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92. Les textes connus des Actes latins de saint Denys appartiennent à deux rédactions différentes : 1° Ceux qui reproduisent les Actes cités comme authentiques par les Bollandistes, et qui sont désignés dans le monde savant sous le nom de Fortunat. Ces Actes ne parlent point explicitement de l'aréopagitisme. 2° Ceux qui reproduisent un texte, regardé comme apocryphe par les Bollandistes, et qu'ils ont publié d'après cinq manuscrits différents du monastère de Fulde. Ces Actes affirment l'aréopagitisme. — A ces deux catégories différentes des Actes publiés jusqu'à ce jour, on peut rattacher tous les textes restés manuscrits dans les diverses bibliothèques. Celle de Paris (Biblioth. imp.) renferme à elle seule quatorze Passio sancti Dionysii, que nous avons soigneusement colla- tionnées l. Or tous les Actes publiés ou inédits, quelque diverse
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1. Voici la liste exacte de ces manuscrits, dressée par nous sur le catalogue in-fol. des manuscrits latins de la Bibliothèque impériale:
1° N° 5301. Olim S. Martialis Lemovicensis. X° Saeculo. Passio S. Dionysii, no 39. F.
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que soit leur rédaction, car les formules n'en sont pas toutes les mêmes, disent unanimement que saint Denys fut envoyé dans les Gaules par le pape saint Clément. De bonne foi, cette unanimité n'est-elle pas une preuve convaincante ? Quelle est la vérité tra-ditionnelle qu'il serait permis de regarder comme acquise à l'histoire, s'il était possible de répudier, comme une fraude de couvent, un ensemble de monuments qui embrassent l'Orient et l'Occident tout entiers, et qui remontent sans interruption la chaîne des siècles, sans y trouver une discordance? Il faut du courage pour s'en tenir ici au fameux : Monachi fabulati sunt! Eh quoi ! il serait admis qu'il y a eu, dans l'Église, un système complet et persévérant de fraude historique, tellement concerté que jamais, à aucune époque, une voix libre et indépendante ne se fût élevée pour
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2o N° 5296. 1° De Thou. 2° Colbertiaus. XI0 Saeculo. Passio S. Dionysii,n° 2. F.
3° 5570. Colbertinus. XI0 Saeculo. Passio S. Dionysii Areopagitae Galliarum apostoli, n° 1. A.
4° N° 5343. Olim Philiberti de la Mare. XI0 Saeculo. Passio S. Dionysii Areo- pagitae (finis desideratur), n° 31. A.
5» N° 3793. Colbertiaus. XII0 Saeculo. Passio S. Dionysii et sociorum, n° 47. F.
6° N° 5308. Colbertinus. XII0 et X1II° Saeculo. Passio S. Dionysii, Rustici et Eleutlierii, n° 53. F.
7° N° 5293. Colbertinus. XIII0 Saeculo. Passio S. Dionysii, Rustici et Eleutherii, n° 56. A.
8° N° 5296. Mazarmaeus. XIII0 Saeculo. Passio S. Dionysii et sociorum, n» 23. F.
9° N° 5337. Olim de Béthune. XIII0 Saeculo. Passio S. Dionysii (Areopagitae, Rustici et Eleutherii), n° 19. A.
10° N° 5278. Colbertinus. Partim XIII0, partim XIV0 Saeculo. Passio S. Dionysii et sociorum, n° 113. A.
11° N° 3820. Colbertinus. XIV0 Saeculo. Passio S. Dionysii et sociorum, o° 68. A.
12° N° 3278. Colbertinus. XIVe Saeculo. Passio S. Dionysii, Rustici et Eleutherii, n° 141. A. *
13° N° 5353. Colbertinus. XIV0 Saeculo. Passio S. Dionysii, Rustici et Eleutheiïi, n° 54. A.
14° N° 5360. Mazarinaeus. XIV» Saeculo. Passio S. Dionysii et sociorum, n° 30. F.
Les lettres A et F indiquent la rédaction improprement connue sous le nom de Fortunat, ou celle favorable à l'aréopagitisme, à laquelle appartient chaque manuscrit.
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le dénoncer à l'indignation du monde ! Tous les Actes de saint Denys, tant ceux dont le texte a été imprimé que ceux qui sont restés en manuscrit dans nos bibliothèques, auraient été à dessein falsifiés, de siècle en siècle, pour qu'il n'en pût rester un seul qui portât la véritable date de Dèce! Leur rédaction est différente, ils émanent d'auteurs différents, ils ont été reproduits par des copistes de nationalités diverses, en divers temps ; n'importe ! Le mot d'ordre se serait transmis à travers les distances et les âges, et en passant par tant de témoins, il aurait trouvé partout des complices ! L'Église d'Orient aurait adopté ce système de perverse altération, avec une parfaite unanimité. La patrie du schisme, cette terre où l'autorité de l'Église latine s'implanta si difficilement et ne résista point au souffle des rivalités ambitieuses, aurait fait trêve, cette seule fois, à ses jalousies traditionnelles; elle aurait parlé comme l'Église latine, sans qu'on puisse découvrir quel intérêt l'y eût engagée, ni par quel motif elle eût pu être déterminée à sacrifier ici la vérité à une thèse de parti pris ! Enfin les récits des chroniqueurs, les diplômes des rois de la première et de la seconde race, les professions de foi, envoyées par tous les évêques des Gaules au saint Siège, la liturgie elle-même, dans ses offices publics et ses hymnes, auraient tous, depuis l'an 421 jusqu'en 1650, prêté leur concours à cette supercherie, unique dans l'histoire ! La pensée se révolte à la vue de tant d'impossibilités matérielles et morales. Ou il faut renoncer à toute vérité, ou il faut reconnaître qu'une tradition aussi constamment, aussi unanimement, aussi nettement formulée, est l'expression même de la vérité.
93. Si maintenant, de l'étude des Actes, nous passons à celle des Martyrologes, elle ne nous apportera pas un autre résultat. En 730, époque à laquelle nul ne songeait aux dissidences d'opinions qui surgirent au XVIe et XVIIe siècles, le vénérable Bède inscrivait en ces termes la fête de saint Denys : « Le VIII des Ides d'octobre, à Paris, fête des saints martyrs, Denys, évêque, Éleuthère, prêtre, Rustique, diacre. Le bienheureux évêque, envoyé par le pontife romain Clément dans les Gaules, pour exercer le ministère de la prédication, au milieu
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des populations étrangères à la foi du Christ, parvint enfin jusqu'à la cité des Parisii. Après avoir, durant quelques années, poursuivi son œuvre sainte avec ardeur et fidélité, il fut emprisonné par ordre du préfet Fescenninus Sisinnius. Le saint prêtre Éleuthère et le diacre Rustique furent saisis avec lui. Le glaive termina leur martyre 1. » Rien n'est plus clair ni plus précis que ce témoignage. Denys, envoyé à Paris par le souverain Pontife Clé-ment, est mis à mort pour la foi de Jésus-Christ par le préfet des Gaules, Fescenninus Sisinnius. Bède était certes, en 730, parfai-tement désintéressé dans la question de l'aréopagitisme, qui ne fut l'objet du livre d'Hilduin qu'en 837. Il ne pouvait deviner alors les controverses soulevées en 1560 par Launoy; et l'on ne voit guère moyen de le soupçonner, à dix siècles d'intervalle, d'une connivence anticipée pour un parti qui n'existait pas encore. Cependant il désigne le pape saint Clément, sans hésitation, sans scrupule, malgré la parole de Grégoire de Tours, qu'on ne l'accusera pas d'avoir ignorée. Un demi-siècle environ après le vénérable Bède, Raban-Maur, l'élève d'Alcuin, l'héritier des traditions de l'école de Charlemagne, qui porta sur le siège archiépiscopal de Mayence une illustration attestée par tous ses contemporains, et consacrée par le suffrage de l'histoire, écrivait, dans son Martyrologe : « Le VII des Ides d'octobre, à Paris, passion de l'évêque et martyr Denys, de Rustique, prêtre, et d'Éleuthère, diacre, qui avaient été, au rapport de la tradition, envoyés par le pape Clément dans cette ville, et y furent martyrisés2. » Ce que disent les Martyrologes de
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1. Vil Idus octobris, apud Parisium, natale sanctorum martyrum Dionysii episcopi, Eleutherii presbyieri, Rustici diaconi. Qui beatus episcopus a pontifici Clémente Rornano in Galliam directus, ut prœdicationis operam populis a fide Christi alienis exhiberet, tandernque ad Parisiorum civitatem devenit, et per annos aliquot sanctum opus fide/iter et ardenter exsecutus, a prœfecto Fescennino Sisinnio comprehensus est; et cum eo sanctus presbyter Eleutherius, et Rusticus diaconus, gladio animadversi, rnartyriuh*<vmpleverunt. (Bed., Martyrol.; Patrol. lat., tom.XCIV, col. 1057.)
2.VU Idus octobris, in Parisio, Passio Dionysii episcopi et martyris, Rustici presbyteri, et Eleutherii diaconi, quos referunt a Clémente missos, et ibidem mat'" iyrisatos. (Raban-Maur, Martyrol., mens, octob.)
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Bède et de Raban-Maur, se retrouve dans celui d'Usuard à la date de 850, et d'Adon de Vienne, à la même époque, mais sans que le pontife romain par qui fut envoyé Denys soit nommé. Cette omission de nom fournissait à Launoy l'occasion de sous-entendre qui il voudrait dans la liste des Papes; cependant, avec un peu plus d'attention, il est facile de rétablir l'indication d'une date précise, et cette date, comme on va le voir, est bien éloignée du règne de Dèce. Les deux Martyrologes d'Adon et d'Usuard disent en effet que «saint Denys et ses compagnons furent emprisonnés par ordre du préfet Fescenninus Sisinnius. » Mais il est de la plus claire évidence que ce personnage ne pouvait vivre à la fois au temps de saint Clément (67-76) et sous le règne de Dèce (250). Si donc on peut déterminer le temps où vivait ce magistrat, on aura donné au martyre de saint Denys la date qui manque dans le texte d'Adon et d'Usuard. Or l'existence du préfet Sisinnius, au premier siècle de l'Église, est attestée par plusieurs monuments : 1° par le témoignage des Martyrologes de Bède et de Raban-Maur, que nous avons cité plus haut; 2° par celui du Martyrologe romain, qui en fait mention à plusieurs reprises, toujours sous la rubrique du premier siècle 1; 3° enfin par la Chronique d'Alexandrie 2, qui nous apprend que ce même Sisinnius fut élevé par l'empereur Adrien à la dignité consulaire. Nous trouvons en effet, dans la table chronologique des consuls romains, dressée par les savants auteurs de l’Art de vérifier les dates3, ce Sisennius ou Sisenna au nombre des consuls du règne d'Adrien. Nous sommes donc en droit de conclure que le nom du préfet Fescenninus Sisinnius, cité par Adon et Usuard dans leurs Martyrologes, fixe réellement la date du martyre de saint Denys à la même époque que le vénérable Bède et Raban-Maur avaient positivement désignée. L'Église romaine, de temps immémorial, était en possession d'un Martyrologe ; et si nous n'a-
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1.Voir le Martyrologe romain publié par le cardinal Baronius, édit. in-fol. Rome, 1586, pag. 455, 460 el461.
2.Chronic. Alexand., Olympiade 228, Indict. 15. TuaTtov Tiêept'ou (alias 'Is6epiov) y.at Iiffiwou (Patrol. grœc, Chron. Pascfi. seu Alexar.dr., t. XCII, p. 617.)
3. Art de vérifier les dates, in-fol., Paris, 1770, pag. 328.
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vons pas encore cité ce monument vénérable; c'est parce que nous ne voulions pas donner à notre argumentation l'apparence d'une pétition de principe; en nous appuyant sur un témoignage contesté. Mais maintenant, après les citations nombreuses et toujours uniformes d'autorités, d'origine et de dates différentes, il nous est permis enfin de produire à son tour ce texte auguste1. La mention du premier évêque de Paris y est faite en cestermes : « Le VII des Ides d'octobre, à Lutèce des Parisii, fête des saints martyrs Denys l'Aréopagite évêque, Rustique prêtre; et Éleuthère diacre:.. Denys fut dirigé vers les Gaules pour y prêcher la foi, par le bienheureux pontife romain Clément, et s'étant rendu à Paris, après avoir fidèlement travaillé, pendant quelques années, à l'œuvre qui lui avait été confiée, il fut enfin arrêté par le préfet Fescenninus, soumis aux plus cruelles tortures, et termina, ainsi que ses compagnons, son martyre par le glaive1. »
94. Il reste donc établi que, dans toute la série des monuments, des témoignages; des Actes et des Martyrologes, l'époque de Dèce ne se rencontre pas une seule fois assignée à la mission de saint Denys dans les Gaules. La question étant ainsi posée, nous demanderons à tout lecteur de bonne foi si la seule autorité du texte de saint Grégoire de Tours suffisait pour déterminer l'Église romaine à réformer sa tradition sur ce point, à sacrifier un ensemble aussi compacte de faits et dépreuves identiques. On ne supposera pas que L’Histoire des Francs, de Grégoire de Tours, fût inconnue aux érudits qui révisèrent, à trois reprises différentes, le Martyrologe romain. On ne comprendrait pas non plus dans quel intérêt ces doctes Italiens se seraient entendus pour rehausser les origines chrétiennes de l'Église de Paris, si les textes des manuscrits qu'ils avaient sous les yeux se fussent tant soit peu prêtés à l'opinion de
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1 VII Idus odobris, Lutetiœ Parisio^um, natalis sanctorum martyrum Dionysii... episcopi, Rustici, presbyteri, et Eleutherii„diaconi... A beato Clémente liomano Pontifi.ee, in G allias prœdicandi gratia directus est, et ad prœfàtam urbem deve- niens, cùm ibi per aliquot annos commissum sibi opus ftdeliter persequcreiur, tandem a prœfecio Fescennino, post gravissima tormentorum gênera, una cum sociis gladio animadversus martyrium complevit. (Martyrol. rom., jussu G're-gor. XIII, 3dit. .iomse, Domin. Basa., 1584. Mens, octobris.)
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Grégoire de Tours. Quand la France elle-même abandonna si facilement ce privilège historique, des savants étrangers, sous la direction de papes illustres, auraient-ils sciemment falsifié les sources de l'histoire ecclésiastique, menti à leur conscience, et attesté à l'Europe que les manuscrits du Vatican contenaient ce qu’ils ne contiennent point en réalité? Ce sont là des impossibilités morales, dont il nous faut bien tenir compte, malgré toutes les insinuations de Launoy. L'extension qu'il voudrait donner au mot fameux : Monachi fabulati sunt, doit s'arrêter, je pense, devant la pourpre romaine, et l'auguste caractère des souverains Pontifes. A moins donc de supposer que tous les martyrologes, tous les actes, les diptyques, tous les monuments de la tradition, des chancelleries mérovingienne et carlovingienne, de la liturgie et des offices publics se soient involontairement trompés en France, en Italie, en Grèce, en Angleterre, en Allemagne, avant et après saint Grégoire de Tours, et que, seul, ce père de notre histoire nationale ait eu entre les mains les véritables preuves de nos origines chrétiennes, il faut, de toute nécessité abandonner comme une erreur désormais constatée, la formule du nouveau Bréviaire parisien, qui place la mission de saint Denys en 200. « Sur ce point, dit M. Freppel, il n'est plus guère possible aujourd'hui de concevoir un doute sérieux 1. » Saint Denys de Paris fut donc envoyé par le pape saint Clément; et nous ajoutons que saint Denys de Paris était réellement l'Aréopagite.
XI. Aréopagitisme de saint Denys de Paris
95. Ce titre seul soulèvera peut-être un sourire de pitié de la part d’hommes très-sincères, mais peu familiarisés avec les con- naissances spéciales nécessaires pour résoudre la question. On ne saurait contredire une opinion généralement admise, sans s'exposer à ce léger échec d'amour-propre. L'esprit public se contente ordinairement des résultats acquis en chaque branche des connaissances humaines. Il se les approprie, il les introduit dans le do-
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1 S. Irénée et l’éloq. chrét. dans la Gaule, Paris, 1861, pag. 65.
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maine des faits accomplis, sans songer à vérifier leur légitimité. Il y a ainsi une fausse monnaie historique en circulation dans l'o-pinion, comme il y a souvent de fausse monnaie en circulation dans les transactions publiques. Tant que la défiance n'est pas éveillée sur l'une ou sur l'autre, elles se propagent à la faveur d'un crédit momentané. Qu'un jour le soupçon naisse sur leur valeur réelle, l'erreur est promptement démasquée. On croit donc, à peu près unanimement en France, qu'il a été péremptoirement prouvé, au dix-septième siècle, que l'aréopagitisme de saint Denys de Paris est une fable absurde, inventée, sous Louis le Débonnaire, en 837, par un moine ignorant, nommé Hilduin. La conscience publique est fixée sur ce point, non par une connaissance sérieuse des faits, mais par une sorte de convention traditionnelle, passée à l'état d'axiome. Faut-il le dire? Nous-même, il y a quelques années, forcé, par un travail d'ensemble sur l'histoire ecclésiastique 1, de nous prononcer sur la question des origines chrétiennes des Gaules, nous abordions cette étude avec le préjugé vulgaire dont nous parlons. L'évidence seule nous fit renverser, dans notre esprit, ce que l'habitude et l'espèce de contagion de l'opinion dominante y avaient établi. L'aréopagitisme de saint Denys de Paris nous semblait aussi improbable qu'il peut le paraître en ce moment au lecteur, qui n'a jamais eu l'occasion d'éclaircir ce point particulier de notre histoire gallicane. Une des premières considérations qui sollicita notre pensée et en modifia la direction fut l'unanimité des traditions particulières, qui dans des Églises plus ou moins éloignées du centre de la Gaule, conservent pourtant le souvenir de saint Denys l'Aréopagite, comme celui de leur apôtre médiat. Ainsi le siège métropolitain de Tolède inscrit en tête de ses diptyques le nom de saint Eugène Ier, disciple de saint Denys l'Aréopagite et envoyé par lui des Gaules en Espagne. L'Église d'Arles reconnaît pour le successeur de saint Trophime, Régulus, disciple de saint Denys l'Aréopagite. Celle du Mans rend le même témoignage de saint Julien son fondateur, et de saint Turribius, son second évêque.
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1.Hist. gêner, de l'Église, 4 vol. in-8°, Paris, L. Vives.
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Sanctin, à Chartres et à Meaux, porte également dans tous les monuments antiques le titre de disciple de saint Denys l'Aréopagite. Il en est de même de saint Taurin à Évreux, de saint Lucien à Beauvais, de saint Eutrope à Saintes, de saint Mansuy à Toul, de saint Caraunus à Chartres, de saint Nicaise à Rouen, de saint Sixte de Reims, de saint Memmius à Châlons, de Sinicius à Soissons. Après la première mission des sept évêques envoyés dans les Gaules par saint Pierre, une seconde, dirigée par le pape saint Clément, et ayant à sa tête saint Denys l'Aréopagite, se retrouve dans tous les souvenirs de notre tradition nationale. Que si l'on s'étonnait de voir le disciple de saint Paul, le premier évêque d'Athènes, l'archonte grec membre de l'Aréopage, tourner ses pas vers les Gaules, nous demanderions pourquoi une troisième mission, non moins célèbre, attira dans notre patrie le grec saint Pothin, disciple de saint Polycarpe, évêque de Smyrne. On admet pourtant que l'Eglise de Lyon eut pour fondateur un évêque, grec d'origine, ordonné par un disciple de saint Jean. Il faut donc bien reconnaître que, depuis la fondation de Massilia par les Phocéens, il s'était établi une certaine affinité entre les Hellènes et les peuplades gauloises. L'ethnographie, aujourd'hui même, en retrouve les vestiges encore subsistants dans certains types qui ont résisté au temps, et qui perpétuent à Arles, par exemple, le sang des Hellènes mêlé à celui des Gaulois. Il y a plus, le caractère national accuse des analogies assez souvent remarquées entre les deux peuples, pour qu'il nous soit inutile d'y insister en ce moment. Notre civilisation a donc reçu, à un double point de vue, le baptême de la Grèce. Nos Églises en ont conservé le souvenir. L'Espagne chrétienne revendique avec nous cet honneur. Or, me disais-je, il est impossible qu'une telle unanimité soit l'œuvre d'un moine du IXe siècle. Quel génie n'aurait pas eu ce prétendu faussaire, du nom d'Hilduin, qui aurait fait accepter l'aréopagitisme de saint Denys de Paris, non-seulement par les autres Églises de France, rivales nées de ce siège, mais par l'Espagne, la Germanie et surtout par Rome, gardienne vigilante des droits et des prérogatives de chaque province ecclésiastique! Sirmond et Launoy s'accordaient cependant à nous
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représenter Hilduin comme un type de stupidité et d'ambitieuse hypocrisie. Mais plus on dénigrait ce moine, plus on rendait son succès inexplicable. Qu'était-ce donc qu'Hilduin? Voici la réponse de l'histoire.
96. Hilduin, frère du comte de Périgueux et d'Angoulême et allié à la famille royale1, naquit vers l'an 780. Elevé à l'école du Palais, fondée par Charlemagne, il fut l'un des plus brillants disciples du célèbre Alcuin 2, et s'y lia d'une étroite amitié avec Raban-Maur, Lupus de Ferrières, saint Agobard 3, les hommes les plus distingués de son temps. Il prit de bonne heure l'habit monastique à Saint-Denys, renonçant ainsi à toutes les espérances mon- daines. Nous le trouvons en 814, époque de la mort de Charlemagne, simple religieux dans cette abbaye 4. Après avoir parcouru le cercle des études libérales, qui formait alors l'enseignement classique, il avait choisi, dans la liberté de sa conscience, la voie de l'humilité religieuse, comme celle où Dieu l'appelait. Mais en se faisant moine, il ne donnait pas à Launoy la satisfaction de lui reprocher ce titre comme un brevet d'ignorance. Il était en effet l'héritier de cette brillante période littéraire, inaugurée par Charlemagne, et qui a laissé des traces de lumière et de gloire, trop tôt éteintes sous les ténèbres du dixième siècle. On avait espéré facilement confondre les deux époques; et à la faveur de cette équivoque, envelopper Hilduin dans le discrédit général d'un temps qui ne fut pas le sien. Dès la première année du règne de Louis le Débonnaire, l'élection des religieux l'appelait, sous le titre d'abbé de Saint-Denys, au gouvernement de ce monastères. Le premier acte
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1 Hilduinus, illustri génère ortus, utpote qui frater Wigrini, comitis Petragorensis et Engolismensis, Caroli Calvi propinqui. (Gallia christiana. Notitia historica in Hilduinum, inter abbates S. Dionysii; Patrol. lut., tom. C1V, col. l.J
* Discipulus Alcuini. (Ibid.)
a Ibid.
* Sin minus erat monachus, cum ad S. Dionysii monasterium accessit, in hoa induisse monachum non incongrue colligitur; ex antiquo Argentolii necrologio$ atque eiiarn Dionysiano, ubi ad decimum kal. decembris, « Beati Dionysii mona- chus » appellatur iGall. cbrist., loco citato). 5 Eligitur abbas anno 814 ex libro primo de miraculis S. Dionysii, cap. i
«eu 815, secundum hodiernam inchoandi anni rationem. (Gall. christ., îoe. cit.)
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du nouvel abbé fut de réclamer contre un droit abusif, introduit par la cour, qui soumettait à un impôt injuste les religieux et le couvent, pendant le séjour de l'empereur au palais de Vernvilla l (Verneuil). C'est encore là une manière bien détournée de servir des projets ambitieux. Cependant les contemporains d'Hilduin, meilleurs juges des faits qui se passaient sous leurs yeux que Launoy n'a pu l'être, à dix siècles d'intervalle, rendent à sa vertu, à sa science, à ses hautes qualités, des hommages que nous ne pouvons passer sous silence. Raban-Maur, plus tard archevêque de Mayence, en lui adressant son Commentaire sur les livres des Rois, s'exprime ainsi : « La vénération que vous inspirez est générale; elle exerce les effets les plus salutaires sur un grand nombre d'âmes; et j'adresse à Dieu de continuelles prières, pour que sa clémence assure encore de longues années à votre zèle, et le couronne enfin d'une récompense éternelle dans les cieux... Les livres que je vous envoie m'ont attiré quelques critiques, mais si vous les approuvez, votre charité fera plus, pour m'encourager dans mes études, que l'envie ou la haine ne pourraient faire pour m'en dé-tourner. Si vous accueillez avec indulgence ces modestes productions, je continuerai, avec la grâce de Dieu, de travailler sur quelque sujet utile, et je m'empresserai d'envoyer ces nouveaux ouvrages à Votre Sainteté2. » Louis le Débonnaire lui-même, rendant
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1. Hilduino Ludovicus et Lotharius Augtt.iti tribuunt remissionem pensionis unnuœ uucentorum vini modiorum, quos quidem primum grutuito Dionysianus abbasoccar sione cujusdam vint penuriœ, ad Vern (Vernvillam) * palatium, dein ex quadam consuetudine successores persolverant, jarn vero regii exactores pro lege et debito censu exigebant. (Gall. christ, loc. cil.)
4 Cum venerationem luam, sancte Pater, ubique excellentem sentiamus, et pluribus profectuosam esse comperlum kabeamus, idipsum ut divina dtmentia diutius fieri permittat, et novissime œterna niercede remuneret, assiduis preciLus instanter deposcimus... Nec enim diffido atiquos esse qui suam volcn)"s ostendere peritiam, tiostram reprehensuri sint inertiam... Mogis vestra charitate provocabor ad studium quam illorum detractione et odio delerrebor. Si enim hœc parva a vestra grate suscepta fuerint pietate, Domino opitulante, adhuc aliquod utileelaborare et vestrœ sanctitati prœsentare conabor. (Rabani Mauri, Commentaria in libros IV Regum Praefdtio; Patrol. lut., tom. CXIX, col. 1.)
* Yerna Villa. Palais du printemps.
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justice à Hilduin, lui avait donné, dès l'an 823, le titre envié d'archichapelain du palais impérial, dignité équivalente à celle de grand aumônier. Ce choix fut salué par des applaudissements unanimes. Le lendemain de cette nomination, le palais d'Aix-la-Chapelle, où elle avait eu lieu, entendait sous ses voûtes les vers suivants, que Walafride Strabon venait de composer à la louange d'Hilduin ;