Croisades 27

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53. Au milieu  de ce  dénuement, qui atteignait des proportions surhumaines, le courage des croisés ne faiblissait pas. On vit, dans un assaut tenté par les Turcs  contre l'un des forts extérieurs, le chevalier Hugues de Forsenat tenir seul pendant six heures contre des milliers d'ennemis. Lorsqu'il tomba enfin, criblé de coups, Turcs et chrétiens saluèrnt avec la même admiration cette mort héroîque. Une  nuit, les Turcs, renouvelant la tentative d’escalade qui avait précédemment réussi aux croisés, dressèrent des échelles con­tre les remparts, non loin de la tour des Deux-Sœurs, et réussirent à gagner la plate-forme. Déjà trente d'entre eux s'y étaient ins­tallés, lorsqu'à l'appel d'une sentinelle voisine, Henri d'Asche accourut avec deux chevaliers ses cousins, Franco et Sigemar, de Michela 1 (Saint Mihiel sur la Meuse). À eux trois, ils se précipitè­rent sur les trente Sarrasins, en tuèrent quatre et jetèrent les vingt-six autres, bras et jambes cassés, par dessus les remparts. Mais Franco et Sigemar, blessés à mort dans ce combat inégal, expirè­-rent avec la gloire d'avoir sauvé l'armée. Une dernière espérance soutenait les croisés dans leur lutte contre la famine et les assauts de Kerboghah. Avant la perte de la flotte, un message d'Alexis Comnène adressé à Godefroi de Bouillon les avait informés que l'empereur grec marchait à leur secours avec une nombreuse ar­mée. Le fait était exact, et voici en quels termes la princesse Anne raconte ce nouvel exploit de son auguste père: «Boémond, l'homme des expédients et des ruses, s'était, par la complicité d'un traître, mis en possession d'Antioche, la ville la mieux fortifiée de toute la Syrie. Malgré ses serments antérieurs, il ne voulut d'aucune façon entendre les réclamations de Tatikios (Tatice), qui le pressait de remettre la ville au pouvoir du grand empereur de Constantinople. Sur ces entrefaites, on apprit que le sultan de Khorassan envoyait son lieutenant Kourpagan (Kerboghah), avec d'innombrables my­riades de guerriers2, assiéger les Latins dans Antioche. Le magna­-nime

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1 Henricus de Ascha cum duobus aliis, Francone videlicet et Sigemaro, cogna-iis, de villa qux dicitur Michela super Mosam fluvium, impiger advolat. (Guillelm. Tyr., 1. VI, cap. vin, col. 5S9.)

2.Kouprayàv [i£tà «tvapiSp/f/rav y/XcàSuv. (Alexiad., 1. XI ; Pair, grsc, t. CXXXI, col. &13.1

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autokrator Alexis crut que le moment était venu de signaler son courage, en se portant au secours des Celtes (les Francs). L'en­treprise était hérissée de difficultés. La voie de mer était imprati­cable. Les pirates turcs, maîtres des cités maritimes de Smyrne, d'Ephèse et de presque toutes les forteresses du littoral de l'Asie Mineure, entretenaient des croisières qui interceptaient le passage. Leurs navires abordaient impunément aux ports de Chio et de Rho­des. En même temps leurs bandes infestaient les routes de terre, barrant partout le chemin.  Mon oncle Jean Ducas,  qui s'illustra dans cette circonstance, ajoute fièrement la princesse  historiogra­phe, fut chargé par l'empereur d'aller par terre  s'emparer de Smyrne et d'Ephèse, pendant que la flotte sous les ordres de Capax bloquerait ces deux cités par mer. Le double résultat fut atteint, et l'empereur à la tête de sa grande armée put se diriger par terre vers Antioche, pendant que la flotte prenait par mer la même direction. Le glorieux Alexis arriva de la sorte à Philomelium1. Là il vit ar­river à sa rencontre Guillaume de Grandmesnil, le comte de France Etienne (Etienne de Blois), Pierre d'Alipha (Pierre d'Aulpss) et les autres croisés qui s'étaient échappés d'Antioche par des cordes fixées aux créneaux des remparts. Ils étaient à Tarse, cherchant l'occasion de se rapatrier, lorsqu'ils apprirent l'arrivée de l'empereur à Philo­melium. Les nouvelles qu'ils lui donnèrent du misérable état des Celtes, de leur situation désespérée, ne firent que redoubler l'ardeur d'Alexis et sa généreuse impatience de voler au secours  de ces malheureux. Bien que tous lui conseillassent le contraire, l'empe­reur voulait partir sur-le-champ et précipiter sa  marche.  Mais  on lui apprit que le sultan du Khorossan, informé  de sa  marche sur Antioche, envoyait contre lui une armée formidable,  commandée par Ismaël un de ses fils.  Les croisés lui représentaient le danger auquel sa valeur l'exposerait inutilement. « Il n'y a plus de remède à une situation complè-

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1 La même que Guillaume de Tyr nomme Finiminis. C'était là que le prince, danois Suénon avait été massacré, avec les quinze cents croisés qu'il com­mandait. (Cf. no 33 de ce chapitre.

2. Voici les noms grecs donnés par la princesse : reXieXpo; 6 rpavTE|xavâ; x»i Svéçavo? x<5p.T,ç «ppafYλ;, v-at Hévpo; à voû 'A\ifx. Alex., 1. XI, col. 825.

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tement perdue, disaient-ils. Au désastre irré­parable de l'armée de la croisade, n'allez pas ajouter ceux de votre propre perte et de la ruine de l'empire. Lors-même que, par  des prodiges d'héroïsme, vous passeriez à travers les armées combinées de tout l'Orient, que trouverez-vous à Antioche? Une ville ruinée, déjà peut-être occupée par les  Turcs, sinon défendue encore par une poignée d'affamés, qui n'ont d'autre ambition ni d'autre espoir que de s'enfuir au plus tôt. » Ces considérations frappèrent l'esprit de l'auguste César. Il réfléchissait, dans sa profonde  sagesse, à ce que l'expérience lui avait appris du caractère des Celtes, race lé­gère, inconsidérée,  téméraire,  indocile, fougueuse, ardente à un premier coup de main, mais incapable de patience  dans les  opéra­tions qui demandent une longue  fatigue  et de pénibles travaux. Alexis se détermina donc à reprendre le chemin de Constantinople. Cependant, avant de quitter Philomelium, il eut la miséricordieuse pensée de faire publier une proclamation  qui avertissait tous les pèlerins et soldats  croisés,  épars dans les régions circonvoisines, qu'ils trouveraient asile au camp impérial et seraient ramenés sains et saufs  à Constantinople. Une foule immense de ces malheureux (quarante mille, au rapport de Guillaume de Tyr) profitèrent de  la générosité d'Alexis et échappèrent de la sorte à la mort ou  à l'es­clavage 1 » De ce long récit de l'historiographe porphyrogénète, le seul point laissé par elle dans une ombre calculée, est celui qui se dégage le mieux pour un lecteur intelligent. Le glorieux père d'Anne Comnène n'allait à Antioche  que pour renouveler la comédie de Nicée, et ravir aux croisés le fruit de leur victoire. C'est ce que di­sent d'ailleurs tous les chroniqueurs latins, qui flétrissent comme elle le mérite la honteuse retraite de Philomelium. L'intervention d'Etienne de Blois et des furtivi funambuli dans ce triste épisode souleva de même l'indignation de  l'Europe  chrétienne.  Raoul de Caen écrit à ce sujet : «Quand l'empereur grec se porta à notre se­cours, il fut arrêté dans sa marche par ceux mêmes qui auraient dû le seconder avec le plus d'ardeur. Interrogé par Alexis Comnène sur les forces de l'armée turque,  Etienne  de Blois lui répondit: « Sei­gneur, si

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1. Ann. Comuen., Alexiad., 1. XI; Patr. grœc, t. CXXXI, col. 814-826.

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toute votre  armée était   servie en  un repas à celle des Perses, il n'y aurait pas une bouchée pour chacun  d'eux.  Epou­vanté de cette réponse, l'empereur reprit en toute hâte le chemin de Constantinople, incendiant sur sa route tous les villages, dévas­tant le pays pour couper le chemin aux Turcs 1. » — « Qu'ils soient donc voués à l'infamie, s'écrie Baldéric de Dol, les déserteurs de l'armée de Dieu, qui en ce jour privèrent de leur dernier espoir hu­main les héroïques assiégés d'Antioche 2 ! »

 

54. Kerboghah, un instant inquiet de l'expédition d'Alexis Comnène, fut promptement informé de sa lâche retraite, et il prit soin d'en faire instruire les assiégés, comptant que ce dernier coup les  mettrait à  sa discrétion.   « En un clin d'œil, dit Guillaume de Tyr, la funeste nouvelle se répandit dans toute la ville et y jeta la consternation. Les noms d'Etienne de Blois,  de Guillaume de Grandmesnil et des autres complices de leur impiété, furent chargés d'im­précations et voués, avec celui  de Judas,  à une malédiction éter­nelle. Le désespoir s'empara de toutes les âmes. Boémond ne trou­vait plus personne qui voulût monter aux remparts. Il fallait mettre le feu aux maisons dans lesquelles se  cachaient les soldats, pour les forcer à en sortir. On disait que les princes eux-mêmes s'étaient secrètement concertés pour s'enfuir clandestinement dans la direc­tion du port Saint-Siméon, et sauver ainsi leur vie. Godefroi de Bouillon et Adhémar de Monteil multiplièrent vainement leurs exhor­tations et leurs remontrances2.. » Tout espoir humain était  perdu. Dieu allait intervenir. « Il y avait parmi les pèlerins, dit Albéric d'Aix, un frère très-fidèle, d'origine lombarde, clerc par l'ordination et par la sainteté de sa vie. Au milieu  de l'épouvante générale, il conservait pleine confiance dans l'avenir. Princes et soldats, cheva­liers et pèlerins, venaient à lui pour entendre des paroles d'encou­ragement et de consolation. «Sur le point d'entreprendre ce pèle­rinage, disait-

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1.Radulph. Cadom., Gest. Tancred., cap. lxiii ; Patr. lat., t. CLV, col. 541.

2.Balder. Doi., 1. III ; Pair, lat., t. CLXVI,  col.  1112. — Cf. Guillelm. Tyr., 1. V; cap. x-xii. — Albert Aq., 1. IV, cap. xl, col. 505.

3. Guillelm. Tyr., 1. VI, cap. xiu, col. 365.

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il, comme j'hésitais à en affronter les périls, un saint prêtre du territoire de Milan, que j'assistais  durant la célébration de la messe,  partageait mes anxiétés et mes craintes. Un jour, comme tous deux nous traversions une campagne pour nous rendre à l'église, nous fîmes rencontre d'un inconnu qui se mêla à notre conversation. Il nous dit avec assurance que la croisade était vrai­ment l'œuvre de Dieu, et que, malgré les efforts du monde et du démon, elle réussirait ; qu'elle vaudrait aux survivants une gloire immortelle et aux soldats qui succomberaient une place au ciel à côté des martyrs. Le prêtre, étonné du ton d'autorité et d'inspira­tion avec lequel parlait l'inconnu, lui demanda son nom. «  Je suis, répondit-il, Ambroise, évêque de Milan et serviteur du Christ. Ma parole s'accomplira. D'aujourd'hui en trois ans, les chrétiens en­treront vainqueurs à Jérusalem. » Après avoir dit ces mots, il dis­parut à nos regards et jamais plus on ne le revit 1. »

 

55. C'était sur la foi de cette révélation surnaturelle que le clerc de Milan, continuant à espérer contre toute espérance, cherchait à ranimer le courage éteint de ses compagnons de misère. Sa confiance ne fut pas trompée. «Un jour, dit Raimond d'Agiles, le lé­gat apostolique Adhémar de Monteil et le comte de Toulouse furent abordés par un pauvre prêtre provençal, nommé Pierre-Barthé­lémy, qui leur tint ce langage : « Avant notre entrée à Antioche, saint André, l'apôtre de notre Dieu et Seigneur Jésus-Christ, m'était déjà apparu à quatre reprises différentes, m'ordonnant de venir vous trouver aussitôt que la ville serait en votre pouvoir, pour vous ré­véler le lieu où repose la lance qui a percé le côté de Notre-Seigneur. Je n'osai point m'acquitter de cette mission. Mais aujourd'hui même, m'étant joint à une sortie tentée pour se procurer quelques vivres, je fus atteint par deux cavaliers turcs qui m'étranglèrent presque. Echappé tout chancelant à leurs mains, je pus rentrer dans la ville. Mais à ce moment je vis de nouveau l'apôtre André se dresser devant moi. Il était accompagné d'un personnage que je ne connais pas, et tous deux me firent les menaces les plus terribles, si j'hésitais encore à

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1 Alber. Aq., 1. IV, cap. xxxvui, col. 501.

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accomplir près de vous ma mission.» L'évêque et le comte de Toulouse demandèrent au prêtre le détail de ses différentes visions, dans l'ordre où elles s'étaient manifestées, et il reprit en ces termes : « La nuit du grand tremblement de terre, pendant le siège d'Antioche2, à la première secousse, seul sous le toit de chaume qui me servait d'abri, j'éprouvai la plus grande frayeur et m'écriai :   Deus adjuva !  « Mon  Dieu,   protégez-moi ! » Mais les secousses redoublant d'intensité se prolongèrent, et  mon effroi fut au comble.  Je demeurai étendu à terre, sans faire un mouvement. Tout à coup deux personnages vêtus de robes res­plendissantes parurent devant moi. L'un était un  vieillard à  che­veux blancs, les yeux noirs, la barbe blanche, longue et touffue ; il était de taille  moyenne.  L'autre  semblait plus jeune ;  il était de haute stature et d'une  merveilleuse beauté. — Que fais-tu là? me demanda le vieillard. — Qui êtes-vous ? m'écriai-je en tremblant. — Lève-toi, reprit l'apparition, et ne  crains rien.  Je suis André l'apôtre. Va trouver l'évêque du Puy, le  comte de Saint-Gilles et Pierre-Raymond d'Hautpoul, et dis-leur: «Pourquoi Adhémar  de Monteil néglige-t-il de prêcher au peuple la parole  de Dieu, de l'exhorter au bien, de le fortifier par la bénédiction de la croix qu'il fait porter devant  lui ? C'est là qu'est le salut. » Après avoir ainsi parlé, le vieillard resta quelques instants en silence ; puis, m'interpellant de nouveau : « Viens, dit-il. Je vais te montrer la lance qui perça le côté du Seigneur. Tu la donneras  au comte de Toulouse. C'est à lui que Dieu veut la confier:  son  père a obtenu pour lui cette faveur du Très-Haut. »  Je me levai, et  en ce moment il me sembla que je marchais à la suite de l'apôtre, et que j'entrais avec lui à Antioche, puis dans la basilique de Saint-Pierre, alors trans­formée par les Sarrasins en mosquée l. Elle me parut  éclairée  par deux lampes qui jetaient autant de clarté  que le soleil en plein midi. Arrivé près de la colonne la plus voisine des  gradins de l'au­tel, au côté méridional, l'apôtre me dit : « Reste là. » Et il me fit asseoir au pied de la colonne, pendant qu'il montait lui-même les degrés de l'autel.

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1. 1 Cf. no 35 de ce chapitre.

2.Quam antea Sarraceni Ba/umariam fecerant.

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Le personnage qui l'accompagnait resta debout en face des gradins. Parvenu près  de l'autel, l'apôtre disparut  à mes regards, comme s'il descendait dans les profondeurs du sol. Quelques instants après il reparut ; et, venant à moi : «Voici, dit-il, la lance qui ouvrit le cœur d'où  le salut du monde a découlé. » Il la remit entre mes  mains,  et je la baisai en pleurant de joie. « Seigneur, lui dis-je, si vous le permettez,  je vais la porter au comte de Toulouse. » — «Non, répondit-il. Il faut d'abord que la ville soit prise. Alors tu viendras avec douze chrétiens, tu la cher­cheras au lieu d'où je viens de la prendre, et où je vais la reporter. » Il le fit en effet devant moi ; puis, venant me reprendre, il me ra­mena à ma demeure par-dessus le rempart de la ville, et les deux personnages de la vision disparurent. — Réfléchissant alors au peu que je suis, à ma misère et à mon obscurité, je n'osai point me présenter devant vous. A quelque temps de là, étant allé pour chercher des vivres à un castrum voisin de Roja 1, le premier jour de carême (10 février 4098), au chant du coq, la maison où j'avais reçu l'hospitalité me parut illuminée d'une clarté céleste. Le bien­heureux André m'apparut, tel que je l'avais vu la première fois, et accompagné du même personnage. « Dors-tu?» me demanda l'apô­tre.— Non, Seigneur, répondis-je. — As-tu parlé à ceux près de qui je t'ai envoyé? — Seigneur, lui dis-je, je vous ai supplié dans mes prières, de confier cette mission à un autre. Dans ma misère, je n'ai point osé aborder de tels personnages. — Ignores-tu donc, répartit la vision, que la croisade est une œuvre divine? C'est Dieu qui vous a conduits jusqu'ici; il vous aime d'un amour de prédi­lection ; il vous a choisis entre toutes les nations par une disposi­tion spéciale de sa grâce, comme le laboureur choisit et sépare le pur froment des pailles légères. Dieu vous aime tellement, que les saints, déjà en possession de sa gloire, voudraient être encore dans leur chair mortelle, afin de pouvoir partager vos fatigues et vos combats. » Ayant ainsi parlé, la vision disparut. Je sentis alors une vive douleur aux yeux, et je craignis de perdre la vue. Réflé­chissant alors que cette infir-

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1 Rugia, ville située entre Antioche et Marrah.

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mité pouvait être le châtiment de ma désobéissance, je m'armai de courage et pris la résolution de vous parler. Dans cette pensée, je revins au camp. Les yeux ne me fai­saient plus souffrir. Mes précédentes hésitations m'arrêtèrent en­core. On me prendra, me disais-je, pour un de ces pauvres affamés qui inventent des récits fabuleux, afin d'obtenir quelque nourri­ture ; et je gardai le silence. — Une troisième fois, me trouvant en compagnie du chevalier Guillaume de Pierre, mon seigneur, au port Saint-Siméon, couchés tous deux sous la même tente, le bien­heureux André, toujours avec le personnage inconnu, m'apparut encore. « Pourquoi, me demanda-t-il, n'as-tu pas dit au comte et à l'évêque ce dont je t'avais chargé pour eux ? — Seigneur, lui dis-je, confiez cette mission à un autre plus accrédité que moi : ils ne vou­dront pas m'entendre. — Lève-toi, reprit la vision, et pars aussitôt porter ton message. — Mais, seigneur, m'écriai-je, je ne puis par­tir seul : la route est infestée par les Turcs, qui massacrent les voyageurs isolés. —Ne crains rien, me répondit-il : les Turcs ne te feront aucun mal.» Or, le chevalier, Guillaume de Pierre, entendit distinctement ces dernières paroles, mais il ne vit pas l'apôtre. Je revins donc au camp, déterminé cette fois à rompre le silence ; mais il me fut impossible de vous trouver réunis. — Sur ces entre­faites, je dus accompagner le chevalier Guillaume au port de Mamistra (Mopsueste), où nous devions nous embarquer pour aller chercher des vivres dans l'île de Chypre. A Mamistra, le bienheu­reux André m'apparut pour la quatrième fois, et m'enjoignit avec les plus terribles menaces de repartir sur-le-champ pour venir vous parler. Je n'osai entreprendre seul un trajet de trois jours de marche à travers une contrée remplie d'ennemis, et dans mon dé­sespoir je pleurai amèrement. Enfin, le chevalier Guillaume et mes autres compagnons me consolèrent de leur mieux, et me décidèrent à m'embarquer avec eux pour l'île de Chypre. Durant toute la jour­née, nous eûmes un vent favorable et le navire marcha rapidement. Mais au coucher du soleil, une violente tempête éclata soudain; il fut impossible de gouverner le vaisseau. Deux heures après, nous rentrions au port de Mamistra, où la violence du vent nous avait repoussés. Je fus tellement bouleversé de cet événement, que je tombai malade et

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ne pus rejoindre l'armée qu'après la prise d'Antioche. Vous savez ce qui m'est arrivé ce matin, où la même vision m'est apparue pour la cinquième fois. Maintenant, si vous le jugez à propos, vous pouvez mettre le fait à l'épreuve. » Tel fut, ajoute le chroniqueur, le récit du pieux clerc Pierre-Barthélémy. L'évêque1 Adhémar de Monteil ne vit là que des paroles sans portée. Mais le comte de Toulouse y ajouta foi et me recommanda à moi, son cha­pelain, la personne du pieux clerc 1. »

 

    56. « Or, continue Raimond d'Agiles, la nuit  suivante on  cria tout à coup que les Turcs venaient  de sortir  de la citadelle, qu'ils avaient forcé le passage du retranchement et qu'ils  allaient entrer dans Antioche. Un saint prêtre, nomme Etienne, en entendant ces cris d'alarme, entra dans l'église de la bienheureuse Marie toujours vierge, se confessa, reçut l'absolution et attendit en paix la mort, sous l'œil de Dieu2. Plusieurs autres clercs et religieux avaient fait de même, et ils psalmodièrent ensemble l'office des nocturnes. Au matin, le calme s'étant rétabli dans la ville, les autres s'endormi­rent. Seul le prêtre resta éveillé. Tout à coup il vit se dresser sous ses yeux un personnage d'une beauté ravissante, qui lui dit : « A quelle religion appartiennent ceux qui habitent maintenant la ville d'Antioche ? — Ils sont chrétiens, répondit le prêtre. — S'ils sont chrétiens, demanda l'inconnu, pourquoi tremblent-ils devant les infidèles? » — Puis il reprit : « Me connaissez-vous? — Je ne vous connais pas, répondit le prêtre ; je vois seulement que vous êtes le plus beau des enfants des hommes. — Regardez-moi bien, » dit l'inconnu. — A cet instant une croix plus brillante que le soleil s'éleva au-dessus de sa tête, et le prêtre s'écria: «Vous êtes le Christ, mon Seigneur et mon Dieu ! — Vous l'avez dit, reprit l'ap­parition : je suis le Dieu des armées. Allez dire à l'évêque Adhémar en mon nom : Les péchés du peuple avaient éloigné de lui ma mi­séricorde. Convertissez-vous à moi, et je reviendrai à vous. Avant chaque engagement, qu'on invoque mon nom. Si mes ordres sont fidèlement exécutés, dans cinq jours ma

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1 Episcopus autem nihiï esse, prêter verba puiavii.

2.RaimuQj. de Agit., cap. xv, col. 612.

3.Volens habere Deum sase morlis tester».

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miséricorde éclatera sur mon peuple. — En ce moment, parut à côté du Seigneur une reine, au visage rayonnant de gloire, vêtue de lumière comme d'un man­teau resplendissant. « Voilà, lui dit-elle, ces chrétiens d'Antioche pour lesquels j'ai tant imploré votre clémence.» Le prêtre Etienne, dans le ravissement où le jetaient ces  merveilles, étendit le bras pour réveiller ses compagnons et les faire jouir de ce spectacle sur­naturel ; mais la vision disparut. — Toute la ville  fut bientôt  in­formée de ces phénomènes miraculeux. Avec l'espoir d'un  secours divin, une ardeur de conversion, de pénitence chrétienne, en même temps qu'un renouvellement d'énergie et de courage, se manifestè­rent de toute part. On attendit dans la plus vive anxiété le cin­quième jour, prédit par le prêtre  Etienne.  Ce jour  avait été fixé d'un accord unanime pour la recherche de l'insigne relique révélée par saint André au pauvre  clerc.  C'était la IIe férie, XVIII  des ca­lendes de juillet (lundi 14 juin 1098). Douze personnages, au nom­bre desquels se trouvaient l'évêque d'Orange (Guillaume I), le comte Raimond de Toulouse accompagné de son chapelain, celui qui écrit cette histoire, Ponce  de Baladun et Farald de Thouars, entrèrent avec Pierre-Barthélemy dans la basilique de Saint-Pierre. Les portes en furent fermées à tous les fidèles,  qui stationnaient autour de l'édifice, et l'on commença les fouilles sur le point indiqué. Jus­qu'au soir elles se continuèrent sans résultat, et l'on commençait à désespérer du succès. Le comte de Toulouse fut obligé de se retirer, pour aller reprendre  son  poste au   retranchement  de la citadelle. Mais un autre  noble personnage vint le remplacer. On changea également les ouvriers accablés de fatigue, et une escouade fraîche reprit le travail avec  une  nouvelle ardeur. Nous suivions chaque coup de pioche avec une  anxiété  toujours croissante.  Mais le dé­couragement finit par  nous  gagner tous. Pierre-Barthélemy, qui lisait cette impression sur nos visages, détacha sa  ceinture  et  sa tunique,  ôta sa  chaussure, nous adjura de nous mettre  tous en prière et de supplier le  Seigneur notre Dieu d'avoir pitié de son peuple fidèle, en lui accordant sa sainte Lance comme un  gage  de reconfort et de victoire. Il descendit ensuite dans la tranchée. Mais à peine atteignait-il le fond,   que les ouvriers signalaient la pointe d'un fer qui ap-

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p545 CHAP.   V. —  LES  CROISÉS   ASSIÉGÉS  DANS ANTIOCHE.

 

paraissait à  la  surface. Je m'élançai aussitôt,  moi qui trace ce récit,   ajoute le  chapelain, et j'eus la joie  de baiser, quand elle effleurait encore le sol où elle était enfouie, cette pointe de la Lance sacrée 1. » —  « En  un instant, dit Guillaume de Tyr, toute la ville d'Antioche fut informée de l'heureuse nouvelle. La basilique se remplit d'une foule immense, dont les flots pressés se succédaient pour vénérer la sainte relique. Le gage de victoire pro­mis par Dieu à son peuple fidèle était enfin accordé à tant de prières et de vœux. Toutes les fatigues, toutes les souffrances fu­rent oubliées. Les princes jurèrent de ne jamais abandonner l'ex­pédition sainte, tant qu'ils n'auraient pas délivré le sépulcre du Dieu qui venait de leur donner la lance dont son cœur avait été ou­vert. Chevaliers, soldats, pèlerins, tous demandaient à être menés au combat. La sainte Lance portée devant eux par le comte de Tou­louse, désigné par saint André comme le vexillifer de la sainte re­lique, suffirait à renverser les bataillons ennemis2.

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1 Raimund. de Agiles, cap. xv, col. 314.

2.Après tant d'émotions, le clerc Pierre Barthélémy eut encore, dans la nuit du surlendemain, une sixième apparition de l'apôtre saint André, qui lui dit: « Le comte de Toulouse sera le vexillifer de la sainte Lance. La misé­ricorde de Dieu pour son peuple va se manifester par des prodiges. » Et comme le pauvre clerc demandait à l'apôtre le nom du personnage mysté­rieux dont il le voyait toujours accompagné : « Approche, lui dit la vision, et viens lui baiser les pieds. » Pierre Barthélémy s'approcha; mais il vit sou­dain s'échapper des pieds de l'inconnu deux flots de sang, qui paraissaient sortir d'une blessure toute récente. Et comme il hésitait, à cause de ce sang et de ces blessures, l'apôtre lui dit : « Voilà les plaies du Sauveur attaché à la croix pour la rédemption du monde. Recommande aux chrétiens tes frè­res d'avoir toujours à l'esprit la parole de l'Épitre de mon frère Pierre, qu'on lit en ce temps dans votre office : « Humiliez-vous sous la puissante main de Dieu. » (I Petr. v, 6.) Chaque année vous célébrerez la fête de l'Invention de la sainte Lance. Chaque jour les clercs chanteront devant elle l'hymne : Lustra sex qui fam peracta. Et aux paroles : Agnus in crucis levatur, immolandus stipite, ils se mettront à genoux et y resteront jusqu'à la fin de l'hymne. » Or, ajoute Raymond d'Agiles, quand le pauvre clerc nous raconta cette dernière vision, avec tous ces détails liturgiques, à l'évêque d'Orange et à moi, nous lui demandâmes s'il savait par cœur les prières de l'office. Il nous répondit que non; et de fait le peu qu'il en avait su jadis, il l'avait complètement oublié, en sorte que tout ce qui lui restait dans la mémoire était le Pater, le Credo, le Magnificat, le Gloria in excelsis et le cantique Benedictus Dominus Deus Israël. »; Raimund de Agil., c. xvi, col. 614-615.)


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