Darras tome 11 p. 22
§ II. Théodose à Constantinople.
12.Pendant que saint Augustin luttait en Afrique contre les vestiges de paganisme qui survivaient aux institutions idolâtriques elles-mêmes, Théodose, de retour à Constantinople, promulguait l'édit qui mettait fin à l'existence légale du polythéisme. L'entrée des temples, l'immolation des victimes, l'adoration des idoles, étaient proscrites. « Que nul homme, à quelque ordre ou classe qu'il appartienne, disait Théodose, de quelque dignité, charge ou honneur qu'il soit revêtu, n'offre de sacrifices aux simulacres inanimés, dans un édifice public, ne brûle d'encens, ou ne tresse des guirlandes aux lares ou pénates, dans sa maison. Celui qui oserait immoler des victimes et consulter leurs entrailles palpitantes sera poursuivi comme coupable de lèse-majesté, et passible des peines qu'un tel crime encourt, quand même, dans sa consultation païenne, il n'aurait cherché rien qui fût contraire ou même relatif au salut du prince. Il suffira pour que l'accusation suive son cours qu'on ait tenté de violer la loi, en voulant pénétrer ce qu'il est défendu de savoir, révéler ce qui doit demeurer dans le secret, s'enquérir de la destinée du prochain et faire concevoir l’espérance de sa mort. Que si quelque adepte du paganisme, craignant soit le ridicule, soit le péril de ce culte publiquement exercé, se crée pour son usage quelque idole particulière, qu'il sache que ce genre d'adoration privée est également interdit. Tout local où il sera avéré qu'on a pratiqué, soit ostensiblement, soit en secret, les rites superstitieux des gentils, sera réuni à notre domaine impérial. Si cependant la maison, bois ou champ, théâtre de ces pratiques criminelles, n'appartenait point au coupable, et que le propriétaire n'eût pas trempé dans le sacrilège commis sur son praedium, la confiscation n'aurait pas lieu. Le coupable et ses complices seraient individuellement condamnés chacun à une amende de vingt-cinq livres d'or (392). » Chose remarquable et que tous les historiens ont unanimement signalée, l'occasion d'appliquer les pénalités
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édictées par cette loi ne se présenta pas une seule fois en Orient. Tant le paganisme avait perdu son influence et son prestige ! L'opinion publique avait les sacrifices en horreur. Nul, même les plus fougueux idolâtres, ne se sentait le courage d'affronter le ridicule de ces boucheries religieuses telles que Julien l'Apostat les avait pratiquées. La loi Théodosienne fut au contraire acceptée avec faveur et ponctuellement exécutée.
13. Les hérétiques, si longtemps oppresseurs, n'osaient non plus relever la tête. L'Orient tout entier marchait franchement dans les voies du catholicisme. Comme si la Providence eût réservé aux dernières années du règne de Théodose les bienfaits de la paix et de l'unité religieuse, on vit tout à coup, et de la façon la plus inattendue, cesser la division de l'église d'Antioche. Paulin venait de mourir; mais, au mépris des promesses qu'il avait tant de fois renouvelées, il s'était désigné lui-même, sur son lit de mort, un successeur dans la personne du prêtre Evagrius, lequel fut immédiatement sacré par la faction paulinienne. Ce fut pour Théodose et pour tout l'univers catholique un nouveau sujet de chagrin. On pouvait craindre que cette élection ne prolongeât indéfininaent le schisme. Théodose aimait et respectait Flavien, dont l'intercession lui avait épargné à Antioche un massacre pareil à celui de Thessalonique. L'empereur eût donc souhaité que ce vénérable évêque pût réunir sous sa direction tous les fidèles d'Antioche. D'un autre côté, Rome et l'Occident n'avaient consenti à suspendre leur sentence définitive, à propos du double épiscopat simultané de cette ville, qu'à la condition de voir cesser la division à la mort de l'un ou de l'autre des deux titulaires. L'élection d'Evagrius remettait tout en question. Il se passait alors pour le siège particulier d'Antioche ce que nous verrons arriver pour le saint siège lui-même, à l'époque du grand schisme d'Occident. Les deux partis montraient une obstination égale et une horreur commune l'un pour l'autre. Théodose supplia d'abord Flavien de se rendre Rome et de solliciter un jugement définitif du pape saint Siricius. Le grand âge de Flavien ne lui permettait guère d'entreprendre un si lointain voyage. Saint Ambroise proposa alors de
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traiter la question dans un concile d'Occidentaux, lequel se réunit à Capoue. En l'absence des deux concurrents, on examina de nouveau en détail cette affaire si délicate. Après une délibération longue et approfondie, les pères n'osèrent se prononcer sur le fond même du débat. Ils comprenaient qu'à une telle distance, ils n'avaient pas sous la main tous les éléments nécessaires pour éclairer leur conscience et donner à leur jugement une base inattaquable. Ils prirent donc le parti de renvoyer la décision au patriarche d'Alexandrie, Théophile, que sa juridiction prééminente en Orient désignait tout naturellement pour un pareil choix. L'empereur se chargea de notifier cette proposition à Flavien. Il s'agissait, pour ce dernier, non plus d'aller à Rome, mais à Alexandrie. Le saint vieillard se souciait encore moins de ce second voyage que du premier. « Empereur, dit-il, prenez tout de suite mon évêché et donnez-le à qui il vous plaira. Mais je ne soumettrai au jugement de Théophile ni mon honneur, ni ma foi ! » L'embarras croissait donc et les difficultés, loin de s'aplanir, devenaient plus inextricables. lorsqu'Evagrius vint tout à coup à mourir, sans avoir eu le temps de se désigner un successeur. Cette solution inattendue mit fin à un schisme local qui durait depuis cinquante ans. Théodose prit des mesures pour empêcher les dissidents de procéder à une nouvelle élection. La majorité, à Antioche même, était tellement considérable en faveur de Flavien, que les partisans d'Evagrius n'osèrent pas hasarder une résistance ouverte. Quelques-uns d'entre eux continuèrent cependant à former une sorte de petite église sans chef et sans évêque, mais unie par l'obstination commune de ses membres. On ne s'en occupa plus, et quelques années après, saint Chrysostome eut la joie de ramener les derniers restes de cette fraction impuissante sous la houlette du pasteur légitime.
14. « Ainsi, dit Sozomène, l'Église catholique triomphait à la fois du schisme, de l'hérésie et du paganisme. Elle dilatait son sein pour recevoir non-seulement ceux de ses fils égarés qui revenaient à elle, mais la multitude des idolâtres eux-mêmes que l'exemple de l'empereur entraînait. Un incident qui se produisit alors en Egypte fut surtout remarqué. Le débordement du Nil
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n'avait pas eu lieu à l'époque fixée. Les adorateurs de Sérapis répandaient le bruit que les dieux se vengeaient ainsi de l'abandon de leur culte. Le peuple égyptien, si mobile et si léger, commençait à entrer en effervescence. Le préfet, craignant une émeute, se hâta d'en référer à Théodose. « N'est-ce que cela? répondit l'empereur. Si le Nil a besoin pour inonder ses rivages des simagrées du bœuf Apis, nous le verrons bien! » Quelques jours après, la crue du fleuve commençait. Elle fut si abondante, que le fameux nilomètre fut bientôt recouvert par les eaux, et l'inondation progressait toujours. Les Alexandrins passèrent d'un extrême à l'autre, ils avaient craint de mourir de soif, ils craignaient maintenant de périr noyés. Rien de tout cela n’eut lieu ; seulement la fertilité de cette année dépassa tout ce qu'on avait vu. On rit alors de bon cœur du dieu Nil. On disait qu'il avait l'infirmité des vieillards, et qu'il radotait comme eux. Les théâtres retentissaient de plaisanteries sur sa prétendue divinité. Les païens eux-mêmes reconnaissaient la puérilité des superstitions idolâtriques et embrassaient en foule la religion de Jésus-Christ1. »
15. « Vers cette époque, continue l'historien, le chef de saint Jean-Baptiste fut solennellement transféré à Constantinople par l’empereur Théodose. Cette précieuse relique avait été, vingt ans auparavant, apportée en Cilicie par quelques moines de la secte des Macédoniens, qui, dans un voyage à Jérusalem, avaient réussi à se l'approprier. L'eunuque Mardonius en avait informé Valens, et celui-ci avait donné l'ordre de déposer la tête du Précurseur dans la basilique constantinienne des Saints-Apôtres. On avait envoyé un des chars impériaux pour la transporter. Mais, quand on fut arrivé à quelque distance de Chalcédoine, les mules s'arrêtèrent d'elles-mêmes et il devint impossible de les faire avancer. Valens se rendit en personne sur le lieu. On renouvela en sa présence toutes les tentatives, sans plus de succès. Le fait parut extraordinaire. On y vit une indication de la volonté divine. La sainte relique fut déposée dans le sanctuaire du village voisin, nommé Cosilaüs. Elle y
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1 Suzomen., Iliit. Ecoles., lib. VII, cap. xj ; Pairol. grœc, tom. LXVli, ce. ma
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resta jusqu'au règne de Théodose. Ce prince, soit par une inspiration de Dieu, soit par l'avis de quelque saint évêque, résolut de l'amener à Constantinople. Il fit construire, pour la recevoir, la vaste etsomptueuse basilique de l'Hebdomon, dans un faubourg de la cité. Quand l'édifice fut prêt, il se rendit à Cosilaüs, afin de procéder à la translation du chef sacré. Une vierge, du nom de Matrona, et le prêtre Vincentius, tous deux de la secte macédonienne, s'étaient constitués les gardiens de la relique. Matrona seule osa cependant opposer quelque résistance aux désirs de l'empereur. Elle déclara qu'elle ne permettrait point de toucher au pieux trésor. Théodose ne voulut point recourir à la force; il priait cette vierge de le laisser faire. Elle y consentit enfin, persuadée que la tentative serait vaine et que le prodige du temps de Valens se renouvellerait. Mais l'empereur, s'étant approché de la châsse, étendit sur elle le pan de son manteau de pourpre, et la prenant respectueusement dans ses bras, l'emporta sans aucune difficulté. Il remonta dans son char et, au milieu d'une pompe solennelle, vint déposer sa pieuse conquête dans la basilique préparée pour la recevoir. Matrona était stupéfaite. Elle ne se convertit cependant pas. Vainement Théodose lui offrit de reprendre, à l'Hebdomon, son rôle de gardienne de la sainte relique. Comme il eût fallu pour cela entrer en communion avec les évêques orthodoxes, elle s'y refusa obstinément. Le prêtre Vincentius ne l'imita point. C'était lui qui avait partagé avec elle la garde du saint dépôt, à Cosilaüs. Il célébrait chaque jour les saints mystères dans cet oratoire, visité par de nombreux pèlerins. Son attachement à la secte Macédonienne était de longue date. On dit même qu'il s'était engagé par serment à ne jamais l'abandonner. «A moins que le Précurseur lui-même, le glorieux Jean-Baptiste, ne se détermine un jour à suivre Théodose, avait-il dit. jamais je ne déserterai la foi de Macédonius pour celle de l'empereur! »— La facilité avec laquelle Théodose avait pu emporter la relique le détermina lui-même à abjurer ses erreurs. Il embrassa la foi catholique et vint à l'Hebdomon, où il continua jusqu'à la fin de sa vie la pieuse mission à laquelle il s'était consacré. Quant à Muirona, elle demeura à Cosilaüs, près du lieu vide où la
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sainte relique avait reposé. Sauf son attachement à l'hérésie, elle donnait l'exemple de toutes les vertus. Dieu se servit d'elle pour l'édification de quelques âmes sincèrement catholiques. J'ai connu de saintes religieuses qui m'ont avoué qu'elles devaient leur vocation à Matrona 1. »
16. Ainsi parle Sozomène; son récit est précieux pour l'hagiographie. Il nous fournit un éclatant témoignage du culte rendu par l'Eglise primitive aux reliques des saints, il nous donne en même temps un exemple de la piété sincère et de la foi éclairée de Théodose. Ce grand prince voyait tout prospérer autour de lui. Sa jeune femme, la nouvelle impératrice Galla se montrait digne de partager son trône et sa gloire : elle avait pris à tâche de faire revivre les souvenirs de Flaccilla, si chérie du peuple de Constantinople. Rien de l'éducation vicieuse de Justina n'était resté dans son âme. Peut-être même, et cela se voit souvent, les défauts et les emportements dont elle avait souffert de la part de cette mère arienne, l'avaient-ils prédisposée à suivre elle-même une conduite toute différente? Autant Justina était altière, autant Galla était bienveillante et modeste; autant la première avait détesté le catholicisme, autant la seconde était dévouée à la foi du pape et de saint Ambroise. Les deux jeunes princes Areadius et Honorius, ses beaux-fils, reportèrent sur elle une partie de la tendresse qu'ils avaient eue pour Flaccilla, leur mère. Théodose jouissait de cette félicité domestique et en rendait à Dieu de continuelles actions de grâces. Une nouvelle faveur semblait lui être promise. Galla devait le rendre père. Toute la ville de Constantinople, tout l'empire d'Orient partageait le bonheur du couple impérial.
17. La joie publique fut interrompue d'abord par une nouvelle qui jeta la tristesse dans tous les esprits. « L'incomparable orateur de Nazianze, dit M. de Broglie, le champion intrépide de la Trinité, le doux et triste archevêque de Constantinople venait de disparaître. Il n'était plus là pour applaudir au triomphe de la foi dont il n'avait connu que les épreuves. Ce soleil s'était couché dans les nuages, et l'éclat inattendu du matin ne le réveillait plus,
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1 Sozomen., loc. cit., cap. xxi.
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Grégoire venait de finir ses jours dans la terre d'Arianze, voisine de sa ville natale, petit domaine qui appartenait à sa famille, où il avait un jardin, une fontaine versant la fraîcheur avec ses eaux, et quelques arbres qui lui prêtaient leur ombre. Les dernières lignes que sa main défaillante avait tracées, étaient celles-ci : « Pleure, misrable pécheur, c'est là ton seul allégement. Il faut quitter les festins et les gracieuses compagnies de la jeunesse, la gloire de l'éloquence, l'orgueil du rang, les demeures au faîte élevé, les plaisirs, les richesses, la lumière du jour et les astres brillants, couronne de la terre; il faut tout quitter ! La tête enveloppée de bandelettes, cadavre glacé, je serai là, étendu sur un lit, donnant à la douleur la consolation de pleurer, emportant quelques éloges et quelques regrets qui ne dureront pas longtemps, et ensuite une pierre funèbre, puis la lente destruction du ver sépulcral! Mais ce n'est pas là ce dont s'inquiète mon âme : je ne tremble que devant la justice de Dieu. Où fuir, malheureux, où fuir ma propre perversité? Me cacherai-je dans les abîmes de la terre, ou dans la profondeur des nuages? Que n'est-il quelque part, pour m'y réfugier, un lieu impénétrable au vice, comme il en est, dit-on, à l'abri des bêtes féroces? Un voyageur qui prend la route de terre, évite les tempêtes de l'Océan; le bouclier repousse la lance; le toit d'une maison défend contre les frimats; mais le vice nous environne : il est partout avec nous, hôte inévitable. Elie est monté au ciel sur un char de feu, Moïse a survécu aux ordres d'un tyran meurtrier, Daniel a échappé aux lions, les jeunes Hébreux à la fournaise; mais comment échapper au vice? Sauve-moi dans tes bras, ô Christ, ô mon Roi1 ! » C'est dans ces tristesses, dont fut assiégé même son lit de mort, que finit, en 391, à la veille du triomphe complet de la Trinité, le dernier des champions qui avaient lutté pour elle, à côté d'Athanase 2. »
18. On ne connaîtrait qu'imparfaitement le génie immortel de saint Grégoire de Nazianze, si l'on se bornait à l'étudier dans ses
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1 S. Greg. Naz., Carmen lugubre pro anima sua ; Pair, grœc, tom. XXXVII, col. 139'*. Traduct. de M. Villemain. — J AI. de Broglie, l'Égl. et t'Emp. rom., lom. VI, pag. 350.
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œuvres doctrinales et dans les controverses théologiques dont nous avons précédemment entretenu le lecteur. « On l'a appelé le théologien de l'Orient, dit M. Villemain : il faudrait l'appeler surtout le poète du christianisme oriental. La plupart de ses poésies sont des méditations religieuses, qui, malgré la différence des genres et des temps, ont plus d'une affinité avec les rêveries de l'imagination poétique de nos jours. Il en est une entr'autres dont le charme austère nous semble avoir devancé les plus belles inspirations de notre âge mélancolique, tout en gardant l'empreinte d'une foi encore nouvelle et candide dans son trouble même1. » — «Hier, dit Grégoire, tourmenté de mes chagrins, j'étais assis sous l'ombrage d'un bois épais, seul et dévorant mon cœur; car dans les maux, j'aime cette consolation de s'entretenir en silence avec son âme. Les brises de l'air, mêlées à la voix des oiseaux, versaient un doux sommeil, du haut de la cîme des arbres, où ils chantaient, réjouis par la lumière. Les cigales, cachées sous l'herbe, faisaient résonner tout le bois; une eau limpide baignait mes pieds, s'écoulant doucement à travers le bois rafraîchi ; mais, moi, je restais occupé de ma douleur, et je n'avais nul souci de ces choses; car lorsque l'âme est accablée par le chagrin, elle ne veut pas se rendre au plaisir. Dans le tourbillon de mon cœur agité, je laissais échapper ces mots qui se combattent : Qu'ai-je été? Que suis-je? Que deviendrai-je? Je l'ignore. Un plus sage que moi ne le sait pas mieux. Enveloppé de nuages, j'erre ça et là, n'ayant rien, pas même le rêve de ce que je désire; car nous sommes déchus et égarés, tant que le nuage des sens reste appesanti sur nous; et tel paraît plus sage que moi, qui est le plus trompé par le mensonge de son cœur. Je suis; dites quelle chose? car ce que j'étais a disparu de moi, et maintenant je suis autre chose. Que serai-je demain, si je suis encore? Rien de durable. Je passe et meprécipite, tel que le cours d'un fleuve. Dis-moi ce que je te parait être le plus; et, t'arrêtant ici, regarde, avant que j'échappe. On ne repasse pas les mêmes flots qu'on a passés; on ne revoit pas le même
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1. Villemain, Tableau de l'Eloq. chrétienne au iv» siècle, pag. 143-146.
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homme qu'on a vu. J'ai existé dans mon père; ensuite ma mère m'a reçu et je fus formé de l'un et de l'autre. Puis je devins une chair inerte, sans âme, sans pensée, enseveli dans ma mère. Ainsi, placés entre deux tombeaux, nous vivons pour mourir. Ma vie se compose de la perte de mes années. Déjà la vieillesse me couvre de cheveux blancs. Mais si une éternité doit nous recevoir, comme on nous l'apprend, répondez : Ne vous semble-t-il pas que cette vie est la mort, et que la mort est la vie? — Mon âme, quelle es-tu? D'où viens-tu? Qui t'a chargée de porter un cadavre? Quel pouvoir t'a liée des chaînes de cette vie? Comment es-tu mêlée, souffle à la matière, esprit à la chair? Si tu es née à la vie, en même temps que le corps, quelle funeste union pour moi? Je suis l'image d'un Dieu, et je suis fils d'un honteux plaisir! La corruption m'a enfanté! Homme aujourd'hui, bientôt je ne suis plus homme, mais poussière; voilà les dernières espérances! Mais si tu es quelque chose de céleste, ô mon âme, apprends-le moi ; si tu es comme tu le penses, un souffle de Dieu, rejette la souillure du vice et je te croirai divine 1.» — Nous avons dit qu'à la suite du décret barbare de Julien qui fermait aux disciples de Jésus-Christ la carrière des lettres humaines et toutes les écoles de littérature, Grégoire de Nazianze, Basile lui-même et les deux Apollinaires s'étaient concertés pour doter le christianisme d'une série de poëmes où les beautés classiques de l'antiquité païenne se revêtaient d'un charme nouveau, en se transformant au souffle évangélique. Nous protestons énergiquement contre la fameuse et très-injuste maxime :
De la foi d'un chrétien les mystères terribles D'ornements égayés ne sont point susceptibles; L'Évangile à l'esprit n'offre de tous côtés
Que pénitence à faire et tourments mérités 2.
Quand Boileau parlait de la sorte, il ne se doutait pas qu'il formulait une erreur aussi contraire au véritable art poétique que manifestement janséniste, au point de vue de la théologie. Il ne se
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1. S. Greg. Naz.j De humana natura; ralr. grœc, tom. XXXVH. c°l« 76S. —2. Boileau, Art poétique, chant 111*.
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doutait pas non plus que les Pères de l'Église avaient précisément déployé tout leur génie pour démontrer par des faits, non-seulement la possibilité, mais la haute convenance de ce qu'il proscrivait impitoyablement. Le Christus patiens de saint Grégoire de Nazianze, drame de deux mille six cents vers, calqué sur le modèle des tragédies classiques d'Euripide, de Sophocle et d'Eschyle dont il reproduit les plus beaux passages, est une œuvre vraiment magistrale, où l'on trouve, de l'aveu des juges les plus compétents, les grands traits du pathétique. « On y admirera surtout, dit M. Villemain, une création touchante et hardie à côté de l'Évangile, le moment où, au pied de la croix, la mère des douleurs obtient de son fils mourant le pardon de l'apôtre Pierre. » Voici le texte de saint Grégoire, auquel l'éminent critique fait allusion1 : —« Le chœur. — J'entends des gémissements et des sanglots. Je distingue une voix; des paroles entrecoupées arrivent à mon oreille. C'est quelqu'un qui s'accuse d'un grand crime et qui invoque la miséricorde de Dieu. Il supplie, il se frappe la poitrine. Je le reconnais, c'est l'illustre Pierre. Il se tient à l'écart; son visage est baigné de larmes, il se prosterne, anéanti dans la douleur. — La mère de Dieu. — Pourquoi pleures-tu, Pierre? Ta faute fut grande, mais il est temps encore d'en obtenir le pardon. 0 mon Fils, mon bien aimé, Verbe de Dieu, laissez tomber de vos lèvres une sentence de miséricorde ! L'erreur est le propre de l'humanité. C'est la crainte des hommes qui a fait tomber Pierre. — Le Christ. — Vierge ma mère, vous le demandez, je pardonne la faute de Pierre. J'ai toujours ratifié les vœux de votre tendresse et de votre indulgente bonté. Vos larmes obtiennent de moi toutes les grâces et suffisent, à rompre les liens de tous les pécheurs. Ne craignez pas de refus, quand il s'agit de sauver les hommes, même ceux qui m'ont cloué à ce bois infâme ! — La mère de Dieu. — Très-doux Fils, telle est donc votre infinie miséricorde ! En mourant par la main des hommes, vous ne cessez pas de les aimer; ils viennent de vous clouer à cette croix, et vous n'avez pour eux que des paroles de
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1 S. Gre°. N'az., Christus patiens, vers. S0S-S32; Pair,
greee, tom 5XXYIII,
cui. i<l%
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tendresse ! » — Après la déposition de la croix et l'ensevelissement, par Nicodème et Joseph d'Arimathie, la Vierge, debout, devant la grotte sépulcrale, déroule, dans une magnifique prosopopée, les mystères du présent et de l'avenir. « Laissez-moi, dit-elle, adresser encore une parole à ce tombeau glorieux. Très-doux Fils, tu pénètres en ce moment dans les sanctuaires de la mort, tu franchis les portes ténébreuses. La splendeur de ta lumière éclata sur les ancêtres du genre humain. Adam, le père des mortels, secoue à ta voix le linceul de la mort. Tu vas conquérir les endormis du sépulcre ; libre, tu vas leur porter la liberté. C'est que ta mort a vaincu la mort. De ce sépulcre où ton corps repose, tu sortiras bientôt, rayonnant de gloire, pour prendre place à côté du Père, roi immortel, Dieu éternel, associant l'humaine nature aux triomphes de la divinité. Cependant ta main distribuera ici-bas les couronnes et changera le sort des empires. Que Jérusalem le sache, l'ingrate cité! Elle a crucifié le Dieu méconnu; plus tard, la divinité vengeresse promènera sur tous les points du monde la race errante d'Israël. Je vois les flammes inextinguibles lécher les murs des palais; je vois la torche des Romains incendier les parvis et le temple. 0 sanctuaire de Dieu, cité longtemps chérie, remparts et tours de David, patrie des antiques prophètes, comment es-tu changée en un monceau de cadavres sanglants et de ruines fumantes! Quelles lamentations égaleront alors tes douleurs 1 ! » — Au matin de la résurrection, c'est à Marie la première que le Christ glorieux apparaît, il ne lui dit que cette simple parole, la même que l’ange Gabriel avait fait entendre à la vierge de Nazareth : Ave! « 0 le meilleur des Fils! répond Marie, ô mon …., mon Roi immortel, roi de tous les rois, Dieu suprême ! Enfin tu as vaincu par ta mort triomphante ! Laisse-moi, prosternée, baiser tes pieds divins5! O splendeur ineffable de mon radieux soleil, qu'elle est douce à mes yeux cette brillante aurore ! 0 éclat triomphant ! ô joie de l'univers ! ô allégresse, ô volupté pure ! ô exulta-
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1. S. Greg. Naz., Chriiut patiens, vers. 1503-159S passim. — 2. Id., ibid., Ter».
«091.
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tation et saints transports 1! »