Grégoire VII 12

Darras tome 21 p. 516

 

    84. On conçoit que de tels évêques, loin de protéger et de dé­fendre le peuple confié à leur garde, en devinssent eux-mêmes les oppresseurs. Henri trouvait en eux des complaisants serviles pour tous ses brigandages. « Il faisait à cette époque, dit Bruno, cons­truire des forteresses sur toutes les hauteurs de la Thuringe et de la Saxe, dans le double but de se prémunir contre une insurrection nationale et d'avoir sur toute l'étendue de ces vastes terrtoircs des garnisons qui percevraient de force les taxes arbitraires, les impôts exorbitants dont il se promettait d'accabler ses malheureux sujets.

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1. Brun, Magdeburg. Bell. Saxon. — Patr. lat. Tom. CXLV1I, 49S.

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 517 CHAP.   IV. —   HENRI   IV   ROI   DE  GERMANIE. 

 

Pour élever ces monuments de tyrannie, il prenait impitoyable­ment aux propriétaires du voisinage tout ce qui était à sa conve­nance. La forteresse de Hartzbourg dont il voulait faire une rési­dence royale fut décorée de toutes les richesses volées aux églises et aux monastères. Tout d'abord, ajoute le chroniqueur, les habi­tants n'avaient pas soupçonné le véritable motif de ces construc­tions gigantesques. Les uns en riaient comme d'une folie de jeune homme, d'autres estimaient qu'on pourrait utilement s'en servir en cas d'invasion étrangère. Mais lorsque les constructions furent achevées on comprit bientôt la pensée du jeune roi. Les soldats ins­tallés en chaque forteresse promenèrent la dévastation et l'in­cendie dans tout le voisinage, pillant les récoltes, traînant les hommes libres en captivité, réservant les femmes et les filles pour en faire le jouet de leurs brutales passions. » Un cri d'indignation et d'hor­reur s'éleva dans toute l'Allemagne. Les évêques, les grands, le peuple et à leur tête saint Bennon evêque de Misnie adressèrent au jeune roi les remontrances les plus énergiques. Kenri IV avec une dissimulation et une perfidie consommées répondit que loin de s'attendre à de pareils reproches il avait droit aux éloges de l'épis-copat tout entier. « Je n'ai agi, dit-il, que pour maintenir et sau­vegarder les droits de l'Église. On sait que les habitants de la Thu-ringe et de la Saxe refusent obstinément de payer la dîme au métropolitain de Mayence. J'ai voulu prêter main-forte au véné­rable Sigefrid.»—«Tels furent, dit Lambert d'Hersfeld, les moyens de justification invoqués par le roi pour pallier ses crimes. Il n'est que trop vrai d'ailleurs qu'il avait obtenu de Sigefrid lui-même une promesse simoniaque de concours. « Je vous ferai payer vos dîmes exactement, lui avait-il dit, mais à condition que vous m'en remettrez la moitié pour entretenir les garnisons de mes forte­resses 1. » Cet infâme marché fut conclu de part et d'autre; il nous donne la mesure du degré d'abjection où peut tomber un épiscopat césarien. Sigefrid n'hésita point à assumer sur lui-même la res­ponsabilité ignominieuse des forfaits de Henri IV. Il indiqua à

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1. Lambert. Hersfeld. Annal. Pair. Lat. Toin. CXLVI, col. 1123

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p518 PONTIFICAT D'ALEXANDRE  II  (10G1   1073).

 

Erfurth pour le 10 mars 1073 un concile où la question serait canoniquement définie.

 

83. « Au jour fixé, reprend le chroniqueur, Henri IV et Sigefrid escortés d'une multitude de juristes mercenaires qui avaient vendu leur savoir et leur conscience ouvrirent la diète synodale. Aux premiers rangs siégeaient quatre de leurs complices, Hermnn évêque de Bamberg (celui dont Bruno de Magdebourg nous a pré­cédemment fait connaître la valeur), Hécel d'Hildesheim, Eppo de Zeitz (aujourd'hui Neubourg) et Benno d'Osnabruck. Ceux-ci venaient non pour discuter les lois canoniques auxquelles ils n'entendaient absolument rien, mais pour applaudir à tout ce qu'il plairait au roi de proposer. L'intimidation devait obtenir des autres évêques sinon l'assentiment complet du moins un silence qui aurait la même va­leur officielle. Dans ce but les troupes royales se tenaient à toutes les issues, prêtes à faire main basse sur les opposants. Les abbés de Fulda et de Hersfeld devaient être les premiers atteints par l'exten­sion à la Thuringe du droit de dîme injustement réclamé par l'archevêque de Mayence. On comptait dès lors qu'ils résisteraient avec la dernière énergie. Sommés l'un et l'autre d'exposer leur sentiment, ils s'adressèrent à Sigefrid et le supplièrent au nom du Dieu tout puissant de respecter des immunités appuyées sur la pra­tique constante de tous ses prédécesseurs et sur les décisions expres­ses du siège apostolique. A cette interpellation l'archevêque répon­dit fièrement : « Mes prédécesseurs ont fait ce qu'ils ont voulu : sans doute ils croyaient prudent de ménager des populations récem­ment converties à la foi chrétienne. On réserve ainsi le lait de la doctrine à des néophytes, pour ne pas révolter leur délicatesse. Mais aujourd'hui ces ménagements n'ont plus aucune raison d'être. J'appliquerai désormais dans toute leur rigueur les lois de l'Eglise à des populations qui ont grandi sous la tutelle de l'Eglise. » Deux jours consécutifs s'écoulèrent dans cette discussion sans que l'archevêque consentit à se relâcher de ses prétentions tyranniques. Eufin les députés de la Thuringe désespérant d'obtenir justice récusèrent l'autorité d'un synode visiblement partial et en appelèrent au juge­ment du pape Alexandre II. A ces mots, le jeune roi se leva dans

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un accès de fureur et blasphémant le nom de Dieu jura de poursui­vre comme criminel de lèse majesté, avec confiscation des biens et anéantissement de la famille entière quiconque aurait l'audace de recourir au tribunal du souverain pontife 1. Épouvantés de cette terrible menace, les abbés d'Hersfeld et de Fulda cédèrent. Le roi fit aussitôt rédiger un procès-verbal de leur acquiescement et prononça la clôture du concile. Avant le départ des évêques et des abbés, il s'entretint en particulier avec chacun d'eux et leur renouvela sa défense sous peine de mort d'adresser soit par eux-mêmes soit par aucun intermédiaire un appel quelconque à l'autorité du pape. 2. »

 

 86. Certes il eût mieux valu mille fois pour Sigefrid être resté  jusqu'à la fin de ses jours enfermé au monastère de Cluny, que de prêter l'autorité de son nom et de son caractère à de pareils bri­gandages. « Le résultat du concile d'Erfurth, continue le chroni­queur, se fit immédiatement sentir dans la Thuringe et la Saxe par un redoublement d'oppression et de tyrannie. Tout ce qui se trou­vait à la portée des garnisons dans chacune des nouvelles forte­resses était inexorablement pillé sous prétexte de dîmes. La moindre plainte était punie de l'esclavage ou de la mort. Nobles et simples citoyens, riches et pauvres, tous étaient également frappés, non plus au nom du fisc royal, mais au nom des droits sacrés de l'Eglise. Habitués à recourir au tribunal du roi, les malheureux habitants invoquaient cette juridiction qui avait si longtemps été pour eux tutélaire. Le roi leur répondit qu'il n'était pas en son pouvoir de faire grâce, que vengeur de la cause de Dieu, défenseur né de l'Eglise, il lui fallait à tout prix faire respecter les lois ecclé­siastiques 3. D'autres fois sans prendre la peine de recourir à ces allégations hypocrites, il s'étonnait que des esclaves faits pour payer

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1. Sed rex sub attestatione divini nominis affîrmabal se in eum, si quis id prs-sumpsisset, capilali sentenlia animaduersurum, et omnia quœ ejus essent usque ad internecionem dissipnturum, clademque hujus diei muliispost sxculis non abo-lendam. (Lambert. Ilersfeld. col. 1124.)

2. Id. Ibid. col. 1125.

3.   Dicenta i-ege î'jïn eos pro injvsta deeùnmum rationepati, seque tanquam vindicem causœ Dei necessario armaia manu eos coercere qui legibus ecclcsiaslicis
nollent aequiesceve
(Lambert. Ilersfeld. toc. cit. col. 1127).

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l'impôt eussent l'audace d'élever la voix et de faire entendre la moindre réclamation1. «Esclaves, fils d'esclaves, disait-il, qu'ils se taisent et qu'ils paient, sinon je les chasserai tous de l'étendue de mon royaume. » Ces paroles exaltèrent l'indignation des peuples jusqu'à la rage. Hommes, femmes, enfants, tous d'une même voix, d'un même cœur, d'une même volonté en appelaient aux armes, jurant de mourir jusqu'au dernier pour délivrer leur patrie du joug de ce tyran. Les princes et les évêques se virent entrainés dans ce mouvement populaire.2. » Parmi eux il s'en trouva qui de gré ou de force avaient souscrit aux décisions du concile d'Erfurth. Dans le désir de réparer autant qu'il serait possible leur acte de lâche complaisance et de prévenir les désastres d'une lutte sanglante, ils supplièrent Henri IV de donner quelque satisfaction à l'opinion publique. Le jeune roi était alors à Goslar. « Il y convoqua pour la prochaine fête des apôtres saint Pierre et saint Paul (29 juin 1073), dit Bruno de Magdebourg, une diète nationale dans laquelle chacun des princes et évêques du royaume pourrait exposer ses vues sur les affaires de l'état. Tous les griefs seraient entendus, toutes les décisions prises à la majorité des suffrages seraient fidèlement exé­cutées. Cette promulgation causa une allégresse universelle. On se disait que les malheurs allaient finir ; princes et évêques de tous les points du royaume accoururent à Goslar. La solennité des saints apôtres y fut célébrée avec une pompe extraordinaire. Le len­demain les membres de la diète se rendirent dans la grande salle du palais pour attendre le roi qui devait ouvrir en personne la séance. Mais le roi ne vint pas. Il était occupé avec ses parasites à ses di­vertissements ordinaires, dont les plus innocents étaient les jeux de hasard. La journée, s'écoula sans qu'il parut à l'assemblée,  sans

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1. Omnes servilis conditionis esse crebro sermone usurpabat; cur siùi juxta con­ditioner» natalium suorum serviliter non servirent, née de redditions suis fisealia iibi obsequia fmpenderent. Contradicenles quasi qui majestatem regiam violas­sent, totis regni viribus persequi et de re'jno proturbare minabaiur. (Id. Ibid. col. 1128.)

2 L'annaliste donne les noms de tous les seigneurs et évêques (col. 112S). Sa liste renferme à peu près toute la noblesse et tout l'cpiscopat de la Thuriuge et de la £^i.«.

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même qu'il eut pris la peine de lui transmettre un message. Enfin la nuit étant venue un de ses familiers se présenta et d'un ton de voix plein d'ironie demanda aux membres de la diète ce qu'ils faisaient au palais, quand le roi avait quitté Goslar depuis plusieurs heures pour se rendre à la forteresse de Hartzbourg. Cette notifica­tion outrageante fut suivie d'un tonnerre de malédictions. La fureur était telle qu'à l'instant même on eût prononcé la déchéance du roi parjure sans l'intervention du margrave Dedi, l'une des plus illus­tres victimes de la cruauté du jeune roi qui l'avait dépouillé de ses états et retenu deux années entières dans un cachot. Dedi fit obser­ver qu'une mesure si grave demandait plus de réflexion et de cal­me. Son sentiment fut adopté, les membres de la diète quittèrent le palais. Mais cette même nuit ils se réunirent dans une église de la ville, et reprirent leurs délibérations. Les divers orateurs rappe­lèrent en pleurant tous les maux que la tyrannie d'un roi insensé avait accumulés sur leur patrie. On fixa le jour où tous les Saxons se présenteraient en armes pour revendiquer leurs droits 1. »

 

   87. Un mois après (millet 1073) soixante mille hommes sous la conduite d'Othon de Saxe vinrent assiéger Henri IV dans sa forteresse de Hartzbourg. « A la vue de ces bataillons qui couvraient la plaine, reprend le chroniqueur, le roi fut saisi d'épouvante. Il prit l'initiative des négociations et envoya au camp ennemi l'évêque Frédéric de Munster, le duc Berthold et le chapelain Sigefrid afiu de parlementer. « Que signifie, demandait-il, cette agglomération de troupes? Si l'on croit avoir quelques griefs contre mon adminis­tration, je suis prêt à les entendre et à les réparer à l'amiable.» Othon de Saxe fut chargé de répondre aux envoyés et de leur expo­ser les conditions auxquelles la paix serait encore possible. « Lo roi, dit-il, devra écarter de ses conseils les vils personnages dont l'influence s'est traduite par tant de calamités, rendre les biens injustement confisqués, bannir du palais le troupeau de courtisanes qu'il y entretient, rétablir la reine dans sa dignité, enfin renoncer aux désordres par lesquels il a jusqu'ici souillé sa jeunesse et la

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1 Bumo Magdeburg. Bell. Sax. l'ati: Lat. Toia. CXLV1I, col. 503.

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majesté royale. Au nom de Dieu nous l'adjurons de faire droit à nos justes requêtes, de mettre un terme à des crimes qui sont l'opprobre du nom chrétien. S'il y consent, nous le servirons de grand cœur, comme il convient à des hommes libres nés dans un pays libre de servir un roi juste. Sinon, nous nous rappellerons que nous sommes chrétiens, nous ne consentirons pas à nous souiller en communiquant avec un homme qui s'est mis en dehors de la foi chré­tienne par de monstrueux attentats. Nous lui avons engagé notre serment de fidélité, mais à la condition qu'il serait le défenseur et non le destructeur de l'Eglise de Dieu; à la condition qu'il serait un roi chétien, qu'il suivrait les traditions de ses aïeux, qu'il gouver­nerait avec modération et équité, qu'il maintiendrait chacun dans son rang, dans sa dignité, suivant les lois établies. Tel est le ser­ment que nous avons prêté entre ses mains ; dès qu'il viole toutes les conditions de ce pacte, notre serment n'existe plus. Nous avons le droit de lui déclarer la guerre comme à un païen, à un barbare, à un oppresseur de la chrétienté. Il en sera ainsi, et tant qu'une goutte de sang coulera dans nos veines nous combattrons pour l'Eglise de Dieu, pour notre foi de chrétiens, pour la liberté de notre patrie 1. »  Henri IV épouvanté quitta la nuit suivante la cita­delle assiégée; il réussit après trois jours de marche à travers la forêt du Hartz à gagner le monastère de Hersfeld où il songea non point à réparer les désordres de sa vie, mais au moyen de punir les inso­lents qui avaient osé les lui reprocher.

 

  88. Tel était à l'âge de vingt-deux ans 2 ce roi qui avait en plein christianisme trouvé le moyen de dépasser la férocité de Néron et le cynisme de Caligula. Nous constatons ici des faits qu il est im­possible de nier, des crimes attestés par une génération tout entière. Quiconque se sentirait après cela le courage de présenter Henri IV comme le type du caractère chevaleresque, de la magnanimité con­fiante et généreuse, ferait preuve ou d'une ignorance absolue ou d'une absence complète de toute idée de justice. L'Allemagne pro-

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1 Lambert. Hersfeld. Annal. — Patr. Lat. Tom. CXLYlt, col. 101.

2. Ou se rappelle que Henri IV était né le 10 novembre 1051. (Cf. cliap. h de ce présent volume n° S3.)

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testante a trop longtemps entretenu ces préjugés, que l'école de Luther, sans nul souci de la vérité historique, mit la première en honneur. Un autre point sur lequel il importe également d'appeler l'attention du lecteur, c'est la notion de la royauté chrétienne telle que la concevaient les peuples du moyen âge. De nos jours, un souverain qui se permettrait de renouveler même dans des propor­tions infiniment moindres la tyrannie de Henri IV serait renversa par une émeute et écrasé sous les pavés des barricades. Au XIe siècle le peuple avait une autre idée de la royauté, et la royauté prenait vis à vis du peuple des engagements définis, réguliers, solen­nels.» Je jure, disait le roi, d'être le défenseur fidèle de l'Eglise, de respecter les traditions des aïeux, de gouverner dans un esprit de modération et de justice, de maintenir à chacun ses droits, son rang légitime, d'observer les lois ecclésiastiques et civiles et de les main­tenir inviolables. » Tel était le serment prêté par Henri IV le jour de son sacre. À ces conditions, princes et peuple lui avaient engagé ieur fidélité. C'est là non point ce que le pape Alexandre II ou son ministre Hildebrand, mais ce que soixante mille Saxons en armes rappelaient sous les murs de Hartzbourg au jeune roi de Germanie. Ils ajoutaient : « Nous sommes prêts à vous obéir si vous consentez à rentrer dans les conditions de votre serment. Sinon, comme vous cesseriez d'être chrétien en continuant d'attenter par des crimes monstrueux à la foi de Jésus-Christ, notre conscience ne nous per­mettrait plus de rester en communion avec un homme qui se mettrait lui-même hors de la communion de l'Eglise. Dès lors dégagés vis-à-vis de vous de notre serment de fidélité, nous vous combattrons com­me un barbare, comme un oppresseur du nom chrétien, quasi cum barbaro hoste et christiani nominis oppressore justum deinceps bellum vesturos, et tant qu'il nous restera un souffle de vie nous lutterons pour l'église de Dieu, pour notre foi de chrétiens, pour la liberté de notre patrie, et quoad ultima vitalis caloris scintilla super esset, pro Ecclesia Dei, pro fide christiana, pro libertate etiam sua dimicaturos. » Voilà exposée dans ses grandes lignes la magnifique constitution de la respublica christiana. Antérieure à Hildebrand comme à Alexan­dre II, elle remontait à Constantin le Grand et à la chute du paga-

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nisme. Elle élevait le pouvoir royal à la hauteur d'un ministère saint, elle anoblissait l'obéissance des peuples en la garantissant contre tous les excès de la tyrannie. La religion du Christ n'était pas seulement le lien spirituel qui rattache les âmes à Dieu, elle était le lien social qui rattachait les rois aux peuples, les princes aux sujets, les seigneurs aux vassaux. La communion de foi au même Dieu, à la même Eglise, aux mêmes sacrements formait la magnifique unité chrétienne, faisait de l'Europe une seule famille ayant pour chef Jésus-Christ. Tous les droits légitimes étaient admi­rablement sauvegardés par la religion du serment chrétien, lequel imposait des devoirs réciproques aux peuples et aux rois. Le jour où un roi prétendait violer ses serments et répudier la foi chrétienne, il s'exposait à être retranché de la commuuion des chrétiens ; dès lors toute relation cessait entre les chrétiens et lui, il devenait un «barbare » c'est à dire un païen, l'ennemi commun de la république chrétienne dont il avait voulu se faire l'oppresseur. Ainsi parlaient les Saxons au roi Henri IV de Germanie. Leur langage résumait tout le droit social de cette époque. Les écrivains modernes ignorent ces choses ; ils prêtent à Hildebrand un programme avant lui inconnu ; ils lui reprochent des empiétements théocratiques jusque là inouïs, sans se douter le moins du monde qu'en répétant ce thème convenu ils tombent lourdement dans le plus absurde anachronisme. Hildebrand n'imagina pas d'autre programme que celui qui existait de­puis huit cents ans ; Grégoire VII n'a rien innové. Au sein de la respublica christiana, le vicaire de Jésus-Christ était le juge suprême et en dernier ressort des conflits relatifs aux violations de serment, de même qu'il était investi par le pouvoir des clefs du privilège d'ou­vrir et de fermer les portes de l'Eglise, d'excommunier les coupa­bles et d'absoudre les repentants. C'était au pape que Guillaume de Normandie avait déféré le jugement suprême dans le conflit élevé à propos des serments de son compétiteur Harold et des droits respectifs de chaque prétendant à la couronne d'Angleterre. C'était un pape qui avait excommunié et déposé le roi d'Italie Hardoin. Le jugement des papes avait été invoqué sans cesse et pour les éta­blissements de nouveaux royaumes et pour les changements de

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p525 CHAP.   IV. —  UliNRl  IV   ItOl   DE   GEH.MAN1E.

 

dynastie. Qu'on se rappelle l'érection des souverainetés de Hongrie, de Danemark, d'Espagne ; l'avènement de la race carlovingiemie et plus tard de la dynastie capétienne en France, la reconstruction de l'empire romain en la personne de Charlemagne; et l'on com­prendra que Grégoire Vil n'eut rien à inventer.

 

   89. Ce ne fut pas lui non plus qui évoqua au tribunal de la papauté la cause de Henri IV. Malgré les menaces de mort faites  au concile d'Erfurth par le jeune roi  contre  quiconque  serait  assez  audacieux pour en appeler au jugement du siège apostolique, l'appel eut lieu. Il parvint au pape Alexandre vers les derniers mois de l'an 1072, et le pontife expédia sur le champ à Henri IV des lettres canoniques qui « l'appelaient à Rome pour donner satisfac­tion tant sur les accusations de simonie que sur les autres excès qui lui étaient reprochés, » vacantes eum ad satisfaciendum pro simoniaca hœresi, aliisque nonnullis emendatione dignis quœ de ipso Romae fuerant audita. Ce sont les paroles mêmes de la chronique d'Ursperg, citées par Muratori 1. Nous n'avons malheureusement plus le texte de ces lettres apostoliques, les dernières qui soient émanées du pontificat d'Alexandre II. Mais le fait de leur existence ne saurait être révoqué en doute. M. Villemain lui-même l'admet comme incontestable, tout en affirmant que « cette forme de procéder contre un roi était encore inouïe 2, » assertion dont les faits que nous venons de rappeler montrent suffisamment la fausseté histo­rique. Alexandre II mourut le 21 avril 1073, léguant à son succes­seur l'examen de cette cause royale qui devait faire couler des flots de sang et plonger l'Eglise et l'Europe entière dans un abîme de calamités.

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon