Jeanne d’Arc 7

Darras tome 31 p. 316

 

   39. A partir du 23 mai, de ce jour fatal où la Pucelle avait succombé sous les murs de Compiègne, toutes les passions et tous les préjugés se disputaient  l'honneur d'achever la grande victime. L'Université de Paris, au lendemain de ses glorieuses luttes pour l'unité du monde chrétien, oubliant ses traditions et son indépen­dance, écrivait à Jean de Luxembourg d'abord, au duc de Bour­gogne ensuite, dans le but d'obtenir que la prisonnière fût traduite

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par devant le tribunal de l'inquisition siégeant dans la capitale, ré­clamant lui-même ses droits, et dont les universitaires espéraient bien dicter le jugement. Sans transition, de l'extrême liberté nous les voyons se ruer dans le servilisme extrême. Ni Pierre d'Ailly, mort en 1420, hâtons-nous de le dire, ni ce brillant Clémangis disparu dans une autre servitude, comme dans une mort antici­pée, ni l'austère et dévoué Jean Gerson n'étaient plus là pour sou­tenir les traditions anciennes ou récentes. Dans sa retraite de Lyon, l'ancien chancelier interrompait ses leçons aux enfants du peuple et saluait par un dernier écrit l'ange libérateur de la France, redi­sant le mot des docteurs réunis à Poitiers : « En cette jeune fille il y a tout bien, sans mélange d'aucun mal.» L'illustre théologien appliquait à Jeanne cette parole du prophète Amos : » Tulit me Dominus, cum sequerer gregem.... » Et cette grande lumière s'éteignait, touchante coïncidence, le surlendemain du sacre de Char­les VIl. Pour l'Angleterre il fallait absolument que Jeanne fût hé­rétique ou sorcière, ou mieux l'un et l'autre à la fois. Or, personne n'ignore où conduisait alors cette double accusation. Il importait de plus à la politique anglaise qu'un tel jugement fût solennelle­ment rendu par un tribunal ecclésiastique; et le comble de l'ha­bileté serait d'arracher un aveu formel à l'accusée, perdue dans le dédale de la procédure. Voilà le plan de Bedford, et peut-être aussi de son oncle. Pour le réaliser ils avaient besoin d'un homme profondément versé dans le droit et nullement gêné par la conscience. L'évêque expulsé de Beauvais, Pierre Cauchon, s'offrit ou même s'imposa. C'est dans son diocèse, tout bien pesé1, qu'on avait arrêté Jeanne ; elle relevait donc de son autorité, elle était sa justiciable.

 

  40. Préalablement elle devait passer des prisons de la Bourgogne à celles de l'Angleterre. Cauchon s'entremit à cet effet: c'est lui qui débattit toutes les conditions du pacte, amena les capitula-

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1 L'Oise frmait la limite entre le diocèse de Senlis et celui de Beauvais. Or Jeanne avait été prise à l'extrémité du pont qui touche la rive droite. A l'autre bout du même pont, plus heureuse ou moins vaillante, elle échappait à la juridiction d'un second Caïphe, pire peut-être que le premier.

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tions voulues, régla le prix de la vente. Les trente deniers étaient dix mille francs, plus une pension insignifiante pour l'aventurier qui s'était emparé de l'héroïne, Jean de Luxembourg ne voulut pas être seul à consentir ce hideux traité ; Philippe le Bon fut contraint par lui de donner aussi sa signature. Ce que le puissant vassal ne put obtenir, c'est l'adhésion, moins que cela, le silence de sa femme et de sa tante. Sourd à leurs protestations, ayant engagé sa parole, il se jeta tête baissée dans l'ignominie. Jeanne fut conduite au Crotoi, petite place au pouvoir du Bourguignon, sur l'embouchure de la Somme. C'est là que, dans les premiers jours de novembre, la prisonnière vendue fut livrée à ses mortels ennemis. Le conseil de régence, résidant à Rouen, ne tarda pas à la faire transporter dans cette ville. Le château lui fut assigné pour prison, et, comme si ce n'était pas assez des casemates de ce sombre édifice, les An­glais la renfermèrent dans une cage de fer, où de lourdes chaînes la retenaient par le cou, les mains et les pieds. C'est la honte éter­nelle de la fière Albion, et ce n'est que le prélude des mesures adoptées par les tyrans, des douleurs subies par la victime. Il n'y a pas de réparation ni de rétractation possible pour de tels abais­sements. A la fin du dernier siècle, dans une autre occasion qui laisse également un indélébile déshonneur dans les annales bri­tanniques, un célèbre orateur de cette nation, entendant dire en plein parlement, pour unique et suprême excuse, que du moins le sang anglais n'avait pas coulé dans une telle occurrence. « C'est vrai, répondit-il, mais l'honneur anglais a coulé par tous les po­res ! » Peut-on même comparer le drame de Quiberon à celui qui commençait par un tel acte dans la capitale de la Normandie? Cauchon disposait son procès comme un général dresse son plan de campagne. Dans son esprit ce n'est ni de justice à rendre ni de faits à constater qu'il pouvait être question; c'est d'une victoire à remporter après tant de défaites. Il ne tenait pas la place de Dieu ; il représentait l'Angleterre, ses préjugés, ses rancunes et ses inté­rêts. L'innocence possible de l'accusée ne semble pas se présenter un instant à lui ; si du moins elle se présente, elle est aussitôt écar­tée comme une illusion dangereuse et perfide.

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   41. Il a recueilli les documents, mais de telle sorte que tous s'accordent et s’appuient pour assurer la condamnation. Juge en dernier ressort dans cette cause, il a choisi des assesseurs qui ne soient que des instruments serviles ; il a formé le tribunal dont il sera l'âme et le maître, non le directeur ou le président. La machine infernale est montée de toutes pièces. Les docteurs de Paris sont appelés en grand nombre et choisis avec soin. L'habile organisateur n'est pas fâché d'avoir les plus distingués pour complices. Lui-même est un dignitaire de l'université, le Conservateur de ses pri­vilèges. Parmi les élus il n'a garde d'oublier le jeune Thomas de Courcelles, dont le nom fait autorité déjà, qui dans les écoles passe pour un homme supérieur, un puits de science, un second Gerson. Au turbulent concile de Bäle éclateront ses faux instincts d'indé­pendance et de liberté : il ne montrera guère que ses préventions et son servilisme dans le procès de Jeanne d'Arc. Dans une affaire où le rôle principal appartenait de droit à l'inquisition, le domini­cain Jean Le Maïstre, substitut à Rouen du grand inquisiteur de France, homme doux et timoré, ne sera qu'un personnage secon­daire, ou mieux, complètement effacé sous l'envahissante person­nalité de l'évêque. La peur des Anglais le retient seule dans cette odieuse trame dont il ne voit que trop l'iniquité. Sa faiblesse ins­pire plus de pitié que d'indignation. Celui qui va remplir l'office de promoteur n'éprouvera pas de semblables syndérèses. C'est un chanoine de Beauvais, nommé Jean d'Estivet, expulsé de cette ville en même temps et pour les mêmes raisons que son évêque1. Par sa brutalité, sinon par sa malice, il l'emporte même sur Cauchon. Celui-ci ne néglige aucune mesure ; il avertit les notaires ou greffiers, tout comme les prétendus juges, que le moment est venu de bien servir le roi, le roi d'Angleterre et de France, cela s'en­tend; et chacun entend aussi la portée de cette recommandation ! Est-ce assez de prudence? Cauchon ne le pense pas. La plus révol­tante fraude s'ajoute à ces révoltants moyens d'intimidation. Par son ordre et celui du comte de Warwick, un malheureux prêtre

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1 Peu de temps après le martyre de Jeanne,   on trouva  cet  homme noyé dans un bourbier. Toute induction est inutile.

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qui doit siéger au tribunal, et dont le nom doit aussi rester au pi­lori de l'histoire, Nicolas l'Oiseleur, se glisse dans le cachot de Jeanne, aux barreaux de la cage de fer, sous un déguisement laïque. Il feignit d'abord d'être comme elle un prisonnier français, pour mieux attirer sa confiance par leur commun malheur ; puis, avouant qu'il était prêtre, il entendit sa confession et se fit le dé­positaire de ses plus secrètes pensées. Or, le cachot était pourvu d'un soupirail invisible, appelé par les anciens l'oreille de Denis ; et des notaires étaient apostés pour recueillir chaque pa­role. 

 

   42. Vit-on jamais un être humain outrager de la sorte l'infortune, la jeunesse, la femme et la Religion? Nous ne le pensons pas; rien de semblable dans l'histoire, heureusement pour l'honneur de l'humanité. Hâtons-nous d'appeler un contraste, de glisser un lumineux rayon dans cette effroyable nuit qui descend sur notre âme. Au nombre des docteurs convoqués par Cauchon se trouvait Nicolas de Houppeville ; il répondit sans détour, s'adressant à l'évêque omnipotent lui-même, qu'il ne voulait avoir aucune part à ce procès, qu'il le tenait pour illégal dans la forme, absolument inique dans le fond, les ennemis de l'accusée ne pouvant pas être ses juges, la question d'ailleurs n'étant plus à résoudre depuis la solennelle décision des prélats et des docteurs réunis à Poitiers. Un dédaigneux silence accueillit cette voix importune, et le doc­teur fut immédiatement jeté dans la prison du château. Comme elle allait comparaître devant un tribunal ecclésiastique, au cou­rant de l'instruction, Jeanne demanda d'être transférée dans les prisons de l'Eglise, qui ne rappelaient en rien la terrible détention qu'elle subissait. On ne daigna pas même répondre à sa demande. L'Anglais n'était nullement disposé à relâcher sa prisonnière, à la confier en d'autres mains; il ordonna seulement de la conduire devant l'évêque de Beauvais, sur la requête de ce haut dignitaire. On laissa de plus sans avocat, sans conseil d'aucune sorte, une pauvre enfant de dix-neuf ans, qui ne savait pas même lire, en­tourée d'ennemis, de sophistes et de délateurs, ignorant le double appareil de la justice et de la religion, dénaturées l'une et l'autre

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par une monstrueuse alliance. Ajoutons à cela les souffrances mo­rales et physiques si longtemps endurées, la torture surtout de la triple chaîne, qui ne la laissait pas même libre dans le sommeil, ne in somnis quidem libéra1, comme parlait TertuIIien dans le troi­sième siècle, au sujet des premiers martyrs. Cet esclavage était en ore aggravé par la présence non interrompue des gardes dans l'effroyable cachot. C'est un miracle qu'en de telles conditions cette jeune fille ait pu prononcer une parole pour répondre à ses juges, ou plutôt à ses accusateurs. Elle se montra sublime de calme, de lucidité, de courage et de simplicité sur ce nouveau champ de bataille.   

 

43. Le premier engagement, je veux dire la première audience eut lieu le 21 février 1431. Le tribunal est là dans toute sa lugu­bre pompe ; plus de quarante docteurs entourent le président. A l'apparition de Jeanne, qui n'est plus enchaînée que par les pieds, une tempête éclate, où la peur ne semble pas avoir moins de part que la répulsion et la haine : ils ont tous oublié la majesté des lois, l'importance de leur rôle, le respect du malheur. La violence ne s'apaise que pour laisser la direction à la perfidie. Cauchon somme la prévenue de prêter serment qu'elle dira la vérité tout entière, commençant ainsi par outrepasser son droit et bouleverser les no­tions élémentaires de toute jurisprudence; c'est aux témoins seuls qu'un tel serment est déféré, l'incriminé n'étant jamais tenu de s'accuser lui-même, cette accusation étant nulle de soi. Dans son ignorance Jeanne promit de dire tout, tout ce qui la concernait elle-même, en réservant expressément celles de ses révélations dont Dieu par elle avait favorisé le roi. C'est le secret que les enne­mis de la France désiraient surtout découvrir ; mais on eut beau lui tendre des pièges, la presser de questions, l'accabler de mena­ces, elle se renferma sur ce point dans une réserve absolue comme dans une imprenable citadelle. Cauchon écumait; inutiles furent ses attaques redoublées. Si quelqu'un des assesseurs se permettait d'expliquer à la jeune fille les termes qu'elle ne comprenait pas,

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1 Florent. Teetul., De resurrectione carnis.

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c'est contre lui que le juge exhalait sa colère. Il défendait à l'accu­sée de rien tenter pour échapper à la prison, sous peine, étrange conséquence, d'être convaincue d'hérésie. Le bon sens de Jeanne se révolta, la pure flamme de son héroïsme jaillit plus éclatante à ce choc. «Je n'accepte pas la défense. Vous n'avez pas le droit de me l'intimer, répondit-elle sans hésitation. En devenant votre pri­sonnière, je n'ai pas baillé ma foi. J'ai voulu sortir de vos chaînes, je ne cesserai de le vouloir. Du reste, si vous me connaissiez, si vous entendiez vos propres avantages, vous-mêmes ne demande­riez pas mieux que de me voir hors de vos mains. » Deuxième au­dience trois jours après, et Jeanne, revenant sur le même sujet, interpella directement l'évêque. « Je suis l'envoyée de Dieu; vous prétendez être mon juge : prenez garde à la charge que vous assu­mez. Toute condamnation est impossible; ni Rouen ni Paris ne sauraient la prononcer. Je n'ai rien à faire ici. Laissez-moi retour­ner à celui de qui je tiens ma mission. » Encore une de ces éton­nantes paroles qui rappellent celles du divin Messie. Ce jour-là, lui fut adressée l'insidieuse et terrible question : « Savez-vous être en la grâce de Dieu ? » Par l'affirmative, Jeanne eût paru se mettre en opposition avec la sentence connue du Livre saint, et dès lors autoriser cette accusation d'hérésie dont on avait besoin pour la perdre et qu'on ne savait sur quel motif appuyer ; par la négative, elle eût fourni des armes contre elle-même, en niant sa propre vertu. La postérité redit son admirable réponse, ce qui n'est pas une raison de la supprimer. «Si je ne suis point en grâce, dit-elle levant les yeux au ciel, que Dieu m'y mette; et si j'y suis, que Dieu m'y maintienne! » Bientôt viendra la fameuse distinction entre l'Eglise militante et l'Eglise triomphante, dans le but de montrer l'inspirée en révolte avec l'une par le fait seul de ses rapports di­rects avec l'autre. Elle rompit cette nouvelle machination, en in­terjetant appel au Pape, trois fois au moins dans le cours du pro­cès, Hélas ! cet appel qui couvrit tant d'innocences ne devait pas protéger celle- ci contre l'infernale conspiration de la fausse science, de l'orgueil, de l'intérêt, de la peur et de la haine.

 

   44. On n'attend pas de nous assurément que nous entrions dans

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le détail de ces infâmes interrogatoires, où l'ineptie le dispute sou­vent à l'odieux. En eussions-nous le temps, nous n'en aurions   pas la force. Ils donnent le vertige au lecteur ; que devait-il en être de la malheureuse enfant sur laquelle étaient dirigées toutes ces flè­ches empoisonnées ? Les audiences se  prolongèrent du   21   février au 28 mai, à deux  ou  trois jours d'intervalle, et chacune durait trois ou quatre heures au moins. L'accusateur  public avait pris ses conclusions : Jeanne était déclarée « schismatique, apostate, magicienne, adonnée à l'idolâtrie, sacrilège, perturbatrice de la paix publique, altérée de sang humain, transfuge de son sexe, dont elle avait rejeté l'habit pour prendre celui des guerriers, séductrice des peuples et des princes, véhémentement  suspecte  d'hérésie,  sinon formellement hérétique....» Consultés sur ce  formidable réquisi­toire, les docteurs de Paris y donnèrent presque tous leur complète adhésion. Les chanoines de Rouen ne dissimulèrent pas leur répu­gnance, bien qu'ils fussent menacés d'avoir sous peu Cauchon pour archevêque, les Anglais s'étant engagés à lui  procurer en récom­pense ce siège métropolitain. Parmi les chefs d'accusation relevés contre Jeanne, plusieurs menaient droit au bûcher ; ni les   ju­ges ni leurs séides ne le lui laissaient ignorer. Trois monitions consécutives, adressées à la prisonnière isolée dans son cachot  re­doublèrent ses angoisses. Une rétractation par laquelle elle  avouerait que ses mystérieuses révélations étaient des  illusions ou des mensonges, et sa mission un fatal égarement, pouvait seule  l'arra­cher au supplice. L'inspirée résistait toujours;  mentir à sa conscience lui semblait une lâche désertion : c'était trahir la  France, abandonner le roi, presque renier Dieu. On forgea néanmoins cette pièce dans l'espoir de la lui faire signer, et, pour vaincre sa résistance, on déploya le plus terrible appareil. Elle fut conduite au ci­metière Saint-Ouen et placée sur une estrade, en face du tribunale où parmi les juges figurait alors pour la première fois, dans tout,

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1 Ce pacte n'aura pas l'approbation du Pape, qui cependant n'en pouvait avoir qu'une connaissance imparfaite. Cauchon devra se contenter de l'évêché de Lisieux, où bientôt il ira s'éteindre consumé par la honte et les re­mords.

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la pompe de sa dignité romaine, le cardinal  de Winchester. Au bas de l'estrade se tenait le bourreau. Une immense  foule servait de cadre à cette scène de terreur. Cauchon avait changé de  rôle : pendant que les autres menaçaient, il  employait  les  exhortations et les prières, s'engageant enfin à transférer Jeanne dans une  pri­son d'église, dès qu'elle se serait rétractée. L'héroïne résistait  en­core. Des cris furieux accueillaient ses généreuses protestations. Des pierres furent même lancées contre elle. Que ne mourut-elle  lapi­dée, avant l'heure de la défaillance ! Mais à  son   martyre  eussent alors manqué la prostration  de l'agonie et la sueur de  sang.  On lui lut la formule de rétractation, en glissant sur les points délicats, en omettant même certaines expressions; puis on somma l'accusée de donner sa signature. Elle implorait un délai. « Tu  signeras sur l'heure, ou tu seras brûlée ! » lui fut-il brutalement répondu   Suc­combant à la fatigue beaucoup plus qu'au  danger, croyant  faire simplement acte de soumission envers l'Eglise militante, elle  consentit à tracer une croix sur la cédule qu'elle n'avait ni comprise ni même entendue1 . Par cette inconsciente abjuration, elle  échap­pait à la mort. Séance tenante, elle était condamnée à la détention perpétuelle,« au pain de douleur, à l'eau d'angoisse, » selon les ter­mes officiels. La sentence impliquait la prison d'église.  Jeanne la réclama de nouveau « Menez-la où vous l'avez  prise, »  dit  froide­ment Cauchon ; et Jeanne fut aussitôt reconduite à l'infernale  pri­son du château. Cela même ne faisait pas le compte des Anglais ; il leur fallait deux choses : le déshonneur par  l'abjuration,   la mort par le bourreau. Ils allèrent jusqu'à menacer de leurs armes l'évêque et ses assesseurs. Une parole sortie de ce groupe et qui donne le frisson détourna pour le moment leur colère : « Nous  la retrou­verons bien ! » L'agonie de la grande victime se prolongea pen­dant trois jours.  Abreuvée   d'inénarrables  insultes,   meurtrie de coups, elle avait de plus à   subir  les  reproches  incessants de ses voix intérieures. C'est en vain  qu'elle demandait un  confesseur comme une dernière grâce pour apaiser les remords qui la   tour-

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1 Par une précaution qui ne parait pas exempte de violence, un greffier lui tint la main pour lui faire écrire son nom.

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mentaient. Elle avait repris son habit de femme, conformément à la sentence prononcée. Cette soumission était encore une sauve­garde. Le troisième jour, elle ne retrouva plus cet habit auprès de sa couche. N'ayant sous la main que le vêtement interdit, elle était dans l'absolue nécessité de le prendre.

 

45. C'est ce qu'on attendait. Les juges avertis accoururent pour constater le délit. Impossible de nier la rechute. Le vêtement ramenait la mort. Le courage de l'héroïne reparaissait aussi dans toute sa splendeur. Elle n'invoqua pas même la contrainte pour expli­quer son changement. Quand on lui rappela son abjuration et ses promesses, elle déclara hautement que telle n'en avait jamais été la signification dans sa pensée, qu'on avait surpris sa religion, comme on lui déniait en ce moment toute justice. En revenant de son éblouissement, en reprenant possession d'elle-même, elle pro­clama la vérité de ses révélations ; sur le point de quitter la terre, en face de la mort, elle s'enveloppa dans sa patriotique et divine mission. Selon la promesse et grâce aux manœuvres de Judas, ses ennemis venaient de la retrouver ! Le 29 mai, ses juges s'assemblent et réforment leur premier jugement : elle est condamnée sans atté­nuation comme hérétique et relapse. On ne lui refuse plus ni la confession ni la communion. Le dominicain Martin l'Advenu est chargé de ce ministère. Le lendemain, dès l'aurore, un appariteur entrait dans la prison et citait Jeanne à comparaître sur la place du Vieux-Marché de Rouen. Ce nom sinistre ne lui permettait au­cune illusion. La femme reparaît un instant sous l'ange : elle ne peut retenir ses gémissements et verse des larmes abondantes; mais bientôt le calice est accepté. Cauchon ose se montrer devant elle, lui donnant d'hypocrites consolations mêlées à des insinua­tions perfides. C'est le fiel et le vinaigre du Golgotha. « Evêque, je meurs par vous ! s'écria Jeanne ; mais de vous j'en appelle à Dieu !» L'heure arrive ; dans la cour du château se forme le lugubre cor­tège. Sur la charrette d'ignominie sont montés à côté de Jeanne son confesseur, l'appariteur Massieu et l'un des assesseurs, Isambard de la Pierre. Au moment du départ, s'élance dans le véhicule, les traits décomposés, le visage couvert d'une pâleur mortelle,  Ni-

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p326 PONTIFICAT  DS  MAHTIN  V (1417-1431).


colas Loiseleur; il se roule aux pieds de la victime, implorant son pardon, condamnant de la sorte les juges et les bourreaux, puis se dérobe au glaive des insulaires. En face du tribunal était dressé l'instrument de supplice. Dès que Jeanne l'aperçut, elle ne put en­core s'empêcher d'exhaler une plainte, qui se termina par un élan sublime vers le ciel, par une humble et touchante prière. Elle de­manda celles des assistants sans distinction de race ou de parti; sa grande âme les embrassait tous dans la même miséricorde : elle n'en excepta pas ses meurtriers. L'émotion était irrésistible et gé­nérale ; tous pleuraient. Cauchon lui-même ne lut la sentence que d'une voix entrecoupée de sanglots. Incapable de prononcer la formule sacramentelle, le bailli de Rouen, l'homme du bras sécu­lier, articule à peine cette parole: « Emmenez-la! » Les soldats la saisissent et la poussent violemment au bûcher. Isambard et l'Adve­nu y montent avec elle. L'exécuteur l'attache au fatal poteau. La mitre des hérésiarques, cruelle dérision, est placée sur sa tête. Du sein de l'immense réunion s'élève un long cri de douleur. Beaucoup prennent la fuite, ne voulant pas voir la fin ! Parmi les ecclé­siastiques, aucun n'est resté, pas même le cardinal d'Angleterre. Debout sur son bûcher, j'allais dire sur son trône, la sainte invoque Jésus et Marie, appelle le glorieux Archange, répond à ses Voix, rend un suprême témoignage à la réalité de sa mission. Elle de­mande une croix, qu'un soldat improvise avec la hampe brisée d'une lance, et qu'elle serre sur son sein. La flamme monte, et ses deux fidèles assistants ne s'en aperçoivent pas, absorbés qu'ils sont par cette figure d'ange et de martyre. Jeanne les avertit du danger auquel elle ne peut se soustraire elle-même. Ils se tiennent en face du bûcher, élevant dans leurs mains un crucifix que sur sa prière ils étaient allés chercher dans une église voisine. Le bois entassé prend feu lentement. La vengeance britannique a tout disposé pour prolonger la torture. Une épaisse fumée, puis des flammes indé­cises et qui vont toujours croissant enveloppent la tendre victime. Aux gémissements dont la nature humaine doit payer le tribut s'entremêlent d'ardentes invocations. Après un court silence, Jeanne pousse un grand cri, penche la tête et rend le dernier soupir.

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   46. Le récit évangélique s'impose  ici jusque dans les termes. Qui voudrait,  pour raconter les   mêmes faits, employer un autre lan- gage? Ne serait-ce pas altérer à dessein la concordance providen­tielle? L'âme s'était envolée dans les cieux, où, selon la parole lit­téralement réalisée de l'Apôtre, était déjà «sa conversation ! » Sa dépouille mortelle, calcinée, réduite en cendres, fut par les An­glais jetée dans les eaux de la Seine. Pensaient-ils, en dérobant à la piété reconnaissante des Français les reliques de leur pieuse héroïne, éteindre en eux son inspiration, ou ruiner à jamais son œuvre? Ses compagnons d'armes allaient les détromper. Parlons d'une manière plus exacte, ils avaient déjà commencé. La plupart tenaient la cam­pagne et remportaient sur les envahisseurs des avantages signalés; parfois on eût dit que Jeanne était encore à leur tête. Du jour de sa captivité jusqu'à celui de son martyre, plus d'un an s'était écoulé : l'histoire ne mentionne pas une tentative ayant pour but de briser ses chaînes et de la rendre à sa glorieuse mission. C'est un silence effrayant, un mystère qui donne le vertige. Comment Charles VII, qui lui devait sa couronne et lui devra bientôt l'inté­grité de ses états, n'a-t-il rien fait pour délivrer sa libératrice? Comment n'appela-t-il pas à lui tous ses vaillants capitaines sans exception, et Xaintrailles qui venait de mettre en déroute les An­glais sous les murs de Compiègne, et Dunois qui les battait dans l'Ile de France, et le duc d'Alençon qui leur tenait tête en Nor­mandie, et le sire de Barbazan sous lequel Anglais et Bourguignons succombaient deux fois dans les plaines de la Champagne, et ce connétable de Richemont dont la Bretagne entière eût suivi l'éten­dard, pour les précipiter comme une trombe sur cette ville de Rouen où s'accomplissait un autre mystère, un mystère d'horreur et d'iniquité? On ne pourra jamais le comprendre. Il faut remon­ter à l'explication donnée plus haut, aux sources mêmes du chris­tianisme, à la nécessité du sang dans toute œuvre de rédemption ! Jeanne serait moins grande, Jeanne n'existerait pas, si son exis­tence n'avait pas été consacrée par l'immolation, si le bûcher n'était pas le piédestal de sa gloire! Avons-nous besoin d'ajouter que nulle nation au monde, ni dans les temps anciens, ni dans les

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p328 PONTIFICAT  DE  MARTIN   V  (1417-1431).

 

temps modernes, n'eut au service de ses destinées un être égal ou même comparable à la bergère de Domrémy? C'est l'éternel honneur de la France ; elle parut un jour personnifiée dans Jeanne d'Arc. Celle qu'on a si bien nommée la chevalerie vivante réalisait au même degré le type radieux de la vierge chrétienne. Pas un trait ne manque au tableau. La légende dorée ne nous offre pas un plus parfait modèle de recueillement et de piété, de pudeur et de man­suétude, de respect pour les grands, d'affection pour les petits et les pauvres, d'humilité dans le succès, de constance et de résigna­tion dans l'infortune. Sous tous les aspects, Jeanne reste l'héroïne de la Religion, autant et plus que celle de la patrie. Elle passa comme un ange dans les camps ; elle sortit des prisons comme un ange. Vingt-cinq ans après sa mort, était juridiquement radiée l'équivoque et hideuse sentence qui frappa sa vie, sans atteindre sa gloire. Un procès de canonisation la consacrerait à jamais. Les éléments abon­dent, les préjugés sont tombés ; la science historique reconnaît la réalité des visions et des prévisions ; elle articule le mot d'extase, elle admet le surnaturel, dont elle ne saurait déterminer l'origine ou la nature. Il appartient à l'Eglise seule de prononcer que le sur­naturel est divin.

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