38. Malgré les obstacles de tout genre contre lesquels saint Boniface avait à lutter, il poursuivait énergiquement son double
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1 Cf. n° 34 de ce présent chapitre, note 1. — 2. IleDri Martin, Histoire de France, tom. Il, pag. 298.
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but, la restauration de Indiscipline ecclésiastique dans les Gaules et l’organisation des nouvelles chrétientés de la Germanie. Deux conciles présidés par lui se tinrent au printemps de l’année 744, l’un à Soissons, dans les états de Pépin, l’autre dans un lieu inconnu du duché austrasien de Carloman. Il nous reste de ce dernier vingt-huit canons, les uns relatifs à la constitution des églises, au rôle des archidiacres, à l’obligation de la résidence; les autres à des mesures d’ordre administratif, judiciaire ou civil. —Les auteurs de chansons diffamatoires sont punis de l’exil. —Tout jugement demande quatre sortes de personnes, un accusateur, un défenseur, des témoins, un juge.—Les faux monneyeurs auront le poing coupé. -Les incendiaires restitueront le dommage, paieront en outre une amende de soixante solidi et seront astreints à la pénitence publique. Si l’incendie a entraîné la mort de quelque personne, l’incendiaire rentre dans la catégorie des homicides. — Pour ces derniers, et pour tous les auteurs de crimes punis de mort par la loi, ceux qui se réfugieraient dans les églises, sous la sauvegarde du droit d’asile, ne recevront aucune nourriture. — Le repos du dimanche et des principales fêtes est stipulé en ces termes : «L’homme libre, qui travaillera en ces jours à des œuvres serviles, sera frappé d’une amende en nature. Ainsi le laboureur qui aura accouplé une paire de bœufs en perdra un.» — Les chemins de vicinalité, et ceux qui servent au passage des troupeaux conduits à la pâture, sont l’objet d’un article spécial. « Une amende sera prononcée contre quiconque les dégraderait, ou en gênerait le libre parcours1.»-Voici le capitulaire promulgué à Soissons : «Au nom de Dieu et de la Trinité, l’an 744 de l'incarnation du Christ, le VI des nones de mars, 14° jour de la lune (2 mars), seconde année de Childéric roi des Francs, moi Pépin, duc et prince des Francs, dans le synode ou concile réuni à Soissons, j’ai résolu de promulguer les décrets suivants, du consentement des évêques, prêtres et serviteurs de Dieu, et sur la délibération des comtes et optimales francs. —
I. La foi catholique des trois cent dix-huit pères de Nicée est la
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1. Patr. lat., toœ. LXXXIX, col. S26.
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p215 CHAP. II.— CARLOMAN ET PÉPIN LE BREF.
seule qui sera reçue dans tous nos états, avec les jugements canoniques des autres saints conciles, pour servir de règle générale et rétablir la discipline ecclésiastique ruinée sous les précédents princes. — II. Un synode aura lieu chaque année, afin de pourvoir au salut du peuple chrétien et de prévenir la propagation de l'hérésie, telle que nous l’avons découverte en la personne d’Aldebert, lequel vient d'etre condamné par le jugement des vingt-trois évêques et des prêtres de notre concile, aux applaudissements du prince et du peuple. — III. Nous avons, par le conseil des ecclésiastiques et de nos optimales, établi dans chaque cité un évêque légitime, sous la juridiction des métropolitains Abel et Ardobert, lesquels prononceront toutes les sentences canoniques, recevront les appels des évêques et du peuple, réprimeront les désordres des prêtres scandaleux. Ils veilleront à ce que l’ordre monastique des serviteurs et servantes de Dieu observe la règle sainte du patriarche Benoit, à ce que les subsides destinés à l’entretien des églises et des monastères soient fidèlement répartis, en compensation des biens qui leur ont été enlevés. Désormais les évêques et abbés ne seront plus astreints au service de l’armée; ils devront seulement fournir leur contingent militaire. Il est interdit aux clercs de porter l’habit laïque, de chasser avec meutes, éperviers ou faucons. » Les articles suivants, jusqu’au huitième, reproduisent les prescriptions du concile Germanique et de celui de Leptines, en ce qui concerne l’obéissance et la subordination des prêtres de chaque paroisse à l’évêque. Le IXe est relatif au mariage. Son texte nous fait comprendre la lutte que l’Église avait alors à soutenir contre la fougue et l’emportement d’une race indisciplinée. « Nous avons décrété, dit Pépin, que nul ne pourra épouser ni sa parente, ni une religieuse consacrée au Seigneur, ni une femme dont le mari est encore vivant. Le mari ne peut répudier sa femme que pour cause d’adultère. — X. Quiconque aurait la témérité de contrevenir à ces décrets, promulgués par le concile des vingt-trois évêques, prêtres et serviteurs de Dieu, avec le consentement du prince Pépin et des optimates francs, sera justiciable des tribunaux du prince, des évêques et des comtes, pour y être condamné aux
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compositions, ou amendes pécuniaires, fixées par les lois. — Si nous observons tous ces règlements, la miséricorde du Christ se reposera sur nous dans les siècles des siècles. Amen. » Quatre signatures sont apposées au capitulaire, en cette forme : Signum inluster vir J’ippinus major domus; signurn Radbodi; signum Ariberti; siynum Ilelmiyaudi 1.
39. La solennité de ces capitulaires, revêtus de la double sanction de l’Église et de l’État, ne suffisait point encore à en assurer l’exécution. Ainsi les deux nouveaux métropolitains, élus et sacrés en cette circonstance, Abel pour le siège de Reims, Ardobert pour celui de Sens, ne purent prendre ni l’un ni l’autre possession de leur église. Celle de Reims était toujours occupée, simultanément avec la métropole de Trêves, par Milon, l’intrus que Charles Martel avait mis à la place de saint Rigobert2 On ne put arracher à Milon la double proie qu’il détenait avec une cupidité sacrilège : il continua donc à dévaster ces nobles églises jusqu’en 732. A cette date, comme il chassait dans sa villa d’Iranc, à un mille de Trêves, un sanglier l’abattit d’un coup de boutoir, et mit fin à une tyrannie qui durait depuis quarante années 3. Abel acheva saintement sa vie au monastère de Lobes, près de Leptines 4. Ardobert trouva à Sens des difficultés analogues, dont nous ne connaissons pas le détail. Tous deux reçurent du pape Zacharie le pallium, insigne de la dignité métropolitaine, sur la requête et les instances expresses de saint Boniface, qui, l’année précédente, avait également sollicité et obtenu la même faveur pour le nouvel archevêque de Rouen, Grimo. La correspondance échangée entre le pape et saint Boniface à ce sujet, nous révèle un curieux incident. La restauration religieuse et la réforme ecclésiastique entreprises avec tant de zèle soulevèrent de vives oppositions et donnèrent lieu à des calomnies de tout genre. On répandit le bruit que le pape faisait payer fort cher la remise du pallium, et que sans se ruiner
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1 Concilium Sucssionense; Pair, lat., tom. LXXXIX, col. 824. — 2. Cf.torn. XVI de cette Histoire, pag. 584.
3. llisior. Trevir. ; Jlabill., Act. ord, S. lienedic, sœc. m, part. 1.
4. Saint Abel est honoré le 5 août.
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p217 CHAP. II. — CAULOMAN ET PÉPIN LE BREF.
un métropolitain ne pouvait l’obtenir. Voici comment saint Zacharie répond à ces mensongères accusations : « C’est avec une profonde douleur que nous apprenons les bruits calomnieux qui représentent le pontife romain comme violateur de la loi canonique et des traditions de nos pères. On prétend que nous-même, ou les clercs qui nous environnent, prêtons la main à une œuvre de simonie ; que nous exigeons des sommes d’argent pour l’expédition du pallium. C’est une injure que nous ne prenons même pas la peine de relever, tant elle est imméritée et abominable. A Dieu ne plaise que nous vendions le don gratuit de l’Esprit-Saint! Est-ce que nous avons reçu quoi que ce soit pour les trois pallium que votre fraternité sollicitait de nous? Est-ce que les nouveaux titulaires ont dû verser une obole? Vous-même, bien aimé frère, lorsque nous faisons transcrire pour vous, dans nos archives, les divers ouvrages dont vous avez besoin, est-ce que jamais vous en avez supporté la dépense? Tous les frais n’ont-il pas été couverts par nous. Arrière donc ces accusations de simonie ; anathème à quiconque oserait trafiquer du don de l’Esprit-Saint1. »
40. La campagne militaire de l’an 744, fut dirigée contre les Saxons et les Alamanni. «Carloman fit irruption en Saxe avec son armée, dit le continuateur de Frédégaire, et battit les rebelles. Les habitants se soumirent : plusieurs, d’entre eux, cédant à la grâce du Christ, reçurent le baptême 2. Cependant, Pépin attaquait le duc des Alamanni, Théodebald, fils du duc Godefred, qui avait franchi le Rhin et pénétré jusque dans les Vosges. Il le fit prisonnier, s’empara du duché, et revint triomphant en Neustrie 3. » Un épisode intéressant pour l’histoire de l’Église signala l’expédition de 744 contre les Saxons. Othlon, disciple et biographe de saint Boniface le raconte en ces termes : «Dans l’une des années précédentes, comme
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1. S. Zachar., Epist. vi; Patr. lat., tom. LXXXIX, col. 928.
2. Plurimi eorum, Clirùto duce, bapiismi sacramento consecrati fuerunt. Sous la plume de M. Henri Martin ce passage est travesti de la sorte : « Il contraignit une multitude d'entre eux à recevoir le baptême. On n'avait pas vu jusqu'alors d'exemple de ces conversions forcées en masse, si souvent répétées depuis par la politique franke. » (Hist. de France, tom. 11, pag. 301.;
3. Fredegar., Chron. cont., pars tu j Putr. lut., tom. LXX1, col. 6S2.
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les Saxons dévastaient la Thuringe, le prince Carloman avait envoyé un corps de troupes au secours de cette province. L’évêque de Mayence, Gérold, reçut ordre de suivre l’expédition; mais, dès la première rencontre, il fut tué dans la mêlée, sans qu’on put distinguer la main qui lui porta le coup mortel. Son fils, Gewilieb, alors laïque, avait rang parmi les comtes du palais. Pour le consoler de la mort de son père, on lui offrit, s’il consentait à entrer dans la cléricature, la succession vacante du siège épiscopal de Mayence. Gewilieb accepta et devint évêque. Il accompagna en cette qualité le prince Carloman, lorsque celui-ci, l’an 744, se porta avec son armée contre les Saxons. On campa sur les bords du Veser, en face de l’ennemi. Profitant de ce voisinage, Gewilieb envoya son serviteur au camp saxon, avec ordre d’interroger adroitement les soldats et de savoir d’eux le nom du meurtrier de son père. Le serviteur réussit dans sa mission; un soldat qu’il interrogeait lui répondit : Celui que vous demandez n’est pas loin. — Eh bien, reprit l’envoyé, dites-lui de venir au plus tôt, car mon seigneur voudrait lui parler 1. — Le saxon qu’on cherchait accourut sans défiance. Gewilieb se tenait sur la rive opposée. Au signal de son serviteur, il monta à cheval et se mit en devoir de traverser le Veser; le saxon en fit autant : ils se joignirent tous deux au milieu du fleuve. Après avoir échangé quelques paroles, Gewilieb s’écria : Traître, tu as tué mon père I reçois ta récompense.
— Et
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1 Consistentibus autem utriusque populi exercitibus cis citraque ripam fluminis Wisahara, pracepit Gewilieh puerum suum inter hostes pergere, illicque nomen ejus qui patrem suum occiderat, diligenier inquirere. Cumque puero jussu comptera responderetur a quodam, proxime iltum adess£ quem quœreret : Venire rogate, inquit, eum hue quantocius, quia secum sermocinari senior (gallice seigneur) appétit meus. M. Mignet, dans son étude d'ailleurs si impartiale et si savante sur l’Introduction de l'ancienne Germanie dans la société civilisée, paraît s'être mépris sur le sens du mot puer, employé par l'hagiographe. Au lieu de l'interpréter par notre expression française de « serviteur,» qui est cependant ici sa signification réelle, il le prend pour synonyme de filius, et analyse le fait en ces termes : « Gewilieb, pour venger son père, avait tué, dans un combat corps à corps, son meurtrier, qu'il avait fait défier par son propre fils. » Si nous nous permettons de relever cette légère inadvertance, c'est parce qu'elle aggraverait inutilement la faute de Gewilieb.
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il plongea son épée dans la gorge du malheureux saxon, qui tomba de cheval et expira au milieu du fleuve. A ce spectacle, les Saxons poussèrent d’effroyables clameurs; les Francs prirent les armes; le combat engagé des deux côtés avec furie se termina par la défaite des Saxons. Or, dans l’armée franque, nul ne regardait comme un crime l’action de Gewilieb : au retour de l’expédition le meurtrier continua d’exercer les fonctions épiscopales 1. »
41. La complicité de l’opinion publique en faveur de Gewilieb atteste suffisamment la force du préjugé national, qui, chez les Francs, autorisait la vengeance personnelle per fas et nefas. Substituer à cette fougue encore barbare la discipline de la loi, le joug des canons ecclésiastiques, n’était pas une œuvre facile. Depuis vingt ans, Boniface luttait dans ce but. Carloman et Pépin le secondaient de leur autorité ; ils revêtaient de leur sanction les ordonnances des conciles : à Leptines, à Soissons, les assemblées nationales des évêques et des leudes avaient adopté, aux applaudissements du peuple, les règlements les plus sages. Et cependant Gewilieb ne trouvait d’accusateur ni dans sa propre conscience, ni dans celle du peuple franc, ni dans celle de ses diocésains. Seul, saint Boniface dut encore élever la voix. Un nouveau synode, dont les actes ne nous sont point parvenus, eut lieu comme à l’ordinaire au printemps de l’année 745. Carloman et Pépin y assistèrent. «L’homme de Dieu évoqua l’affaire, continue l’hagiographe. Il déclara qu’aux termes des saints canons un évêque coupable de meurtre devait être déposé de sa dignité et de sa charge. Il ajouta qu’il avait vu de ses propres yeux Gewilieb chasser avec meute et faucons, sans respect pour les règlements tant de fois promulgués, sans égard pour la dignité du caractère épiscopal2. » L’accusé était présent; il comprit tout d’abord la difficulté de sa position. La puissance civile, en la personne des deux princes, se joignait à l’autorité canonique, représentée par saint Boniface; l’une et l’autre se déclaraient manifestement contre lui. Il annonça pourtant l'intention d’en appeler au pape; mais Boniface l’avait prévenu.
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1. Othlon., Vit. .S. Donifac., lib. I, cap. xxxvn; Patr. lat., tom. LXXX1X, col. 052. — 2. Idem, ibid., col. 053.
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Déjà saint Zacharie, informé de tous les détails de la cause, avait répondu que le saint-siège ne consentirait point à couvrir de son indulgence de pareils forfaits1. Gewilieb se soumit donc à la sentence rendue contre lui par un jugement unanime ; il fut déposé de l’ordre épiscopal, et passa le reste de ses jours dans la pénitence. Il s’agissait de lui donner un successeur. Tout récemment les princes Carloman et Pépin s’étaient adressés au pape, afin d’obtenir que Boniface, son légat en Germanie et dans les Gaules, lequel n’avait eu jusque-là aucun siège titulaire, fût attaché à une église qui deviendrait dès lors métropolitaine et primatiale. Leur choix se fixa d’abord sur l’antique cité de Cologne, et Zacharie l’avait confirmé en ces termes : « A la requête des Francs, nous érigeons, en vertu de notre autorité apostolique, la cité d’Agrippine, connue aujourd’hui sous le nom de Cologne, en siège métropolitain, pour être gouvernée à ce titre par Boniface et ses légitimes successeurs 2. » L’incident de Gewilieb appela l’attention des deux princes sur la ville de Mayence, dont la situation plus rapprochée de l’empire franc leur sembla préférable à celle de Cologne. « Aussitôt donc que la déposition de Gewilieb eut été prononcée, reprend l’hagiographe, Carloman et Pépin déclarèrent, aux applaudissements de l'assemblée, que Boniface prendrait le gouvernement de l’église de Mayence, laquelle cesserait d’être un évêché suffragant et deviendrait la métropole de toutes les églises de Germanie. Une députation fut envoyée immédiatement au pontife apostolique, afin d’obtenir sa ratification 3. » Zacharie la donna avec empressement. Dans une lettre au grand archevêque, il autorisa le changement de titre en ces termes : « Par l’autorité du bienheureux Pierre apôtre, nous érigeons l’église de Mayence au rang de métropole, pour être gouvernée par vous et vos successeurs; elle aura sous sa juridiction Tongres, Cologne, Worms, Spire, Utrecht et toutes les nations de la Germanie auxquelles votre fraternité a fait connaître par sa prédication la lumière du Christ4. »
1. Zacliar., Epist. X; Pair, lal., tom. LXXXIX, col. 942. — 2. Idem, ibid.
3. Ûîiliiii., Vit. S. Bonifac., loc. cit. — 4 Zachar., Epist. xiv; Patr. lat., taia. cit., col. 93S.
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C’était le couronnement d’un apostolat qui avait renouvelé les merveilleuses conquêtes du premier âge de l’Évangile. Boniface atteignait l’apogée de sa gloire et de son influence; il était devenu le père des peuples, l’âme de l’Église dans la Germanie et les Gaules, le conseiller des princes et des rois de l’Europe. « On venait en foule, écrit saint Willibald, de toutes les provinces des Francs, des Bajoarii, de la Saxe et jusque des îles Britanniques, pour entendre sa parole 1. » Huit de ses missionnaires avaient reçu de sa main l’onction des pontifes; ils formaient autour de lui comme une couronne épiscopale : c’étaient Abel de Reims, Ardobert de Sens, Witta de Burabourg, Willibald d’Eichstaedt, Burchard de Wurtzbourg, Adhelard d’Erfurth , Grégoire de Trêves, presque tous comme lui originaires de la Grande-Bretagne. Boniface, en leur nom et au sien, écrivit au roi anglo-saxon Ethelbald, pour l’arracher aux désordres d’une vie licencieuse. « Dans cette lettre, dit M. Ozanam, on reconnaît toute la prudence d’un zèle vraiment chrétien, moins pressé de foudroyer le pécheur que de le convertir. Boniface loue premièrement le roi de ses aumônes, de sa fermeté à réprimer les violences, la rapine et les parjures. Mais il s’afflige d’apprendre qu’un si grand prince, se refusant aux liens d’un mariage légitime, se déshonore par la luxure et l’adultère, portant les mains jusque sur les vierges consacrées à Dieu. Après avoir rappelé, avec la gravité d’un théologien, les menaces de l’Écriture sainte contre les crimes de la chair, il s’arrête à deux considérations, où perce une grande sagesse politique, éclairée par l’étude et la comparaison des peuples, et qui a trouvé dans la pureté ou la corruption précoce des races barbares la raison de leurs destinées. D’un côté, il cite au prince l’exemple des vieux Saxons, de cette branche encore païenne de la même famille, chez qui «la femme adultère, dit-il, est contrainte de se pendre de sa propre main ; et, après qu’on a brûlé son corps, le séducteur est pendu lui-même au-dessus du bûcher. D’autres fois les femmes du pays se rassemblent autour de la pécheresse, et, déchirant ses vêtements
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1. Willibald., Vit. S. Bonifac, cap. îx; Pair, lat., toœ. cit., col. 021.
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au-dessus de la ceinture, elles la poursuivent à coups de verges et de couteaux, et la chassent ainsi de manoir en manoir, jusqu’à ce qu’elles la laissent morte ou mourante. Tel est le respect des gentils, de ces hommes sans loi, pour la loi de nature écrite dans leurs cœurs 1. » D’un autre côté, il représente les habitants de l’Espagne, de la Provence et de la Bourgogne, gagnés par ces vices honteux que Dieu châtie par l’épée des Sarrasins. « Prenez garde, continue-t-il, que votre peuple ne se perde à son tour par l’exemple. Car si la nation des Angles, ainsi qu’on le répété en ce pays, et qu’on nous en fait le reproche en France, en Italie et jusque chez les païens, méprisant les noces légitimes, en vient à mener une vie digne de Sodome, sachez que les flancs de la prostitution donneront le jour à une race dégénérée, abjecte dans ses penchants, qui ne sera plus ni forte à la guerre, ni fidèle à sa parole, ni aimable à Dieu, ni honorée des hommes 2. » Boniface s’adressait en même temps à l’archevêque de Cantorbéry, Cuthbert, et lui faisait parvenir les accents de son patriotisme indigné. ((Soyons fermes dans la justice, lui écrivait-il, et préparons nos cœurs à l’épreuve, mettant notre confiance en celui qui a placé le fardeau sur nos épaules. Mourons, si Dieu le veut, pour les saintes lois de nos pères, afin de mériter comme eux l’héritage éternel. Je ne puis dissimuler à votre charité fraternelle que tous les serviteurs de Dieu qui m’entourent s’étonnent de ce qu’aucun concile, présidé par vous, ne remédie à de tels désordres. Le scandale que donne l’Angleterre est poussé aux dernières limites. Il n’y a presque pas une ville en Lombardie, en France et dans les Gaules, où quelque femme de mauvaise vie ne soit venue, du pays des Angles, établir des écoles de libertinage. Il vous faut absolument interdire aux religieuses et aux vierges consacrées à Dieu le pèlerinage de Rome,
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p223 CHAP. II. — CARLOMAN ET PÉPIN LE BREF.
car elles se perdent en chemin. II n’importe pas moins de réprimer le luxe insensé des parures, la somptuosité des vêtements, ces attraits de Satan, qui corrompent les âmes et pénètrent, dit-on, jusque dans l’intérieur des monastères. On ajoute que l’ébriété est passée en habitude, que les évêques eux-mêmes font circuler à leur table d’énormes coupes, forçant leurs convives à les vider, jusqu’à ce que l’ivresse s’ensuive. Est-il donc vrai que ce vice soit spécial aux Angles et aux païens? car ni les Francs, ni les Gaulois, ni les Langobards ne le poussent à ce point1.» Aux plaintes de saint Boniface, le pape Zacharie joignit l’autorité du siège apostolique. Il ordonna aux évêques d’Angleterre, sous menace d’excommunication, de prendre immédiatement des mesures pour faire cesser un tel état de choses. Nous n’avons plus la lettre pontificale écrite à ce sujet, mais elle fut lue au concile de Cloveshoé (Glif)2, présidé en 747 par Cuthbert, en présence du roi Ethelbald lui-même. Justice fut faite de tous les abus, et une série de trente et un canons, sanctionnés par l’autorité du prince, rétablit en Angleterre la pureté des mœurs, la vigueur de la discipline ecclésiastique.