Espagne 10

Darras tome 28 p. 284

 

   9. Le troisième jour, la croisade se remit en marche,  et sans éprouver de résistance, s'empara de Burmos et de Tolosa-de-las-Navas. Enfin elle atteignit aux deux villes de Baeza et d'Ubeda, les plus grandes de toutes la Péninsule après Cordoue et Hispalis. Elle trouva Baeza détruite. Dans Ubeda, que sa situation et les forti­fications qu'on y avait ajoutées semblaient rendre imprenable, s'était réfugiée en nombre infini la population de toutes les loca­lités voisines. Nul n'avait ouï dire que cette place eût jamais été prise par un général, une armée, un roi d'Espagne ; tout ce monde était donc convaincu de sauver sa vie en l'abritant dans cet asile. Et néanmoins, grâce à Dieu, un siège de quelques jours nous suf­fit pour prendre cette ville ; et, comme il n'eût pas été possible de trouver aussitôt assez de monde pour peupler toutes les localités conquises, nous avons détruit celle-ci de fond en comble. Morts ou prisonniers, les Sarrasins ont perdu à Ubeda environ soixante mille hommes2. » Alphonse, avec cette lettre si sobre de phrases redon­dantes qu'on s'en étonne de la part d'un Castillan, et si nette, que

---------------

1.  Parmi les historiens cités plus bas, quelques-uns portent ce nombre a deux ou même à trois cents, et réduisent celui des ennemis, à cinquante ou soixante mille. Il est vrai qu'au sujet du dernier, d'autres augmentent et vont jusqu'à doubler le chiffre, assez respectable déjà, porté dans la relation d'Alphonse, qui n'avait aucun intérêt à le diminuer.

2         Apud 1x.xoce.nt. Epist., xv, 182; Patrot. lat. tom. CCXVI, col. 699-703

=========================================

 

p285 CHAT.   V.      L'ESPAGNE   CATHOLIQUE.     

 

l'Histoire n'y saurait ajouter ou retrancher un seul mot, envoya au Souverain Pontife, du butin pris sur l'ennemi, une tente toute de soie et un étendard tissu d'or qui fut suspendu dans la basilique du prince des Apôtres, à l'éternelle gloire du nom chrétien. La lance du Sultan lui fut envoyée par Pierre d'Aragon. Césaire nous apprend qu'Abenfac, sultan de Maroc, avait été suscité contre l'Es­pagne chrétienne par les Albigeois! Son armée, nous dit-il, était si nombreuse qu'il semblait qu'elle dût non-seulement absorber la Péninsule, mais encore étendre ses victoires bien au-delà! Il avait d'ailleurs écrit à Innocent III pour se vanter qu'il donnerait à ses chevaux pour étable le portique de Saint-Pierre et qu'il ferait flotter son drapeau sur le faite de la basilique. C'est ce qui advint en partie, mais à sa grande honte, puisqu'après la destruction de son armée, son étendard fut envoyé au Pape et suspendu dans cette église. La grande victoire de Las Navas de Tolosa est du 10 juillet 12121. En mémoire de ce glorieux événement il fut dé­crété que l'Espagne chômerait le jour aniversaire de sa délivrance et de son exaltation comme un jour de fête nationale.

 

   10. Deux ans plus tard, le vainqueur de Tolosa mourait, après cinquante-trois ans de règne sur le territoire d'Arrevat, au retour d'une nouvelle campagne  contre  les Maures auxquels il venait de prendre la fameuse citadelle d'Alcazar; il fut enseveli à Burgos, laissant son royaume exposé à des dissensions intestines qui al­laient compromettre le fruit de ses victoires. Les mains débiles de son second fils Henri, qui lui succédait, tinrent mal un sceptre trop lourd pour elles. La reine-mère Eléonore, qui avait accepté la régence sur le désir de son mari, suivit de près ce dernier au tom­beau, et laissa l'administration de la Castille à la reine divorcée de Léon, Bérangère, sœur d'Henri et de Blanche, la mère de saint Louis, la future reine et régente de France. Elle avait comme celle-

--------

1. Joaw Maria*., xi, 23. — Roder , De reb. llisptin., vin. — Luc. Tcdexs., ami. 1212. — Stero, Aimai, ann. 1212; apud Canis., Ant. Led , toui. I, fuig. 2'iï. — Rigoiid., de Gest. Pltil. Auij., ami. 1211. — Rodefr-, Annal. .Mattii. I'akis., llist. Angl. Bernard., Chi-un. Rom. Pont. — S. Axtox., pars ni, lit. xix, 2,— Iticu. de S.-Upjimaï., Citron., anu. 1212. — C.esaiiii-s., Epist., v, 30.

==========================================

 

p286         PONTinCAT d'innocent jii (1198-1216).

 

ci l'amour de la Religion, un profond respect pour l'Église et le Pape, nous l'avons vu ; mais qu'elle était loin d'atteindre à sa grandeur d'âme, à ses hautes pensées, à la trempe de son caractère, à son esprit d'ordre et d'administration! De là les troubles funestes excités en Castille par les grands, indignés de voir le gouvernement tomber aux mains d'une femme, ou qui plutôt ambitionnaient d'être à la tête des affaires1. Le royaume d'Aragon fut en proie à des désordres plus graves encore. Après la mort de Pierre à la bataille de Muret, Sanche et Ferdinand, pleins de mé­pris pour Jacques, l'héritier légitime, à peine âgé de six ans, montraient ouvertement leurs prétentions à la couronne. San­che s'efforçait d'exclure son frère Ferdinand, parce qu'il était moine et comme tel inhabile à régner. Ferdinand, invoquant l'exemple de Ramire, maintenait sa cause et prétendait que Jac­ques exclu il se trouvait le plus proche héritier du trône. Les Aragonais, pour couper court aux maux de la guerre civile, en­voyèrent une députation au Pape, le priant de leur rendre leur roi Jacques, retenu à Carcassonne par Simon de Montfort. Celui-ci avait fiancé Jacques à sa fille. Mais Innocent lui enjoignit de re­mettre le jeune roi au légat Pierre de Bénévent, qui le ramena parmi ses fidèles sujets2.

 

   11. L'année 1215, avec le concile de Latran, procura une gloire toute pure à l’Espagne, en mettant en lumière aux yeux du monde entier un des hommes les plus remarquables parmi les plus grands qu'elle ait jamais produits; j'ai nommé l'archevêque de Tolède, Rodrigues Ximénès. Les événements l'avaient montré jusque-là comme travaillant sans relâche à l'affranchissement de sa patrie, et les Maures le regardaient avec raison comme un de leurs plus redoutables adversaires. Il avait organisé à ses frais et conduit lui-même des croisades contre eux ; ils s'était couvert de gloire dans ces expéditions. S'il n'avait pas eu la première idée de l'établisse­ment en Espagne des ordres religieux de Chevalerie, à l'exemple

----------

1 Roder. Tolet., de rel. Hispun., vin, 15. — Jo.ix. Mariax., ïm, 4.

2.  Jordan., Mg.   BOA.   Val.  siini. num. i960. — Surit., n,  GG. — Innocent., Epiai, xvi, iiosl episL. 171.

========================================

 

p287 CHAT.   V.      L’ESTAGNE  CATHOLIQUE.

 

de ceux qui existaient en Terre-Sainte, il avait grandement contri­bué à leurs progrès dans la Péninsule. Compagnon d'Alphonse dans toutes ses guerres contre les Sarrasins, il avait partagé tous les exploits de ce vaillant monarque ; mieux que cela, il en avait assuré le succès ou les fruits par ses sages conseils. Et quand l'ar­mée avait regagné ses foyers afin d'y réparer ses forces pour des campagnes nouvelles, Alphonse associait Rodrigues aux mesures d'administration qu'il prenait pour le bonheur de ses peuples. Le peu de temps que n'absorbaient pas les affaires, ces deux grands cœurs le donnaient aux intimes délassements de l'amitié. Le con­cile œcuménique de Latran révéla tout à coup au monde Ximénès sous un jour tout nouveau : au milieu des agitations d'une vie où il payait toujours largement de sa personne, cet esprit prodigieux avait trouvé le secret de devenir un des hommes les plus savants de son siècle. Il possédait le grec et le latin jusqu'à les écrire et à les parler comme aux plus belles époques de ces deux langues; et l'admira­ble récit adressé à Innocent III par Alphonse de cette glorieuse campagne de 1212, dont l'archevêque avait été l'un des héros, ré­cit qu'on peut lui attribuer, je crois sans crainte de conjecture té­méraire, prouve avec quel art il maniait la langue de Tite-Live. Avec cela, en un temps où les langues vivantes étaient morcelées en une infinité d'idiomes, il n'y avait pas un endroit, je ne dis pas dans l'Espagne entière, mais en Italie, eu Germanie, dans les Gaules, en Angleterre, où il ne pùût se faire entendre avec autant de facilité que s'il était né dans ce lien même. Au concile, il pro­nonça des discours fort remarqués en latin, en anglais, on alle­mand, en langue d'Oil, en langue d'Oc, en italien et en espagnol, pour rendre plus intelligibles à tous les Pères de l'assemblée les griefs qu'il élevait comme primat contre les archevêques de Braga, de Compostelle, de Narbonne el de Tarragone ; il montra com­ment cette dignité, que ces prélats refusaient de lui reconnaître, lui était due en vertu de diplômes concédés par les Papes Gélase II, Honorius II, Lucius II, Adrien IV, Innocent III lui-même, et se fon­dait encore sur d'autres vieux documents. Cette cause ne put être jugée, les Pères objectant qu'ils ne s'étaient pas réunis pour déci-

=========================================

 

p288        pontificat d'innocent m (1198-1216).

 

Der sur des controverses de ce genre, les archevèques de Compostelle et de Narbonne étant absents, et n'ayant donné mandat à personne pour défendre leur cause ; mais elle mit en pleine lumière la vaste érudition de Ximénès. Le Saint-Siége avait depuis longtemps rendu justice à ses éminentes qualités en l'entourant des plus hauts pri­vilèges. Le grand archevêque fut pendant dix ans légat Apostoli­que en Espagne ; il fut décidé qu'Hispalis lui serait soumise sans contestation possible, dès que les armes chrétiennes auraient recouvré cette ville, et le pouvoir lui fut donné de créer des prêtres et des évêques dans toutes les villes qui seraient prises aux Maures1.

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon