de plusieurs évêques et cardinaux, au milieu d'une foule immense dont la piété rendait hommage au serviteur de Dieu1, » Trois jours après les miracles commencèrent sur la tombe glorieuse par la guérison instantanée d'un paralytique ; ils se multiplièrent avec un tel éclat, une telle fréquence, une telle soudaineté qu'il fallut établir en permanence une commission qui en dressait sur place les procès-verbaux1. De tous les points de l'Italie, des Gaules et de l'Allemagne, on accourait au sépulcre du thaumaturge. Avec la guérison du corps les infirmes recevaient celle de l'âme. Les schismatiques les plus invétérés abjuraient leurs erreurs et rentraient dans la communion de l'Eglise catholique. Saint Grégoire VII et saint Anselme de Lucques triomphaient visiblement après leur mort des ennemis contre lesquels ils avaient tant lutté durant leur vie.

   7. Il est vraisemblable que si, avant sa bienheureuse mort, Anselme eût été sollicité d'accepter le souverain pontificat, il eût opposé la même résistance que Desiderius. Les saints se ressemblent tous en ce point ; ils fuient les honneurs avec autant d'opiniâtreté que les ambitieux en mettent à les poursuivre. « Cependant, dit Pierre Diacre, la sainte Eglise ne pouvait rester plus longtemps sans pasteur. L'hérésiarque Wibert avec ses fauteurs ravageait le troupeau du Christ et dévorait les brebis rachetées par le sang du divin maître.3  » Bien que chassé de Rome, l'antipape

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1. Vit. S. Anselm. Luc.,loc. cit.

2. Nous avons encore, tracée de la main du pieux hagiographe, la première partie de ce procès-verbal. Malheureusement l'unique manuscrit qui renferme ce précieux document est fruste et la suite n'en a pas été retrouvée.(Ibid., col. 924-940.)

3.Petr. Diac. ChrOiu Cass., col. 803,

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continuait en effet sa lutte contre les catholiques. Le III des calendes de mars (27 février 1086) il tenait à Ravenne, dans l'église de Sainte-Anastasie, un conciliabule où se trouvèrent réunis les cardinaux schismatiques Robert du titre de Saint-Marc, Anastase de Sainte-Anastasie, avec les évêques apostats Roland de Trévise, Milo de Padoue, Hécélin de Vicence, Fulco de Fossombrone, Thébald de Castellana et grand nombre d'autres sectaires, aliisque quam-pluribus1. Les lettres synodiques de ce pseudo-concile étaient adressées à l'univers entier avec cette suscription : « Clément évêque serviteur des serviteurs de Dieu à tous les fils de la sainte Eglise, salut éternel dans le Christ. » Le langage de l'antipape était vraiment celui du loup devenu pasteur. « S'il nous a été donné, disait l'intrus, de voir disparaître du siège apostolique ceux qui avaient envahi comme des voleurs et des larrons le bercail confié par le Christ Notre-Seigneur au très-saint prince des apôtres Pierre, si leur ambition et leur cupidité se sont abîmées dans une complète ruine, ce n'est point à nos faibles mérites qu'il faut l'attribuer, mais à la miséricorde de notre grand Dieu qui fait élection de ce qui n'est pas pour renverser ce qui est1. » Cette hypocrite modestie n'empêchait pas le pseudo-Clément III d'affirmer emphatiquement son droit absolu au gouvernement spirituel du monde chrétien. « C'est à nous, disait-il, qu'appartient la conduite des diverses églises ; nous devons nous préoccuper de chacune d'elles, et en vertu de la charge qui nous a été confiée, il nous faut pourvoir à tous leurs besoins3. » Il se posait en apôtre de la discipline, de la concorde et de la paix. « Est-il une mission plus excellente et plus agréable à Dieu, disait-il encore, que celle de réprimer les scandales, d'apaiser les dissensions, d'assurer la paix du monde, la concorde entre les églises? Voilà ce que le Seigneur aime, telles sont les offrandes qu'il agrée de préférence à tous les sacrifices4

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1."Wihen. Epist. m ; Patr. Lut., tom. CXLVII1, col. 831,

2.Id., ibid. n, col. 823.

1.         Id. ibid m, col. 830. 4.  Id., ibid., col. 831.

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Il affectait de s'étonner de la conduite des souverains qui ne lui avaient point encore fait hommage. Dans une lettre au duc de Bohême Wratislas, il s'exprimait en ces termes : « Nous ne savons pour quelle faute involontaire de notre part, ni pour quelle offense inconnue envers votre dilection, vous avez différé si longtemps l'hommage dû au bienheureux Pierre en vertu des très-religieuses institutions de nos prédécesseurs. Déjà à diverses reprises nous vous avons rappelé ce devoir avec une bonté toute paternelle, mais vous avez négligé de nous répondre par mépris soit pour notre personne, soit pour nos messages1. » Cette fois, « le glorieux prince des Bohémiens, », comme l'appelait l'antipape, ouvrit l'oreille à ses accents de paternelle tendresse. Allié de Henri IV, son auxiliaire dans toutes les campagnes de dévastation, de pillage et d'incendie qui désolaient depuis tant d'années les provinces germaniques, Wratislas avait l'ambition d'échanger sa couronne de duc contre un diadème royal. Il reconnut l'obédience du pseudo-Clément III et fut sacré à Trêves par le fameux apostat Égilbert.

 

   8. En face de ces audacieuses menées du parti schismatique, les fidèles défenseurs de la sainte Eglise ne restèrent point inactifs, «Vers la fête de Pâques (5 avril 1086), dit Pierre Diacre, les évêques et les cardinaux fidèles se réunirent à Rome des diverses provinces de la France et de l'Italie septentrionale. Ils firent sur-le-champ prévenir de leur arrivée le vénérable abbé Desiderius, lui mandant de venir en toute hâte les rejoindre et d'amener les autres cardinaux et évêques, ainsi que le prince de Salerne Gisulf, restés près de lui au Mont-Cassin, afin de procéder tous ensemble à l'élection d'un pontife. Desiderius persuadé qu'on ne songeait plus à lui pour la papauté, et en effet nul ne parlait plus de cette combinaison, fit aussitôt ses préparatifs de voyage, et partit pour Rome avec tous les éminents personnages dont on attendait le retour. Le jour même de leur arrivée, l'avant-veille de la Pentecôte (22 mai), une délibération publique et solennelle commença. Desiderius dont le nom sortait de toutes les bouches renouvela ses

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1.         Wibert. Epist. IV, col. 832,

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précédents refus, et supplia avec instance les membres de l'assemblée de porter leurs suffrages sur quelque personnage qui en fût digne, mais autre que lui. Clergé et peuple opposèrent à sa requête un refus unanime. Le lendemain veille de la solennité, durant toute la journée, évêques, cardinaux, clercs et laïques fidèles se pressèrent autour de Desiderius pour vaincre sa résistance. Enfin vers le soir s'étant réunis dans la diaconie de Sainte-Luce, près du Septisolium, tous, clergé et peuple, renouvelèrent leurs supplications près du vénérable abbé. Prosternés à ses pieds, fondant en larmes, ils le conjuraient au nom du ciel et de la terre de prendre en pitié la sainte Eglise menacée de tant de périls, battue par la tempête et voisine du naufrage. Mais Desiderius avait depuis longtemps résolu de finir sa vie dans l'obscurité du cloître et la contemplation des choses célestes. Il demeura inflexible et répondit d'un ton ferme qu'il ne se consentirait jamais à son élection. A chacun de ses refus on opposait de nouvelles et plus vives instances; la lutte continuait des deux côtés avec la même persévérance. « Tenez, pour certain, s'écria Desiderius, que si vous me faites violence, je reprendrai aussitôt qu'il me sera possible la route du Mont-Cassin ; je m'enfermerai dans ce monastère et n'en sortirai plus. Vous auriez ainsi et pour vous et pour l'Église romaine préparé en pure perte un grand ridicule. » On ne put triompher de cette noble résistance, et comme la nuit était venue, l'assemblée dut se séparer. Le lendemain, fête de la Pentecôte (24 mai 1006) au lever de l'aurore, tous revinrent avec la même unanimité trouver Desiderius et renouveler des supplications auxquelles il persista à opposer le même refus. Désespérant de le persuader, les cardinaux, évêques et prêtres lui demandèrent de désigner celui qu'il jugeait digne du souverain pontificat, promettant de l'élire aussitôt. Desiderius se concerta quelque temps avec le consul romain Cencius (probablement fils de Cencius le Bon dont nous avons raconté précédemment le martyre) : puis il déclara qu'il fallait élire le cardinal Odo, évêque d'Ostie. On lui demanda alors de continuer au futur pape l'appui et le concours qu'il avait si généreusement prêtés à Grégoire VII : il le promit de grand coeur, et du bâton abbatial

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p598 PONTIFICAT DU B. VICTOR III (1086-1087).

 

qu'il tenait à la main, il fit à chacun des cardinaux une sorte d'investiture du Mont-Cassin, mettant ce monastère à la disposition du futur pape et du collège cardinalice tant que la sainte Eglise serait encore persécutée. On procéda ensuite à la délibération préliminaire sur le choix de l'évêque d'Ostie. Un seul d'entre les cardinaux refusa de lui donner son suffrage, déclarant que les lois canoniques s'opposaient à la translation d'un évêque d'un siége à un autre, et que pour sa part il ne consentirait jamais à une pareille infraction des règles de l'Eglise. Vainement on lui fit observer que les nécessités du temps, l'urgence pressante suffisaient à dispenser de l'observation de cette règle, ainsi d'ailleurs qu'on l'avait pratiqué en diverses circonstances; il n'y eut pas moyen de persuader le cardinal opposant. Le conseil de Dieu devait s'accomplir, ajoute le chroniqueur, parce que, suivant la parole de Salomon, «il n'y a ni prudence ni sagesse humaine qui puisse prévaloir sur les décrets de la sagesse divine 1.» Soudain cessant toute discussion, évêques, cardinaux, clergé et peuple, sans se soucier des refus ni des protestations de Desiderius, d'un seul cœur, d'un seul élan, d'une seule voix l'acclamèrent, le portèrent en triomphe, malgré sa résistance, dans l'église de Sainte-Luce, le firent asseoir sur le trône pontifical et lui imposèrent le nom de Victor III. Mais il n'y eut pas moyen de lui faire quitter la chape rouge dont il était revêtu, pour lui faire prendre la chape blanche des papes1. »

 

§ II.  Pontificat du B. Victor III (24 mai 1086 — 16 septembre 1087»).

 

   9. Ainsi dans ce jour anniversaire de la descente du Saint-Esprit au cénacle de Jérusalem, un nouveau souffle du Paraclet, doux à la fois et irrésistible, donnait à Rome un légitime successeur de

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1 Non est consilium contra Deum. (Proyerb. xxi, 30.)

2. Petr. Diac, col. 804.

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p599 CHAP.   VI.   — PONTIFICAT DU  B.   VICTOR III  (1086-1087).      

 

saint Pierre. Seul, l'héritier des princes de Bénévent, le Dauferius de race ducale qui avait jadis employé tant de pieux stratagèmes pour obtenir le droit de renoncer aux honneurs et aux richesses du monde1, le Desiderius dont la sainteté, les grâces incomparables, le charme surnaturel avaient fait les délices de l'Orient et de l'Occident, n'eut que des larmes en ce jour d'allégresse où les Romains l'acclamaient sous le nom de Victor III. «Nom symbolique! dit Paul de Bernried, car il était véritablement un présage de victoire pour la sainte Eglise de Dieu. Grégoire VII l'avait prévu dans son inspiration prophétique, et bien que le nouveau pape ne dût occuper que quelques mois le trône de saint Pierre, ce court espace de temps suffit au Seigneur pour donner à son Église sainte la joie du plus glorieux triomphe2. » La victoire à laquelle Paul de Bernried fait allusion est ainsi racontée par le chroniqueur Bernold : « En ce temps les fidèles de saint Pierre en Souabe, en Bavière et en Saxe, princes, seigneurs et chevaliers, convoquèrent toute la Germanie à une diète nationale qui devait se tenir à Wurtzbourg en la fête des apôtres (29 juin 1086). Le tyran Henri IV à la tête d'une horde de schismatiques voulut s'y opposer, mais les Souabes le mirent en pleine déroute. Il revint bientôt avec une véritable armée, forte de vingt mille hommes, tant cavaliers que fantassins, pour s'emparer de Wurtzbourg. A cette nouvelle, les fidèles de saint Pierre s'avancèrent à sa rencontre l'espace de deux milles, mettant leur confiance moins dans leur nombre que dans la miséricorde de Dieu et la puissance du prince des apôtres, moins dans leurs armes que dans la vertu de la sainte croix. En effet ils avaient dressé sur un char une croix gigantesque ornée d'un étendard de pourpre, et la firent marcher à leur tête jusqu'au lieu du combat. Le duc Welf de Bavière la suivait avec ses escadrons de chevaliers ; la légion de Magdebourg venait ensuite ; elle avait laissé ses chevaux pour mieux combattre corps à corps. Au moment d'engager l'action tous, cavaliers et fantassins, prosternés le

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1.Cf. Tora. XXI de cette Histoire, p. 277 et suiv.

2.Paul. Bernried. VU. Greg. VII, n» 101, Pair. Lat, tom, CXLVIII,C0l, 04,

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p600 PONTIFICAT DU B.   VICTOR IU ^lOSO-1087).

 

font dans la poussière unirent leurs voix à celle du révérendissime Hartwig archevêque de Magdebourg, lequel avec grande effusion de larmes récita les oraisons accoutumées. Cette prière accompagnée de gémissements et de sanglots pénétra le ciel, ajoute le chroniqueur (11 août 1086). S'élançant alors au nom du Seigneur, les soldats de saint Pierre firent une énorme trouée dans les rangs ennemis. En quelques heures neuf monceaux de cadavres restèrent entassés sur le champ de bataille aux divers points où la résistance avait été plus opiniâtre, pendant que toutes les campagnes et les forêts voisines se couvraient de fuyards poursuivis l'épée dans les reins par les vainqueurs. Henri avait été le premier à tourner le dos. Dès le premier choc, il avait prévu sa défaite. Dépouillant alors les insignes de la royauté, il jeta sur ses épaules une casaque de soldat, et s'enfuit de toute la vitesse de son cheval, abandonnant tous ses étendards, tous ses guerriers, pour ne s'arrêter que sur la rive droite du Rhin. Les nôtres le poursuivirent vainement, il leur fallut renoncer à l'atteindre et se contenter du riche butin qu'il leur abandonnait. Toutes les cassettes du trésor royal étaient entre leurs mains, couronne, sceptre manteaux de pourpre, vaisselle d'argent et d'or. Les chapelles des évêques schismatiques avec les vases précieux, les ornements, les étoffes, les broderies, les dentelles, gisaient pêle-mêle sur le champ de bataille, au milieu de cadavres sans nombre. Combien de milliers de schismatiques perdirent la vie en cette rencontre, nous n'avons jamais pu le savoir au juste, mais du côté des fidèles de saint Pierre il n'y eut que trente morts, en comprenant ceux qui expirèrent dans la mêlée, et ceux qui survivant à leurs blessures et transportés par nos soins en diverses infirmeries ne succombèrent que plus tard à des plaies incurables. Un tel succès ne saurait être attribué uniquement à la bravoure humaine. La main de Dieu peut seule accomplir de semblables prodiges. L'armée de saint Pierre comptait à peine dix mille soldats, Henri en avait plus du double. Les nôtres ne s'y méprirent donc point et ce fut au Tout-Puissant que le soir du combat, sur le champ de bataille abandonné à leur valeur, ils rendirent grâces au Dieu

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p601 CHAP.   VI.   — PONTIFICAT  DU B.   VICTOR III  (108(5-1087).    

 

des armées. Moi-même qui trace ce récit, ajoute le chroniqueur, j'assistais à cette bataille mémorable ; j'ai vu de mes yeux cette merveille ; j'ai parcouru la plaine couverte de morts et de blessés pour porter à tous le secours de mon ministère, et je ne puis que reporter au seigneur Dieu tout-puissant l'honneur et la gloire de cette mémorable journée1

 

Darras tome 22 p. 601

 

10. « Redevables à la miséricorde divine de cette insigne victoire, continue Bernold, les nôtres après une nuit passée sur le champ de bataille retournèrent à Wurtzbourg, dont les portes jusque-là fermées par les partisans de Henri leur furent ouvertes sans effusion de sang. Les citoyens, clercs et laïques, enfin délivrés du joug du tyran, vinrent à la rencontre de leur vénérable évêque si longtemps exilé et l'accueillirent ainsi que l'armée victorieuse au chant du Te Deum. La main de Dieu continuait à opérer des merveilles de conversion et de salut. Le comte de Luxembourg Conrad, frère du roi Hermann et jusque-là engagé dans le parti henricien, se réconcilia avec son frère, rentra dans la communion de l'Eglise catholique et pour expier ses fautes passées entreprit le pèlerinage de Jérusalem. En même temps, le bienheureux Anselme évêque de Lucques qui venait d'émigrer vers le Seigneur, après une vie pleine de prodiges et de saintes œuvres dépensée tout entière au service de l'Eglise et à la défense du grand pape Grégoire VII, devenait après sa mort un thaumaturge tel que les siècles précédents n'en virent jamais. Les innombrables miracles opérés par son intercession attiraient sur sa tombe, à Mantoue, des multitudes sans cesse renouvelées. Mort, le saint apologiste faisait mille fois plus de conversions que de son vivant. Chaque jour la faction schismatique du tyran excommunié et de l'antipape Clément III voyait ses rangs s'éclaircir, tandis que les multitudes affluaient sous les étendards de saint Pierre et rentraient dans la communion de l'Église. Exaspéré de sa récente défaite et des revers qui l'avaient suivie, Henri voulut reprendre

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1. Bernold. Chronic, Pair, Lat., tom. CXLVIII, col. 1393.

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p602 PONTIFICAT  DU  B.   VICTOR  m  (1086-10S7).

 

l'offensive. A l'approche des fêtes de Noël (25 décembre 1086), il
rentra en Bavière et vint mettre le siège devant une des forteresses de cette province, déclarant que, dût-il la raser jusqu'aux
fondements et en massacrer tous les défenseurs, il voulait y célébrer la solennité prochaine. Mais les ducs Welf de Bavière et
Berthold de Carinthie accoururent à la tête de tous les guerriers
bavarois et souabes. Leur marche fut si rapide et leur arrivée si
soudaine que le tyran se trouva en un clin d'œil cerné de toutes
parts. Dans l'impossibilité de fuir et n'osant engager le combat,
il eut recours aux négociations. Les ducs lui firent jurer, sous la
foi du serment, qu'il ne s'opposerait plus à la réunion d'une diète
nationale, où l'on terminerait enfin les longues discordes du
royaume. Tous les princes de la suite du tyran durent comme lui
engager par serment leur honneur et leur foi. On convint que la
diète projetée aurait lieu à Oppenheim durant la troisième semaine du carême prochain (28 février— 6 mars 10S7). À ces conditions le tyran obtint la faculté de se retirer avec ses troupes.
Il partit la veille même de Noël et alla célébrer cette fête où il
voulut2. »


 

Darras tome 22 p. 614

 

17. Victor III ne tarda point lui-même à quitter cette Rome infidèle : il prit congé de la comtesse Mathilde et revint dans le courant du mois de juillet au Mont-Cassin. Henri IV dont le nom avait été si perfidement exploité par Wibert ne songeait point alors à une expédition en Italie. La terreur qu'il inspirait aux Romains s'était, changée pour l'Allemagne en un sentiment de mépris. « Les princes du royaume teutonique, dit. Bernold, se réunirent, le

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p615 CHAP. VI. •—«.PONTIFICAT DU B. VICTOR m (108G-10S7J.   

 

Ier août 1087, dans une diète générale aux portes de Spire. Henri et ses fauteurs y assistèrent. Le roi excommunié fut sommé de se faire relever de l'anathème qu'il avait encouru; sous cette condition les princes lui promettaient leur appui pour lui faire recouvrer ses états. Mais persistant dans son obstination accoutumée, il soutint qu'aucune excommunioation ne pesait sur lui. On fit alors lecture des lettres du seigneur pape Victor qui annonçait son exaltation sur le siège apostolique et renouvelait en la confirmant la sentence portée contre Henri et ses fauteurs par le pape Grégoire VII de pieuse mémoire. Les ambassadeurs du roi de Hongrie Ladislas,présents à la diète, déclarèrent que leur maître persévérerait jusqu'à la mort dans sa fidélité à saint Pierre et qu'il était prêt à venir à la tête de vingt mille cavaliers combattra les schismatiques. Malgré ces imposantes manifestations, Henri persévéra dans son refus ; et les fidèles saxons jurèrent de n'avoir plus nul rapport avec lui. Dans sa fureur, le tyran les menaça d'aller leur rendre visite à la tête d'une bonne armée dans l'octave de la prochaine fête de saint Michel (29 septembre). «Nous vous épargnerons la peine du voyage, répondirent les nôtres, et le jour même de la fête nous serons en face de vous. » La diète se sépara sur ce défi mutuel. Henri, malgré l'infériorité de ses forces, voulut à l'époque fixée entreprendre une expédition contre la Saxe. Mais le roi Hermann le força à s'enfuir honteusement. Il le poursuivit et fut sur le point de l'atteindre. C'en était fait à jamais du tyran de la Germanie, « ce Néron, ce Dèce de notre âge, dit un chroniqueur, sans la trahison. du comte de Misnie Egbert auquel le fugitit dut son salut1. »

N. B. La suite des évènements se trouve à la rubrique Henri IV, de la section Césarisme.

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