Darras tome 11 p. 77
§ VI. Mort de saint Martin de Tours.
46. Dans le même temps, sainte Marcellina, sœur du grand archevêque, mourait à Rome 2. L'Orient perdait saint Grégoire de Nysse 3 et saint Amphiloque d'Icône 4. Mais aucun deuil n'excita autant de regrets, dans l'univers entier, que celui du thaumaturge de Tours, saint Martin. Depuis un an, l'homme de Dieu était allé recevoir au ciel la couronne de ses vertus. La célébrité de saint Martin ne se bornait pas aux limites de la Gaule et de la Germanie. Depuis la publication de sa biographie par Sulpice-Sévère, le nom
--------------------
1 Vit. S. Ambros. a Paulino ad Augustinum scripta. cap. XXXy, «2-49; Pair, lat., tom. XIV, col. 39-i4. — 2. On célèbre la fête de sainte Marcellina le 17 juillet. —3. 9 mars. — 4. 23 novembre»
========================================
p78 POSTIFICAT DE SAIKX SIBICIUS (383-393).
de Martin avait conquis une réputation universelle. « L'œuvre de Sulpice-Sévère obtint un succès qui peut nous étonner, dit un auteur récent, lorsque nous nous reportons à ces âges reculés où de nombreux scribes ne pouvaient multiplier qu'à grand'peine les copies d'un manuscrit, et où les longs voyages étaient rendus difficiles par l'âpreté des routes et la fréquence des brigands. Et pourtant, à aucune autre époque de l'histoire peut-être, il n'y eut de rapports plus multipliés, plus suivis, entre tous les hommes dis-tingués qui étaient épars sur la surface du globe. Sulpice-Sévère écrivait-il une page sur les rives de la Loire? elle volait aussitôt jusqu'en Afrique, où Augustin la lisait avec amour, car il professait une haute admiration pour la sagesse et la doctrine de l'écrivain Gaulois 1 ; elle volait jusqu'en Asie, où Jérôme attendait avec impatience « chaque nouvel écrit de son bien-aimé Sévère ; » elle allait réjouir Paulin, « ce frère de cœur » dans sa solitude de Nôle. Posthumien, un autre ami de Sulpice-Sévère, lui exprimait un jour le désir « de l'entendre, selon sa coutume, causer à loisir du bienheureux Martin, » Sulpice le renvoyait au volume déjà publié par lui sur ce sujet. « Je le connais depuis longtemps, répondait Pos-thumien. Ce livre a été mon compagnon assidu et ma consolation dans mon long voyage. Je veux même te dire jusqu'où tes récits sont parvenus. Il n'est peut-être pas, sur la terre, un lieu où n'ait été divulguée cette pieuse histoire. Paulin, cet homme qui t'aime tant, l'apporta le premier à Rome. On ne tarda pas à se l'arracher dans tous les quartiers de la ville, et j'ai vu les libraires se réjouir fort de ce succès, car plus on demandait le livre, plus ils le ven-daient cher. Lorsque, poursuivant au loin ma course aventureuse, j'abordai en Afrique, tout le monde l'avait déjà lu à Carthage. Que te dirai-je d'Alexandrie? Il n'est personne dans cette ville qui ne le connaisse peut-être mieux que toi. Il a traversé l'Egypte, la Nigritie, la Thébaïde, les royaumes de Memphis. J'ai vu un vieillard le lire au fond du désert! » Sulpice-Sévère se plaignait parfois de l'indiscrétion qui lui arrachait ses notes les plus confidentielles
------------------
1 Vf doclrina et sapientiv pollens (S. August., Epist. CCV). — 2. Ssverut natta* In comment. Ezech., (S. Hieronym., 36).
=========================================
p79 CHAP. I. MORT DE SAINT 1IARÏIN DE TOURS.
pour les disperser ainsi aux quatre vents du ciel. Il écrivait à Bassula, sa bellemère : « Si les lois permettaient de traduire ses parents en justice j'aurais bien le droit de vous citer au tribunal du préteur, comme coupable de vol et de brigandage. Vous ne m'avez rien laissé dans ma cellule, pas un livre, pas une lettre, pas un papier. Si j'écris familièrement à un ami, si je dicte en me jouant quelques pages que je veuille garder secrètes, je n'ai pas encore fini d'écrire ou de dicter, que tout est déjà entre vos mains. C'est vraiment une rude tâche que vous imposez à mes secrétaires! Et qui pis est, je ne puis me fâcher contre eux, car ils sont entretenus près de moi par votre libéralité. Aussi travaillent-ils avec beaucoup plus de zèle pour vous que pour moi-même1 ! »Ce qu'on cherchait si avidement dans les livres de Sulpice-Sévère, c'étaient le nom et les œuvres de Martin; c'était pour dérober quelques souvenirs inédits du saint, que l'on dérobait les papiers de son plus confident ami 2. »
47. Les dernières années du thaumaturge avaient été, comme les premières, fécondes en miracles. « Un jour, dit Sulpice-Sévère, le bienheureux était agenouillé, priant dans sa cellule, lorsqu'il se vit entouré soudain d'une lumière éblouissante. Au milieu de cette éclatante apparition, un personnage se dressait devant lui, couvert d'un manteau de pourpre et le front ceint d'en diadème. Martin, lui dit-il, je suis le Christ, j'ai résolu de me manifester de nouveau à la terre, et je commence par toi.— Le bienheureux ne répondit rien à cette parole. Une seconde fois, le mystérieux personnage renouvela son affirmation. Je suis le Christ, lui dit-il, pourquoi hésites-tu à me reconnaître? Pourquoi ne point croire, puisque tu vois? — Mais l'Esprit de Dieu avertissait intérieurement le bienhreux de ne pas ajouter foi à cette vision mensongère. Martin répondit donc : Jésus-Christ, mon maître, a prédit son dernier avènement. Ce n'est ni avec un manteau de pourpre ni avec un diadème qu'il se manifestera au monde. Je le reconnaîtrai quand il portera les insignes de sa passion et les stigmates de la croix triom-
---------------------------
1 Sulpit. Sev., Epist. ad Bas).; Patr. lat., tom. XX, col. 181. — 2. M. de U Gournerie, Sttlpice-Scvère; Correspondant, tom. VU, pag. 366.
==========================================
p80 PONTIFICAT DE SAIiST S1KICIUS (383-398).
Phante ! — A ces mots, le fantôme s'évanouit, remplissant toute la cellule d'une odeur fétide. Martin m'a raconté lui-même cette tentative impuissante de l'esprit du mal. Elle coïncidait avec une série de manifestations qui jetaient alors le trouble dans les âmes. Ainsi, en Espagne, avait paru un imposteur qui osait se dire le Christ. Cette prétention sacrilège avait rencontré des adhérents : un évêque de ce pays, Rufus, s'était constitué son adorateur. On fut obligé d'assembler un concile pour déposer Rufus de l'épiscopat, et anathématiser son faux Dieu. En Orient, un aventurier du même genre, se faisait passer pour Jean le Précurseur. On eût dit que l'époque prédite par le Seigneur était venue. Les antechrist et les faux-prophètes se multipliaient, et le mystère d'iniquité se préparait dans le monde par l'œuvre de Satan 1. »
48. « Un autre jour, continue Sulpice-Sévère, le bienheureux faisait, selon la coutume des évêques, la visite pastorale de son diocèse : c'était au fort de l'hiver. On lui avait préparé un logement dans la sacristie de l'église, où l'on avait allumé un grand feu d'épines sèches et de menus sarments. A un angle de la pièce, un lit de paille avait été dressé : mais le bienheureux avait en horreur même un lit de paille; il couchait toujours sur la dure. Quand il arriva, brisé par la fatigue d'une longue et pénible course, il jeta la paille au milieu de la chambre, s'étendit sur la terre nue, et ne tarda pas à s'endormir. Un étincelle du foyer mit le feu à la paille, et l'homme de Dieu se réveilla, au moment où toute la chambre était en feu. Dans le premier moment de surprise, me disait-il depuis, je ne songeai point à recourir à mes armes ordinaires, la prière. D'un bond, je m'élançai vers la porte, mais je n'en trouvai point le pêne. Cependant la flamme m'envahissait; ma tunique brûlait sur moi. Je me souvins alors que Dieu ne m'avait jamais refusé son aide; je l'invoquai du fond de mon âme, et couvert du bouclier de la foi, je m'agenouillai au milieu des flammes dont la chaleur ne m'atteignit plus. — Cependant les compagnons du saint évêque, entendant la crépitation de l'in-
------------------
1. Sulpit. Sever., P»'to Beat. Martin., cap. xxiv,
=========================================
p81 CHAP. I. — KORX DE SAIKT MARTIH DE TOUES.
cendie, enfoncèrent la porte et trouvèrent Martin sain et sauf, priant, les bras étendus, au milieu du brasier 1. » Que penseront nos modernes rationalistes de ce récit de Sulpice-Sévère? Diront-ils que c'est là une légende apocryphe, inventée après coup par l'imagination exaltée des peuples de la Touraine ? Ils ne s'en feraient vraisemblablement pas scrupule ; mais l'historien ne leur laisse pas même cette ressource, et il confirme l'authenticité du miracle par une preuve irréfragable. «Croirait-on, ajoute-t-il, que cet épisode, bientôt connu dans toute la province, fournit aux ennemis du thau-maturge l'occasion d'insulter à son pouvoir surnaturel? Quoit ! disaient-ils, Martin qui ressuscite les morts, qui arrête par une simple parole les incendies les plus violents, a failli périr lui-même dans les flammes ! Lui qui en a sauvé tant d'autres, ne sait pas se protéger lui-même! — Ainsi, ils parlaient ces insensés ! Ils eussent mérité de vivre parmi les Pharisiens qui blasphémaient la divinité du Sauveur, ou parmi ces idolâtres qui accueillaient l'apôtre saint Paul après son naufrage par cette exclamation barbare : « Cet homme doit être quelque meurtrier, puisqu'après avoir échappé à la tempête, une vipère vient le mordre sur la plage 2 ! » Certes ! il fallait que le pouvoir du thaumaturge fût à la fois bien avéré et bien universellement reconnu, pour que de telles objections se produisissent à propos d'un pareil incident.
49. Cependant, le bienheureux était mûr pour le ciel. Il avait plus de quatre-vingts ans, mais sa vieillesse, comme celle de Moïse, était exempte des infirmités et de la décrépitude de l'âge. A la mort de Liborius (Liboire), évêque des Cenomanni (le Mans) 3, il n'hésita point à se rendre dans cette ville pour assister aux funérailles et présider à l'élection d'un successeur. Les suffrages du clergé et du peuple désignèrent saint Victor, auquel Martin conféra l'ordination épiscopale. A son retour, le thaumaturge ayant appris la mort du prêtre Clarus (saint Clair), l'un de ses plus fidèles disciples, réunit autour de lui tous les religieux et leur
-----------------------
1. Sulpit. Sev., Episi, i, ad Euseb.; Pair, lat., tom. cit., col. 178. — 2. Ad.. Txvni, 4 — 3. Les relique» de saint Liborius ont été, sous le règne de Loui» le Débonnaire (S36), transférées dans la ville de Paderborn.
=========================================
p82 PONTIFICAT DE SAIST SIBICIUS (383-398).
prédit que sa fin à lui-même était proche. «Cependant, continue Sulpice-Sévère, on vint lui apprendre qu'une division avait éclaté parmi les prêtres de l'église de Condat (Candes1). Il partit aussitôt, bien qu'il sût que ce serait là son dernier voyage sur la terre. Mais il voulait terminer sa carrière mortelle par un acte de charité et de paix. Ses disciples l'accompagnèrent en grand nombre dans ce voyage. En traversant une rivière, le bienheureux vit des plongeons qui voltigeaient à la surface de l'eau, et, fondant tout à coup sur leur proie, ramenaient dans leur bec un poisson. Voilà, dit-il, l'image des démons. Ils sont à l'affût des âmes imprévoyantes, ils les surprennent par leur brusque attaque, les dévorent et ne peuvent jamais se rassasier. — Elevant alors la main, il fit un signe de croix, et la bande des oiseaux voraces, abandonnant le fleuve, se dispersa dans la campagne et la forêt voisine. Quelques passants, témoins de ce prodige, reconnurent le saint évêque. Dans leur admiration, ils disaient : Martin chasse les démons, et les oiseaux du ciel obéissent à sa voix ! — Le bienheureux poursuivit sa route. Il séjourna quelque temps à Condat, rétablit la concorde parmi les clercs et se disposait à reprendre le chemin de Tours, quand il fut atteint d'une paralysie qui lui enlevait l'usage de ses membres. Ses disciples accoururent : Mon corps va se dissoudre, leur dit-il. — A cette parole, les pleurs et les sanglots éclatèrent. Pourquoi nous abandonnez-vous, ô Père ! s'écrièrent-ils. A qui confiez-vous la garde de vos fils orphelins? Les loups ravissants vont venir dévaster votre troupeau. Quelle main saura nous défendre, quand nous aurons perdu notre pasteur? Nous savons que vous n'aspirez plus qu'au bonheur de vous réunir à Jésus-Christ; mais votre récompense est certaine. Pour être différée, elle n'en sera pas moins grande! Ayez plutôt pitié de nous, et ne nous abandonnez pas! —Je n'assistais point à cette scène déchirante, ajoute Sulpice-Sévère : mais ceux qui en furent témoins, m'ont dit qu'en ce moment, l'homme de Dieu, attendri par ces plaintes, laissa couler ses larmes. Les entrailles de sa charité s'émurent pour son trou-
-----------------------
1 Candes est aujourd'hui une bourgade du département d'Indre-et-Loirre, canton du Chinon, au confluent de la Vienne et de la Loire.
==========================================
p83 CHAP. I. — MORT DE SAINT MARTIN DE TOURS.
peau. Levant les yeux au ciel, et s'adressant à Jésus-Christ lui-même, il dit : Seigneur, si je suis encore nécessaire à votre peuple, je ne refuse point le travail. Que votre volonté soit faite! — Ainsi, entre le ciel qui s'ouvrait à son espérance et la terre qui faisait appel à sa foi, le bienheureux hésitait, ne sachant de quel côté porter ses préférences. Il ne voulait pas se séparer des siens, il ne voulait pas non plus s'exiler lui-même du ciel. Dans cette perplexité, renonçant à sa volonté propre, et sacrifiant ses désirs personnels, il se remettait tout entier à la disposition de son divin Maître. Comme s'il eût dit : Seigneur, mon combat sur la terre a été rude ; il y a longtemps que j'en supporte les fatigues. Cependant, s'il vous plaît de me retenir encore sous vos drapeaux, dans le camp de votre laborieuse milice, je ne m'y refuse point. Je ne ferai pas, comme un vétéran épuisé, valoir près de vous mes longs services. Parlez et je volerai où vous m'appellerez. Aussi longtemps que vous l'ordonnerez, je combattrai sous vos étendards. La vieillesse du soldat aspire au repos; mais je sens mon courage plus fort que les ans. Si vous le voulez, je triompherai même de ma vieillesse. Que si, au contraire, vous daignez vous souvenir de mon âge et m'épargner de nouvelles fatigues, soyez béni, ô Seigneur! Que votre volonté soit faite. Seulement, veillez toujours sur ces orphelins que je confie à votre divine miséricorde ! — O grand homme ! ô admirable saint, que le travail n'avait jamais vaincu, que la mort ne devait pas vaincre, qui demeurait impassible entre la mort et la vie, sans craindre l'une et sans refuser l'autre! Pendant quelques jours, il resta ainsi, souffrant les tortures d'une fièvre ardente. Mais son âme veillait avec Dieu. Nuit et jour il priait, il forçait ses membres endoloris à servir l'esprit de piété qui les domptait. Étendu sur la cendre et le cilice, il paraissait un roi dans sa gloire. Ses disciples le suppliaient de permettre qu'on adoucît un peu la rudesse de sa couche. Mes enfants, leur dit-il, c'est ainsi qu'un chrétien doit mourir; si jamais je vous ai donné d'autre exemple, c'est une faiblesse que je déploie et dont je vous demande pardon !— Les yeux et les mains toujours levés vers le ciel, il semblait livrer avec une ardeur invincible le dernier combat de la prière.
=========================================
p84 POXTIFXCAT DE SAINT siricius (383-398).
Les prêtres et les religieux qui l'entouraient voulurent le soulever un peu, pour le changer d'attitude et lui procurer quelque soulagement. Laissez-moi, mes frères, leur dit-il, laissez-moi regarder le ciel plutôt que la terre. Mon âme s'habitue à la route qu'elle va suivre pour rejoindre le Seigneur ! — Ayant ainsi parlé, ses yeux aperçurent le fantôme de Satan qui voulait effrayer son dernier soupir. Que viens-tu faire ici, bête cruelle? s'écria-t-il. Tu ne trouveras rien en moi qui t'appartienne. Je vais me reposer au sein d'Abraham ! — Après avoir dit ces mots, il rendit au ciel une âme qui avait tant travaillé à l'œuvre de Dieu sur la terre 1 ! » (11 novembre 396.)
50. « Or, continue Sulpice-Sévère, j'étais resté au monastère de Tours, ignorant ce qui venait de se passer. Une nuit, après l'heure des matines, je m'étendis sur mon lit, pour reposer un peu mes membres fatigués. Bientôt mes yeux se fermèrent, et je demeurai dans cet état de demi-sommeil, où l'on se sent soi-même dormir. Tout à coup, m'apparut l'évêque Martin, vêtu d'une tunique éblouissante de blancheur, le visage rayonnant d'une flamme céleste, les yeux étincelants comme des étoiles, les cheveux entourés d'une auréole de pourpre et d'or. Je retrouvais en lui les traits que je lui connaissais ; il m'était impossible de m'y méprendre, c'était lui, quoique dans un appareil inaccoutumé. Je le reconnaissais et son éclat était tel que mes yeux ne pouvaient le supporter. Il souriait en me regardant, et il tenait, dans sa main droite, le livre que j'ai écrit de sa Vie. Je tombai à ses genoux, les baisant avec transport, et, selon la coutume, je lui demandai sa bénédiction. Je sentis alors le contact délicieux de sa main sur ma tête, pendant qu'il prononçait, selon son usage, le nom de la croix, nom si familier à sa bouche. Je levai ensuite vers lui mon regard, et je ne pouvais me rassasier de cette contemplation céleste, lorsque, se dérobant à mon étreinte, il s'éleva dans les airs. Tant qu'il parcourut l'immensité, emporté par une nuée lumineuse, je le suivis des yeux, mais il ne tarda pas à disparaître dans les régions du ciel. Je tenais toujours mes regards fixés du côté où je venais de l'apercevoir
----------------
1. Sulpit. Sever.j Epist. ad Bassulam, loc cit.
=========================================
p85 CHAP. I. — SORT DE SAIXT MARTIN DE TOURS,
pour la dernière fois, quand je vis le saint prêtre Clarus, l'un de ses disciples, s'élancer sur la même voie. A mon tour, je fis effort pour le suivre, mais je me réveillai. Seul, dans ma cellule, je remerciais Dieu de cette vision, Iorsqu'entra le jeune clerc qui me servait. Son visage était empreint d'une tristesse visible : il pleurait en me parlant. Qu'avez-vous? lui dis-je, et d’où viennent ces pleurs? — Hélas! répondit-il, deux moines viennent d'arriver à Tours; ils apportent la nouvelle que le seigneur Martin est mort! — A ces mots, je tombai la face contre terre, inondant le sol de mes larmes. Et maintenant que j'écris ces lignes, je pleure encore et ma douleur est inconsolable. Ce n'est pas sur lui que je pleure! Après avoir tant de fois triomphé de ce monde et du prince du siècle, il est allé recevoir la couronne de justice. Mais je pleure sur moi, et rien ne saurait tarir mes larmes. J'ai un patron au ciel, mais j'ai perdu ma consolation sur la terre; j'ai beau me dire que je devrais nager dans l'allégresse, ma douleur est plus forte que toutes les raisons. Je le sais, il est maintenant parmi la phalange des apôtres et des prophètes. Sans rabaisser le mérite d'aucun autre, il est certain qu'il occupe, dans les demeures célestes, un rang qui n'est inférieur à aucun, pas même à celui des martyrs; car s'il ne lui fut pas donné de verser son sang pour Jésus-Christ, c'est l'occasion seule, non la volonté, qui lui a fait défaut. S'il eût vécu aux siècles de Néron et de Dèce, j'en atteste le Dieu du ciel et de la terre, on l'aurait vu monter lui-même au chevalet ou se précipiter sur les bûchers ardents ! Qui jamais pourra célébrer dignement vos louanges, héros de piété, de miséricorde, de charité ! Il est donc vrai que j'ai joui du commerce intime de ce grand saint! Hélas! j'en étais indigne; mais enfin, tout misérable que je sois, il m'aimait! A ce souvenir, des torrents de larmes fondent de mes yeux, ma poitrine éclate en gémissements. Quel homme mortel me rendra la douceur de ses conversations, le charme ineffable de sa charité ? Comment pourrai-je survivre au bienheureux? Y aura-t-il un jour, une heure, une minute de mon existence où je ne me dise : Je l'ai perdu 1 ! »
----------------------
1 Sulpit. Sever., Epiit. n ad Aurelium diac; Pair, lai., loc. cit.
=================================
p86 pontificat de saint siricius (3Sj-39S).
51. Cependant les prêtres et les religieux qui entouraient la couche funèbre où le bienheureux Martin venait d'expirer, virent tout à coup son visage s'illuminer d'un éclat radieux. La blancheur de la neige donnerait mal l'idée de cette transfiguration glorieuse. Sur la cendre et le cilice où il reposait, on l'eût dit assis sur un trône; les épines de la pénitence semblèrent se changer en roses; son teint ordinairement flétri par les austérités était vermeil, comme celui du plus bel adolescent. Au bruit de cette mort, des populations entières accoururent à Condat. Les Pictavii (Poitiers) et les Turonenses (Tours), se disputaient l'honneur de posséder ses précieuses dépouilles. Les premiers disaient : C'est chez nous qu'il vint se fixer en premier lieu ; qu'il fonda le monastère où il eût voulu passer sa vie. Nous l'avons prêté depuis à l'église de Tours; maintenant qu'il est mort, nous le reprenons. — Les Turonenses répondaient que, par son sacre, Martin leur appartenait tout entier, et qu'il était inouï qu'on enlevât à son église le corps d'un saint évêque. — La contestation fut ardente et vive, elle dura une journée entière. Dans la crainte d'échouer, malgré leur bon droit, les Turonenses prirent un parti décisif. Durant la nuit, ils enlevèrent le corps, le déposèrent sur une barque qui descendit la Vienne jusqu'à son confluent. Entrant ensuite dans la Loire, le convoi funèbre arriva à Tours, où il fut reçu au milieu d'un concours prodigieux. Plus de deux mille moines conduisirent proces-sionnellement le corps au chant des hymnes et des psaumes, dans la basilique où il fut déposé. « Or, dit Grégoire de Tours, le jour même des funérailles, qui était un dimanche, Ambroise, le bienhenreux évêque de Milan, dont l'éloquence est célèbre dans tout l'u- nivers, célébrait l'office divin, au milieu de son clergé et de ses fidèles. Ambroise avait établi dans sa basilique la coutume que le lecteur ne devait jamais commencer à réciter l'épître, sans avoir reçu la bénédiction de l'évêque. Mais il advint que, ce jour là, quand le lecteur s'approcha du trône pour recevoir la bénédic- tion épiscopale, il trouva le bienheureux évêque endormi. Tous les assistants le remarquèrent, cependant nul n'osait réveiller le saint. Un long intervalle s'écoula en silence ; enfin quelques clercs prirent
==========================================
p87 CHAP. I. — MORT OE SAIXT MARTIN DE TOURS.
sur eux de s'écrier : L'heure s'écoule; que le seigneur évêque daigne donner le signal au lecteur! -Le bienheureux Ambroise revenant à lui, leur dit : Ne vous troublez pas. Le sommeil où vous m'avez vu plongé, était une vision que daigna m'envoyer le Seigneur. Apprenez que mon frère, l'évêque Martin, a quitté ce monde. Je viens d'assister à ses funérailles : elles se terminaient au moment où vous m'avez appelé1. — Dans leur étonnement, les clercs notèrent exactement le jour et l'heure où ces paroles furent prononcées à Milan : c'étaient bien exactement le jour et l'heure où les obsèques du thaumaturge avaient eu lieu à Tours 2. »