Angleterre 15

Darras tome 23 p. 207

 

§ XIII.  Saint Anselme archevêque   de Cantorbéry.

 

   85. Depuis la mort du bienheureux Lanfranc archevêque de Vantorbéry (1089)2, le roi d'Angleterre, Guillaume le Roux, se mainte­nait en possession de la métropole vacante et en touchait soigneu­sement les revenus. « Ce roi, dit Guillaume de Malmesbury, crai­gnait Dieu fort peu, et les hommes pas du tout3. » Le sang de Rollon semblait être passé dans ses veines sans avoir rien perdu de sa barbarie. «Il se croyait tout permis grâce à son titre de roi, dit en­core l'annaliste. Tantôt large et généreux jusqu'à la prodigalité, tantôt parcimonieux jusqu'à l'avarice sordide : magnanime à la fa­çon des héros, ou cruel comme les plus odieux tyrans ; il alliait tous les extrêmes. En public son visage se gonflait d'orgueil, ses yeux élincelaient de colère et de menaces, sa voix prenait des accents fé­roces ; dans l'intimité son commerce était des plus agréables ; il se prêtait à tous les jeux, plaisantait avec ses familiers et trouvait moyen de parer toutes les attaques par un bon mot 4. » Si dissimu­lés ou habiles que puissent

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1. Gesia Atrebat., col. 638.

2.  Cf. n° 8 du présent chapitre.

3. Willelm.  Jlalmesbur.   Gest.  reg. Angl.,  lib.   IV ;  Patr. lot., t. CLXX1X, col. 1276.

4. Ibid., col. 1277,

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être les rois, il se trouve toujours des courtisans assez déliés pour deviner l'homme sous le masque et démêler le caractère réel du maître à travers les voiles de convention et les attitudes les plus étudiées. Un clerc normand du nom de Rannulf, venu à la cour d'Angleterre pour y chercher fortune, surprit le secret de Guillaume le Roux, devint son favori, reçut en récom­pense l'évêché de Durham et fut premier ministre. « Ce parvenu, dit Guillaume de Malmesbury, sorti des rangs les plus infimes de la société sans autre mérite que l'astuce et la flatterie, domina le roi dont il surexcitait toutes les mauvaises passions. Quand un édit fis­cal imposait une taxe nouvelle, Rannulf de son autorité propre la doublait. Quand une église épiscopale devenait vacante, Rannulf la mettait à l'encan, et si après un premier marché il se présentait une surenchère on recommençait la vente. Dans l'intervalle, tous les revenus des églises et des abbayes vacantes étaient la proie du fisc1. » Afin d'échapper aux observations du pape Urbain II et à ses censu­res, Guillaume le Roux et son favori prirent parti pour l'intrus Wibert et rejetèrent l'obédience du pontife légitime. Mais sous prétexte que la question entre les deux concurrents au souverain pontificat n'était pas encore tranchée dans le reste de l'Europe, ils gardaient pour le trésor royal les sommes annuelles produites par le denier de Saint-Pierre. La manœuvre était aussi adroite que lucrative.

 

86. Telle était la situation de la Grande-Bretagne en 1092, lorsque le comte Hugues de Chester, l'un des barons normands de la con­quête voulant établir un monastère bénédictin dans ses domaines s'adressa au célèbre abbé du Bec Anselme, le priant de venir pro­céder à cette fondation. Déjà l'abbaye du Bec comptait de nombreu­ses affiliations en Angleterre. Le nom d'Anselme, le plus illustre disciple de Lanfranc, y était en tel honneur que le clergé et le peuple fidèle faisaient publiquement des vœux pour voir un jour le grand docteur succéder à son maître sur le siège de Cantorbéry. Ce fut pré­cisément ce motif qui détermina l'humble abbé à refuser une pre­mière fois l'offre du comte de Chester. Celui-ci étant alors tombé

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1 Willelm. Malmesbur., col. 1278.

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malade renouvela sa prière, mais Anselme refusa encore. Une troi­sième fois le comte revint à la charge et lui fit dire: « Ne craignez pas qu'on vous offre l'archevêché de Cantorbéry ; le roi ne le cédera à personne. Venez m'aider à sauver mon âme, sinon vous en répon­drez devant Dieu. » Les religieux du Bec joignirent leurs instances à celles de Hugues. Leurs maisons d'Angleterre étaient, comme toutes les autres abbayes, pressurées d'impôts par le ministre Rannulf et opprimées par la tyrannie du roi. Ils espéraient que l'intervention du saint abbé mettrait un terme à des vexations intolérables. Anselme se décida à partir. « Il se rendit à Boulogne où il demeura quelques jours, dit son biographe, à la requête de la pieuse comtesse Ida, mère de Godefroi de Bouillon. S'embarquant ensuite avec deux de ses re­ligieux Eustache et Baudoin, il aborda heureusement à Douvres. La veille de la nativité de la sainte Vierge (7 septembre 1092), comme il passait par Cantorbéry,voyant que tout ce qu'il y avait de moines et de prêtres le désignaient pour leur futur archevêque, il s'éloigna en hâte et continua sa route pour le comté de Chester. Dans l'inter­valle Hugues avait recouvré la santé. Après avoir réglé avec lui tou­tes les mesures relatives à la fondation du nouveau monastère, An­selme entreprit la visite des autres maisons  de  son ordre.   « Cinq mois s'écoulèrent, ajoute le biographe: l'homme de Dieu n'entendait plus parler du siège de Cantorbéry ; ses alarmes se dissipèrent et il se rendit à l'audience du roi pour obtenir la remise des impôts exor­bitants dont ses religieux étaient accablés1. » Son  apparition à la cour d'Angleterre fut un événement. « Sans recourir comme tant d'autres, dit Guillaume de Malmesbury, à d'obséquieuses sollicita­tions, il se présenta d'un air à la fois modeste et ferme ; son visage respirait une telle sainteté que le roi se leva aussitôt, l'embrassa tendrement, et le prenant par la main l'introduisit dans un apparte­ment séparé où ils s'entretinrent sans témoins. L'abbé parlant alors avec une vigueur vraiment  apostolique représenta  au  monarque tous les désordres, les abus, les injustices dont la rumeur publique accusait son administration. En terminant, il fit allusion,

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1 Eadmer. Historia Novorum, Hb. Ij Patr.lat., t. CLLS, col. 363.

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210   PONTIFICAT  DU  B.   URBAIN  11  (1088-1099).

 

mais sans amertume ni insistance, aux vexations  dont les établissements re­ligieux de son ordre étaient l'objet. Guillaume le Roux par respect pour un homme que son père et sa mère avaient toujours vénéré n'osa point laisser éclater sa colère. « Je vous promets, répondit-il, pleine et entière satisfaction en ce qui concerne les intérêts de vos abbayes. Vos désirs à cet égard seront pour moi des ordres.» Puis recourant à la plaisanterie, son arme familière: « Quant à ce qui est de la rumeur publique, ajouta-t-il avec un éclat de rire, ni vous ni moi ne saurions empêcher les langues de bavarder. Ne croyez pas un mot de ce qu'elles disent 1. » Anselme prit alors congé du roi et lui demanda la permission de retourner en Normandie. Mais Guillaume ne voulut point la lui accorder. « Vous ne quitterez l'An­gleterre, répondit-il gracieusement, qu'après que nous aurons en­semble réglé toutes les affaires de vos religieux en ce pays2.

 

   87. « La solennité de Noël  étant venue, reprend   le  biographe,  tous les grands du royaume se réunirent, suivant la  coutume,   auprès du roi qui tenait sa cour à Glocester. Les seigneurs gémissaient de voir si longtemps privée de pasteur et cruellement  opprimée l'église primatiale de Cantorbéry, leur commune mère. Après s'être concertés à ce sujet, ils prirent une résolution que la postérité aura peine à croire, tant  elle est  singulière. Tous  ensemble  ils  sup­plièrent le seigneur roi de permettre  que dans  toutes les églises d'Angleterre on fît des prières publiques, afin que Dieu dans sa mi­séricorde le fît changer de sentiment et lui inspirât la pieuse pensée de donner au siège de Cantorbéry un pasteur capable de relever de ses ruines la sainte église d'Angleterre. A cette requête,  Guillaume ne put réprimer un premier mouvement de colère. Mais il se contint bientôt et répondit en riant : « Faites toutes les  prières  que  vous voudrez, je ne ferai moi-même que ce qui me plaira.   Nulle prière ne changera ma volonté. » Les évêques vinrent alors  trouver An­selme et lui demandèrent de désigner les prières qui  lui  semble­raient le plus convenables et l'ordre

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1. Willelm. Malmesbur.  De   gestis   pontifie.   Anglor.,   lib. I ,-   Patr.   lai., t. CLXXIX, col. 1482.

2. S. Anselm. CaDtuar. Epist u, lib. II ; Patr. lat., CLVIII, col. 1206.

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dans lequel elles devraient être récitées. L'humble abbé s'excusa longtemps. II trouvait que les évê­ques étaient seuls juges en pareille matière, mais on insista  tellement qu'il finit par céder ; les prières publiques eurent donc lieu suivant le formulaire et dans l'ordre désignés par lui. Quelques jours après, comme le roi s'entretenait familièrement avec un des premiers de sa cour, la conversation tomba sur Anselme. « En vé­rité, dit le noble anglais, je ne connais pas d'homme d'une sainteté égale à celle de l'abbé du Bec. Il n'aime que Dieu ; rien de ce qui est terrestre n'excite chez lui le moindre désir. — Comment rien ? s'écria ironiquement Guillaume. Pas même l'archevêché de Cantor­béry ? — Non, répartit le seigneur: l'archevêché de Cantorbéry moins encore que tout le reste. C'est ma conviction et celle de beaucoup d'autres. —Ah ! dit Guillaume, il accourrait sur les mains et les pieds pour venir m'embrasser, s'il avait le plus léger espoir de l'obtenir. Mais par le Saint-Voult-de-Lucques 1 ! (c'était sa manière de jurer), ni lui ni d'autre ne sera archevêque excepté moi2! » .

 

    88. « A peine Guillaume avait-il prnonoucé   ces  paroles,  qu'il  se trouva mal ; on le porta au lit et quelques jours après il fut à toute extrémité. Tous les princes du royaume, évêques, abbés et nobles seigneurs réunis, n'attendaient plusque sa fin prochaine. On lui sug­géra qu'il fallait songer au salut de son âme, ouvrir les prisons, dé­livrer les captifs, remettre les dettes exigées par un fisc impitoyable, rendre aux églises avec les biens spoliés la liberté de se choisir des pasteurs, et pourvoir surtout à la restauration de la primatiale de Cantorbéry, dont l'oppression, disaient-ils, était une calamité pour toute la chrétienté d'Angleterre. Cependant Anselme, ignorant ce qui se passait, se trouvait dans une villa voisine de Glocester. On lui manda de venir en toute hâte pour assister le roi à ses derniers mo­ments. Il accourut. A son arrivée on lui apprit ce qui avait été fait, il l'approuva et ajouta sur le champ : «Maintenant il

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1. Per sanctum vultum de Luca. Le crucifix miraculeux de Lucques avait été apporté en Étrurie par des pèlerins de Terre Saint? vers l'an 702. On croyait qu'il avait été sculpté par le disciple du Sauveur, Nicodème.

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faut songer à la parole de l'Écriture : Incipite Domino in confessione 3, » voulant dire qu'avant tout le roi devait faire une confession générale de ses fautes et se préparer ainsi à paraître devant le Seigneur. Cette parôle fut aussitôt redite au roi. Plein de componction, Guillaume fit sa confession à l'homme de Dieu, donna satisfaction pour le  passé et promit s'il revenait à la santé de réformer sa vie.  En présence des évêques, il renouvela ce serment et les envoya le prononcer pour lui devant Dieu sur l'autel. Un édit scellé du  sceau royal fut expédié à toutes les provinces d'Angleterre, portant délivrance des captifs, remise des dettes fiscales, oubli des offenses, respect du droit de tous, bonnes et sages lois pour le peuple, répression des exacteurs. La joie était grande pour une telle conversion ; Dieu était béni et on l'invoquait ardemment pour le salut d'un si grand prince. Quelques hommes de bien osèrent alors parler au royal malade du siège de Cantorbéry et de la nécessité de donner un pasteur à cette illustre église. Guillaume les écouta volontiers; il leur avoua même que cette pensée le préoccupait. « Quel est, demanda-t-il, l'homme qui vous semble le plus digne d'un tel honneur ? » Tous répondirent qu'il appartenait au roi seul de le désigner. Guillaume se recueillit quelques instants, puis il articula un nom que toutes les voix répé­tèrent dans une acclamation unanime. «L'abbé Anselme est le plus digne, « avait dit le roi. Averti aussitôt, l'humble abbé frissonna de terreur ; son visage pâlit. Les évêques l'entouraient, le pressant de les suivre près du lit du mourant pour que Guillaume lui remît avec le bâton pastoral l'investiture de l'archevêché. Anselme refusa. « Que faites-vous ? lui dirent les évêques. Vous voyez en quel état se trouve l'église d'Angleterre. Voulez-vous par votre refus consommer sa ruine ? — Sans doute vos tribulations sont grandes,  répondit An­selme, mais je ne suis pas l'homme qu'il faut pour y remédier. Con­sidérez mon âge ; j'ai soixante ans. Attellerez-vous une vieille et dé­bile brebis avec un

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1. Eadmer, Hist. Xovor. col. 506.

2.   Ce sont les paroles de l'invitatoire de Matines telles qu'on les lisait alors
selon l'ancienne version italique, et que la Vulgate traduit ainsi : Praeoccupe-
mus faciem
eyus (Domini) it confessione (Psalm.
xciî, 2.)

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taureau indompté ? — Non, non, reprirent les évêques. Acceptez d'être notre primat ; nous serons tous dans votre main, nous suivrons vos consejls, nous obéirons à tous vos ordres.— Mais, reprit Anselme, je suis abbé d'un monastère situé dans un au­tre royaume ; je relève au spirituel de la juridiction de l'archevêque de Rouen et au temporel de la souveraineté du duc de Normandie. Je ne puis sans leur autorisation quitter le diocèse de  l'un ni les états de l'autre. De plus, les moines du Bec ont droit sur moi ; il ne m'est pas permis sans leur consentement de les abandonner.  Enfin je reconnais l'obédience du seigneur pape Urbain  II, pontife légi­time de la sainte église romaine. Je suis prêt à mourir plutôt que de m'y soustraire ou de rien entreprendre sans son aveu. — Tout cela n'est rien, s'écrièrent les  évêques.   Il n'y aura d'opposition  nulle part. — Et sans écouter ses protestations ils l'entraînèrent  vers  le roi1. »

 

   89. « En le présentant à l'auguste malade, les évéques racontè-rent sa résistance. Guillaume en fut ému au point que ses  yeux  se remplirent de larmes. « Que faites-vous, Anselme ?lui dit-il. Pour­quoi m'exposer à la damnation  éternelle? Rappelez-vous, je vous prie, l'amitié fidèle que mon père et ma mère  eurent  pour vous, l'attachement dont vous leur avez donné vous-même tant de  preu­ves. Je vous en conjure, ne laissez pas leur fils se perdre corps et âme. Car je suis certain d'être perdu pour l'éternité, si je meurs en retenant sous mon domaine l'archevêché de Cantorbery. Ayez  pitié de moi, vénérable père; acceptez un pontificat qui sans vous  me vaudra l'enfer. —  A  ces mots,  tous  les  assistants  fondirent en pleurs, et comme Anselme refusait toujours, ils l'interpellèrent avec indignation : « Vous allez tuer le roi, dirent-ils, et perdre à jamais l'Angleterre. Sachez que tous les crimes, tous les forfaits,  tous  les malheurs qui ne manqueront pas d'éclater seront votre œuvre.Vous en porterez la responsabilité devant Dieu si vous refusez de prendre avec la charge pastorale la seule voie de salut  qui nous reste.» Profondément troublé, Anselme se tourna  vers Eustache et  Bau­doin, les deux moines du Bec qui l'avaient accompagné. « Ah ! mes frères, leur dit-il, pour-

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1.         Eadmer. Eis'.or. Novor. col. 566.

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quoi ne prenez-vous pas ma défense ?» Il parla ainsi, ajoute Eadmer, et Dieu sait que je ne mens pas. Il m'a sou­vent répété depuis, qu'en ce moment il éprouva des angoisses telles que si le choix lui eût été donné il aurait préféré mourir sur l'heure plutôt que de se voir promu à la dignité archiépiscopale.   Baudoin l'un des religieux lui répondit : « Si telle est la volonté de Dieu, qui sommes-nous pour y mettre obstacle ?— Hélas! s'écria Anselme, voilà donc que le bâton sur lequel je m'appuyais se casse aussi dans ma main ! » Et il versa un torrent de larmes ; le sang afflua aux tempes et sortit par les narines en abondance. Il ne parlait plus, mais le roi comprenant qu'il refusait toujours: « Jetez-vous à ses pieds, dit-il aux évêques, et tâchez de le fléchir. » Mais Anselme s'agenouilla lui-même, suppliant qu'on lui fît grâce. Enfin les assistants perdirent patience. « Une crosse ! une crosse ! « s'écrièrent-ils. On en apporta une près du roi ; Anselme fut alors saisi de force et approché du malade qui lui tendait le bâton pastoral. Mais l'abbé refusait de le prendre et comme il tenait sa main droite fermée, les évêques voulurent la lui ouvrir de force. Ils parvinrent à lui redres­ser un doigt pendant un moment, et entre le pouce et l'index ils ap­pliquèrent la crosse contre sa main en les tenant l'une et l'autre violemment serrées. L'investiture était faite. Malgré ses protesta­tions et quoiqu'il répétât sans cesse cette parole : « Tout ceci est nul ! » Anselme fut porté à l'église voisine. La multitude criait Vivat ! les clercs chantaient le Te Deum, et l'on fit asseoir de force l'archevêque élu sur le trône des pontifes. Après que toutes les cé­rémonies d'usage furent accomplies, Anselme fut ramené près de l'auguste malade. « De la part de Dieu je vous annonce, seigneur roi, lui dit-il, que vous ne mourrez point de cette maladie. Je crois donc devoir vous prévenir que vous aurez parfaitement le droit d'annuler tout ce qui vient d'être fait, parce que je n'y ai point con­senti et n'y consens pas encore. » Tout ceci se passait, ajoute l'ha-giographe, l'an de l'incarnation du Seigneur 1093, la veille des nones de mars (6 mars), le Ier dimanche de carême 1. »

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1 Eadmer, loc. cit. col. 68.

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p215 CHAP.   II.     SAINT  ANSELME   ARCHEVÊQUE   DE   CANTORBÉRY.   

 

   90. « Par ordre du roi des messages furent expédiés au duc  Robert de Normandie, à l'archevêque de Rouen et aux religieux du Bec, pour leur notifier l'élection d'Anselme au siège de Cantorbéry et demander leur consentement respectif. Ce fut dans la province normande un deuil universel. Tous refusèrent d'abord leur consentement, mais le roi anglais insista tellement qu'il fallut céder. Les moines du Bec arrosèrent de leurs larmes la lettre d'adieu qu'ils adressaient à leur illustre abbé et très-doux père. « Dans le chapi­tre tenu sur ce douloureux sujet, lui mandaient-ils, le débat fut long. Après qu'on eût pris connaissance des lettres de consentement délivrées par le duc de Normandie notre seigneur et par le métro­politain de Rouen notre archevêque, chacun de nous fut interrogé nominativement par le prieur et requis de faire connaître son sentiment. Une partie de nos frères, malgré la douleur profonde qu'une telle séparation leur causait, crut devoir par crainte de Dieu et pour vous donner par ce sacrifice une nouvelle preuve de leur tendre at_ chement, consentir à ce que l'honneur et l'utilité de l'Eglise deman­dent. Les autres dans un zèle qu'ils croyaient mieux inspiré refusè­rent absolument et déclarèrent que jamais ni grands ni petits, ni promesses ni menaces, ne les feraient céder sur ce point. Laquelle des deux parties a été la plus forte en nombre et en raison ? Dom Lanfranc [domnus Lanfrancus) le neveu du défunt archevêque, qu a tout vu et tout entendu, vous le dira en détail. On nous presse de remettre notre lettre au porteur, et nous avons à peine le temps de la dicter. Que le Dieu tout-puissant dispose de votre vie selon sa sainte volonté ; qu'il vous la conserve longtemps pour l'utilité et la joie de ses fidèles, Amen1. » L'archevêque de Rouen, Guillaume Bonne-Ame, écrivait de son côté à l'élu de Cantorbéry cette tou­chante lettre :« Frère Guillaume archevêque à son seigneur et ami Anselme, la bénédiction de Dieu et la nôtre. J'ai longtemps délibéré sur la requête du roi ; j'en ai conféré avec vos amis et les miens. Tous nous eussions voulu conserver à jamais votre chère présence et trouver un moyen de le faire sans offenser Dieu. Mais puisque la chose est impossible, nous sacrifions à la volonté divine

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1 S. Anselra. Cantuar. Epiii. iv, lib. m, Pair, lat., t. eux, col.

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p216  PONTIFICAT  DU  B.   URBAIN   11   (1088-1899).

 

la nôtre propre. En conséquence, de la part de Dieu et du bienheureux Pierre, au nom de tous vos amis et des miens qui vous chérissent selon Dieu, je vous ordonne d'accepter la charge pastorale de l'église de Cantorbéry, de recevoir selon les rites canoniques la consécration épiscopale et de vous dévouer au salut  du troupeau  qui vous est divinement confié. Adieu, adieu, mes entrailles! Valete vis-

cera mea1.

 

91. « Quand ces lettres parvinrent en Angleterre, reprend l'hagiographe, le roi avait recouvré la santé. Son premier soin fut de révoquer tous les engagements pris et d'annuler tous les décrets rendus pendant sa maladie. Ceux des captifs qui n'avaient point encore été relâchés furent soumis à de nouvelles rigueurs ; des ordres furent donnés pour ressaisir les autres et les incarcérer de nouveau ; les créances dont la rémission avait été promulguée furent exigées par le fisc, une oppression telle que jamais le pays n'en avait souf­ferte pesa sur les malheureuses populations. La tyrannie dont on avait souffert avant la maladie du roi parut douce en comparaison de celle qui sévit après sa convalescence. L'évêque de Rochester Gondulf, ancien religieux du Bec et disciple de Lanfranc, ayant un jour hasardé quelques remontrances et exhorté Guillaume le Roux à respecter davantage la loi de Dieu : « Évêque, s'écria le roi, j'en jure par le Saint-Voult-de-Lucques, jamais Dieu n'aura de moi au­cun bien pour le mal qu'il m'a fait ! » Après un pareil revirement on pouvait s'attendre que l'élection au siège de Gantorhéry ne serait pas maintenue. « Dans un entretien secret qu'il eut avec Guillaume à Rochester, Anselme lui parla ainsi : « J'hésite encore, seigneur roi, pour savoir si je dois ou non accepter le pontificat. Mais en aucun cas je ne pourais m'y résoudre si vous ne commenciez par res­tituer à l'église de Cantorbéry, sans difficulté ni procès, toutes les terres qu'elle possédait au temps de l'archevêque Lanfranc de bien­heureuse mémoire, et même celles dont elle a pu être avant lui injustement spolié. En tout ce qui regarde Dieu et la religion, j'exigerai que vous teniez compte de mes conseils. Au temporel je vous trai­terai comme mon seigneur et défenseur, mais au spirituel vous me traiterez comme le père de votre âme. Le pape légitime Urbain II dont vous n'avez pas reconnu jusqu'ici l'obédience est pour moi le seul véritable apostolique. Vous lui rendrez et ferez rendre l'hom-

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1 Eadmer. loc. cit. col. 369.

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p217 CHAP.   II.     SAINT   ANSELME  AKC11EVÊQUE  DE   CANTORBÉRY.   

 

mage et le respect qui lui sont dus. Je stipule exactement ces condi­tions, afin de prévenir tout malentendu et tout conflit ultérieur. Se­lon que vous les accepterez ou que vous les repousserez, je pren­drai un parti définitif. » Surpris de la netteté de ce langage, le roi n'osa point se décider seul. Il fit appeler Guillaume évêque de Durham et Robert de Beaumont comte de Meulan 1. » — L'un et l'au­tre étaient ses favoris. Le premier avait les idées d'un homme de cour plutôt que celles d'un homme d'église. Le second, puissant en France, en Normandie et en Angleterre, s'attacha surtout aux rois normands et fut sous plusieurs règnes un conseiller habile et écouté. C'était, dit un chroniqueur, le plus sage des hommes en affaires séculières qui fût de Londres à Jérusalem 2. — «En leur présence, continue l'hagiographe, Guillaume fit répéter à Anselme ses condi­tions. Puis, après avoir pris leur avis, il donna la réponse suivante : « Je restituerai toutes les terres dont l'église de Cantorbéry était saisie sous Lanfranc, mais je ne puis m'engager pour celles que cet archevêque ne détenait point. Toutefois à cet égard et pour tout le reste je m'en rapporterai à vous, comme je le dois 3. — L'entretien finit là 4. »

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