Pascal II et Henri V 19

Darras tome 26 p. 3

 

§ I. HENRI V EN ITALIE (1110). 

 

   1. L’ordre des idées et la marche des événements nous appellent d’abord à Rome. C’est le rendez-vous que nous ont du reste donné les insolents ambassadeurs du roi de Germanie, dans la conférence de Châlons et le concile de Troyes1. Depuis son retour le souverain Pontife avait rétabli l’ordre et la paix dans la capitale du monde chrétien, beaucoup plus par sa mansuétude que par sa fermeté. La population romaine, quelque temps troublée pendant l’absence de son chef légitime, lui témoignait de nouveau, non-seulement une entière obéissance, mais encore un profond dévouement; et nous allons en voir une preuve éclatante. Henri V se disposait à passer en Italie, pour aller dans la basilique de Saint-Pierre recevoir des mains de Pascal II la couronne impériale. Avec les sentiments qui l’animaient, il eût pu comme son père s’affranchir d’une telle soumission, faire tout simplement un pape qui le ferait empereur. Mais les conséquences et le dénouement surtout de ce double sacrilège, tant d’humiliations et de malheurs, toute une vie courbée sous l’anathème et la mort de l’excommunié, n’étaient pas de nature à l’encourager dans cette voie. Le jeune César se montrera plus habile politique que le tyran vieilli dans la ruse et la dissimulation, sans être moins féroce et moins cruel. Les messages qui le précèdent, loin d’inspirer la terreur, rappellent encore les heureux débuts de son règne. Comme alors il proteste de la pureté de ses intentions, de son entière déférence, de son respect et de son amour envers le seigneur apostolique. Celui-ci n’est point rassuré ; de noirs pressentiments assiègent son âme. On le voit déployer une activité qui présage les périls d’une terrible lutte, et non l’éclat d’une paisible solennité. Il semble même se prémunir contre une

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Cf. tom. XXV,, de celte Histoire p. 57(ï.

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défaillance personnelle. Dans deux synodes consécutifs, il réitère les condamnations si souvent prononcées par ses immortels prédécesseurs, Grégoire VII et Urbain II, au sujet des investitures1. Il court implorer l’appui des princes normands qui régnent au midi de la Péninsule italique. Il obtient d’eux le serment qu’ils marcheront sur les traces de Robert Guiscard, venant arracher le père commun des fidèles et la ville sainte aux mains impies des barbares Teutons. Ilélas ! vaines promesses ; le seul capable de les exécuter, l’héroïque Bohémond se meurt, loin de sa principauté d’Antioche, exilé dans son ancienne patrie, ne laissant pour héritier de ses exploits et de sa gloire qu’un enfant de trois ans. Le pontife revient à Rome, il fait également jurer aux grands de soutenir avec courage l’intégrité de la religion, les droits de l’Église, l’autorité de leur chef spirituel et l’honneur de la ville éternelle. Le chroniqueur contemporain2, qui rapporte ces émouvants détails, nous montre, aussi les peuples de la Péninsule agités par de sinistres prévisions, observant avec inquiétude les signes avant-coureurs des grandes calamités. Une comète apparaît le 6 Juin 1110. C’est l'année où le roi de Germanie franchit les Alpes, à la tête d’une formidable armée. Trente mille cavaliers d’élite, selon quelques historiens, formaient l’étrange escorte du candidat impérial3.

 

   2. Aux premiers jours de l’automne, ils descendirent comme des

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1 Chronographus llildesheiin- ad annum 1110 ; — Concil. tom. X, ex clironico ms. sancti Petri-vivi.

2. Pierre le diacre, continuateur de la chronique du Mont-Cassin. Il était d’une noble famille, celle des comtes de Frascati. C’est dans le célèbre monastère, dès l’âge de cinq ans, qu’il avait fait son éducation littéraire et chrétienne, comme beaucoup d’enfants de même condition à cette époque ; et c’est encore là qu’il avait embrassé l’état religieux. Son œuvre commence à 1086 et va jusqu’à 1138. Pierre a composé plusieurs autres ouvrages, parmi lesquels on distingue le livre intitulé : De Viris illustribus cassinensibus. Son devancier dans la chronique fut Léon Marsicanus, que le pape Pascal nomma cardinal-évêque d’Ostie, l’une des premières dignités romaines. De là le nom plus connu dans l’histoire de Léon d’Ostie. Pour les faits actuels, voir chron. cass. îv, 37.

3. Au nombre de ces historiens il faut compter l’Abbé Suger : « Collecto mi- rabili triginta millium hoste, imperator nullas nisi sanguine fuso gaudet habere vias. » Vila Ludovici Grossi, cap. iv, Pair, laiina, torn, clxxxvi, col. 1271.

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torrents accumulés dans les riches plaines de la Lombardie. Malgré leur nombre et leur puissance, ces fiers Teutons, ces guerriers bardés de fer, ne dédaignaient pas de recourir à la ruse. Sous le masque de la religion et de la paix, ils se présentaient en qualité d'hôtes et de frères, mais pour se conduire aussitôt en impitoyables conquérants. Les villes qui refusaient d’ouvrir leurs portes et de livrer leurs trésors, étaient ravagées et détruites. On cite en particulier dans les auteurs du temps celle de Novare, dont les murs furent rasés et les habitants exterminés en grande partie, pour avoir essayé d’une faible résistance. La guerre d’invasion s’étendait de toutes parts ; elle était principalement dirigée contre les églises renommées par leurs ornements, et les ecclésiastiques qui s’étaient signalés par la vigueur de leurs sentiments catholiques. A l’entrée de l’hiver, les Allemands se dirigèrent vers la Toscane. Beaucoup d’hommes et de chevaux périrent au passage des Apennins ; perte insensible toutefois pour une telle armée: elle n’est ni moins orgueilleuse ni moins menaçante, quand elle apparaît sur le versant méridional. Instruits par le sort des cités lombardes, les seigneurs toscans et les représentants de la province se portent à la rencontre de Henri V, s’empressant de lui faire hommage et de lui payer tribut. La grande comtesse Mathilde ne se montrera pas au milieu de cette foule ; elle se gardera bien de ternir par une obséquieuse démarche son glorieux passé. Plusieurs chefs Teutons se détachent de la suite du monarque, pour aller la visiter dans son château, désireux de contempler les traits d’une femme qui lutta victorieusement contre toutes les forces de leur nation et que le monde entier regarde comme un être supérieur à son sexe. Le futur empereur ne s’y rendra pas, craignant peut-être de rencontrer en chemin un autre Canosse. Mais il daigne par ambassadeurs la confirmer dans tous ses droits et lui proposer un traité d’alliance. Elle y consent, elle lui sera fidèle envers et contre tous, moins le pape ! Pour elle Grégoire n’était pas mort, il revivait dans la personne de Pascal II. Henri célébre à Florence les fêtes de Noël avec une pompe à demi barbare, avec une ostentation de piété qui, rapprochée de sa conduite, forme un contraste douloureux. Dès le

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commencement de l’année suivante, 1111, il poursuit son invasion, dont le caractère demeure toujours le même. Les récits de tous les historiens, sans en excepter ceux de l’Allemagne1, s’accordent à nous le représenter comme un fourbe et cruel tyran. Le sang et les ruines signalent sa marche à travers l'Italie. Landolfe de Pise va jusqu’à le nommer l’exterminateur de la terre2. Dans la ville d’Arezzo il prend occasion d’une querelle entre le peuple et le clergé pour démanteler la place et renverser une partie des maisons, sous prétexte de venger l’honneur de l’.tat ecclésiastique.

 

   3. De là furent expédiés en avant quelques-uns des principaux personnages de sa cour. Leur mission était de préparer les voies au jeune monarque, de débattre et d’arrêter, comme on dirait à notre époque, les préliminaires de son couronnement. Les noms des membres de cette ambassade nous ont été transmis par un vieux chroniqueur ; ils se retrouvent dans un autre monument historique dont nous aurons à parler. Les deux premiers sont Frédéric, archevêque de Cologne, et Bruno de Trêve ; viennent après eux le chancelier Adalbert de Lorraine, le comte Herman de Wissem- burg, le comte Bérenger de Saxe, Conon frère de Bérenger, Siceboth de Bavière, Henri de Carinthie, Bertold fils deBertold, et trois autres moins connus, mais d’égale importance. Ils entrèrent à Rome dans le plus magnifique appareil. Prévenu de leur arrivée, le Pape avait nommé, pour conférer avec ces princes, des cardinaux et des seigneurs capables de soutenir sa cause et dignes de représenter son autorité. De ces hauts personnages nous ne pouvons nommer que Pierre de Léon, l’un des hommes les plus importants de Rome, soit par ses éminentes qualités, soit par son immense fortune, et qui de plus était entouré d’une belle et nom-

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breuse famille1 . Les délégués des deux pouvoirs qui se disputaient et l’empire des consciences et la suprême direction des sociétés, se réunirent dans le portique de saint Pierre. Le résultat de leurs délibérations et la teneur même des engagements réciproques, nous les lisons dans la chronique du mont Cassin2. Le grand Annaliste Baronius les donne dans toute leur étendue ; il nous suffira de les résumer : D’une part, le roi s’engage par ses mandataires à restituer solennellement tous les droits usurpés sur les Eglises ; ce qu’il consignera par écrit et confirmera par son serment, devant tout le peuple, le jour de son couronnement. Il laissera les Églises libres avec leurs offrandes et leurs possessions. Il rétablira le patrimoine de saint Pierre, tel qu’il fut constitué par Charlemagne, Louis et Henri ses prédécesseurs, et le maintiendra de toutes ses forces. Il ne fera et ne dira rien par lui-même ou ses agents affidés, qui puisse compromettre la dignité, la vie, les fonctions et la liberté du pontife, ou de ceux qui traitent actuellement pour lui. Le pape, d’autre part, donnera l’ordre aux évêques présents à la cérémonie d’abandonner à l’empereur tous les droits qui ressortent de la puissance temporelle, et dont avaient également usé Charlemagne, Louis et Henri. Il interdira sous peine d’anathème à tous les évêques présents, ainsi qu’à leurs successeurs, de s’immiscer dans les charges du royaume et d’en percevoir les revenus. Il leur interdira de même toute participation à la milice séculière. A l’avenir, le pape ne troublera plus ni l’empereur ni l’empire, concernant ces divers objets. Il accueillera son hôte avec distinction et lui conférera, non en secret mais en public, la couronne impériale, comme l’ont reçue dans les anciens temps les empereurs catholiques ses prédécesseurs. Enfin, pour garantir ces conventions, on alla jusqu’à se donner mutuellement des otages, qui furent presque tous les signataires de cet acte solennel[1]. Nous ne tarderons pas

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1 II était le fils d'un Juif opulent et d'une noble romaine ; devenu chrétien, il ne cessa de prouver la sincérité de sa  conversion par son dévouement au souverain Pontife. 2 Petr. diac. chronic. cass. îv, 38, 39. 3 Petr. diac. chron. cass. îv, 40.

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p8 LES      DERNIÈRES   LUTTES (1110-1118).

 

à comprendre à quel point étaient fondées d’un côté, par quelle raison inspirées de l’autre, les défiances qui se manifestent par de telles précautions.

 

   4. Non content de ces mesures, Pascal II voulut écrire personnellement au roi de Germanie. Nous avons sa lettre, dont voici quelques extraits : « La loi divine et les saints Canons ont depuis longtemps interdit aux prêtres de se jeter dans les préoccupations et les soucis des affaires temporelles, de se produire à la cour, si ce n’est dans le but d’implorer la grâce des condamnés, ou de venir en aide aux opprimés. Or, dans les diverses contrées de votre royaume, il y a des Evêques et des Abbés, tellement engagés dans les sollicitudes du siècle, qu'ils sont contraints à fréquenter assidûment la cour, et même à s’occuper des choses de la guerre : ministres des autels, ils sont devenus les ministres de la puissance royale, parce qu'ils ont accepté des rois le gouvernement des villes, des duchés et des baronies, la direction des monnaies et des péages, tout ce qui tient au pouvoir temporel1. De là cette coutume qui s’est introduite dans l’Eglise, que les évêques élus ne reçoivent la consécration qu’après avoir reçu l’investiture de la main du roi. Il n’est pas sans exemple que du vivant d’un évêque un autre soit investi. C’est principalement par l’investiture laïque que ces maux et beaucoup d’autres sont arrivés. Mus par cette considération, nos prédécesseurs Grégoire VII et Urbain II, d’heureuse mémoire, s’entourant de leurs collègues dans l’épiscopat, ont souvent condamné ces sortes d'investitures ; décrétant la déposition des clercs qui seraient ainsi placés à la tête des Eglises, lançant l’excommunication contre ceux qui les auraient nommés... En conséquence, très-cher fils et roi, nous avons ordonné que les choses dépendant de la couronne vous seraient désormais abandonnées ; nous interdisons à tout dignitaire ecclésiastique, sous peine d’excommunica-

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lion, de s’emparer de tels droits. Mais nous voulons aussi et nous avons décrété, sous la même peine, que les Eglises demeurent en possession de tout ce qui leur appartient, d’après les usages antiques, des donations par testament et de toutes les offrandes qui leur sont faites... Nous vous recommandons, fils et roi bien-aimé, de rendre grâces au suprême illuminateur, d’avoir ouvert les yeux de votre âme, en vous inspirant une vive et sincère répulsion pour les erreurs si connues de votre malheureux père. Si, comme vous l’avez promis dans toute la série de vos lettres, vous rendez au Vicaire de Jésus-Christ l’obéissance que lui rendirent toujours les rois et les empereurs catholiques, lui ne cessera de vous témoigner tout le respect et tout le dévouement dont son cœur est capable ; et ce sera là le gage le plus assuré de bonheur et de gloire que puisse avoir la destinée de l’empire romain. »

 

   5. Pendant qu’avaient lieu ces pourparlers et ces messages, Henri s’était rapproché de la ville éternelle et campait déjà dans les États pontificaux, à Sutri, non loin de Viterbe. Le 3 des Ides de Février, la veille de la Quinquagésime, il était au mont Marius. Le lendemain, sur l’ordre du pontife, vinrent jusque-là des hommes portant des flambeaux, une longue procession de jeunes filles vêtues de blanc 1, ayant des lampes à la main comme les vierges de l’Evangile, un brillant cortège de cavaliers, chargés les uns d’ouvrir la marche triomphale, les autres d’accompagner ou de suivre l’hôte impérial, avec une foule immense de Romains, qui jonchaient la route de verdure et de fleurs, remplissant l’air de chants de fête et de bruyantes acclamations. Acclamer les princes, s’enivrer du triomphe des tyrans, est chose si naturelle aux peuples ! Celui-ci n’avait pas cependant perdu, dans l’accès momentané de son ivresse, le sentiment de ses anciens droits. Avant d’introduire le monarque étranger dans la ville, il l’obligea par deux fois à renouveler son serment. En se prêtant à cette exigence, l’astucieux teu-

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ton eut soin de jurer en sa langue, avec une expression de dépit et d’ironie qui ne pouvait échapper au regard des Italiens. Le mot de trahison circula dans la foule et rencontra dans l’intérieur de la cité de nombreux et redoutables échos. A l’entrée de la cité Léonine, le triomphateur est accueilli par les Juifs et les Grecs qui peuplent ce quartier, et dont les harangues sont pour ses oreilles ce qu’était son serment pour les oreilles italiennes. Là se trouve réuni, par l’ordre du pontife, tout le clergé romain, chargé de le conduire à Saint-Pierre. Le roi descend de cheval et suit à pied le vénérable cortège. Il monte les degrés; sur la plate-forme, le pape l’attend revêtu de ses ornements pontificaux, entouré de cardinaux et d’évêques, ayant à sa suite plusieurs ecclésiastiques d’un rang inférieur, les maîtres et les élèves de son école de chant. Le roi se prosterne et baise les pieds du pape, qui se hâte de le relever et l’embrasse par trois fois ; puis, selon l’usage, le conduit par la main vers la porte d’Argent. Henri lit dans le livre la profession de foi propre à la cérémonie, Pascal le désigne ou le proclame empereur et l’embrasse de nouveau ; l’un des évêques assistants prononce aussitôt sur lui la première oraison. Ici se place un incident grave, négligé par la plupart des historiens, mais signalé par un témoin oculaire, et dont la portée va nous être clairement révélée. Le nouvel empereur refuse d’entrer dans la basilique où doit avoir lieu son couronnement, à moins que toutes les issues et les places voisines n’en soient occupées par ses soldats. Et, chose étonnante, il ne paraît pas qu’on ait fait une réclamation, qu’un retard se soit produit; on consent à cette précaution non moins insolite qu’insolente1. Peut-être n’était-il plus temps de reculer ou d’incidenter. Mais de telles mesures ne pouvaient que corroborer les soupçons et nourrir les ressentiments. En rentrant dans son pieux sanctuaire, le pape s’engageait par le fait dans une citadelle allemande.

 

  6. Cela ne l’empêcha pas cependant, dès qu’ils furent arrivés à la partie du temple nommée la rotonde de porphyre, de demander au Germain le rétablissement dans ses États de la discipline ecclé-

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1 Petr. Diac. chron. cass. îv, 40 ; Landulfus Pisanus, in Yita Pascal. II.

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siastique, la restauration de la hiérarchie, le renoncement aux investitures, la confirmation, en un mot, de toutes les promesses faites, de tous les engagements contractes et signés. Henri garde le silence et se retire à part, avec les seigneurs et les évêques qui l’accompagnent, dans une pièce attenante à la sacristie, pour y délibérer longuement et tout à son aise. La position se tendait de plus en plus. A cette sorte de conciliabule étaient présents, nous regrettons de le dire, trois évêques Lombards, Bernard de Parme, le vieux Bonus de Reggio, Aldo de Plaisance. La mystérieuse délibération menaçant de ne pas finir, le pape envoya demander au prince de ratifier sans délai les conventions antérieurement écrites. Les prélats transalpins vinrent encore se jeter à ses pieds et l’embrassaient avec une ardeur fébrile, qui semblait la muette expression du remords, ou la vaine protestation d’une conscience subjuguée par la crainte. Peu à peu les familiers de l’astucieux teuton se mirent à dire que l’écrit dont on arguait n’était pas conforme à la justice et ne pouvait recevoir le sceau de l’autorité. On avait beau leur répondre, et par les décisions des plus célèbres docteurs, et par les articles les plus formels des anciennes lois, et par le texte même des Écritures; ils persistaient dans leur obstination. Le digne fils de l’excommunié, laissant alors tomber le masque : « Je veux, dit-il avec emportement au souverain Pontife, que la division actuellement existante entre vous et le corse Etienne surnommé le Normand, cesse à l’heure même 1 » Ce nom tout à coup jeté dans un pareil débat cache, ou dévoile plutôt une déloyale manœuvre: cette violente sortie n’est en réalité qu’un faux-fuyant, pour donner le change et se dérober à des obligations sacrées. Peu de jours auparavant le prince avait demandé dans le même but que le corps de son père reçût enfin les honneurs de la sépulture ecclésiastique et reposât dans un lieu saint. Le pontife déjoua la seconde tentative comme il avait déjoué la première; il répondit: « Commençons par ce qui vous regarde ; car le jour est avancé, l'heure presse, et l’office que nous devons célébrer, sera d’une longueur peu com-

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1. Cf. tom XXV de cette Histoire p. 493, 491.

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mune. » L’un des seigneurs allemands se lève alors et s’écrie : « A quoi bon tant de paroles? pourquoi perdre le temps? Sachez que l’empereur notre maître veut être couronné comme le fut Charlemagne, sans condition et sans retard. Le pape ayant déclaré que cela n’était point possible, le César irrité, hors de lui-même et confirmé dans son aveuglement par les conseils de l’archevêque de Mayence et d’un évêque saxon, fit aussitôt entourer le Pape d’une troupe d’hommes armés. Tous ceux qui formaient le cortège pontifical furent en même temps gardés à vue, au milieu des épées et des lances. A peine leur fut-il permis d'approcher de l’autel pour assister aux divins mystères. C’était bien la captivité qui commençait. Dans ce tumulte, on ne trouvait pas même le vin et l’eau nécessaires au sacrifice. La messe étant finie, le Pontife est contraint de quitter sa chaire et d’aller s’asseoir avec les seigneurs et les évêques romains devant la Confession de saint Pierre ; il reste là jusqu’à la nuit, toujours environné de gardes. Puis il est entraîné hors de l’église avec ses frères, dans un réduit qui leur servira de prison.

 

   7. En ce moment le désordre éclate. Plusieurs des enfants et des hommes de tout âge qui s’étaient portés à la rencontre du tyran avec des fleurs et des palmes, sont impitoyablement massacrés ; beaucoup restent entre les mains des barbares. Le temple saint est pillé, les dignitaires ecclésiastiques et les autres sont dépouillés de leurs vêtements précieux. Peu se dérobent par la fuite1. Jean évêque de Tusculum et Léon d’Ostie peuvent revêtir des habits laïques et gagner la ville sous ce déguisement. Tout cela se passait le dimanche où se lisait comme aujourd’hui l’Évangile suivant : «Jésus prit avec lui ses douze disciples, et leur dit : Voilà que nous montons à Jérusalem, et les choses écrites touchant le Fils de l’homme seront accomplies. Il sera livré aux nations étrangères, tourné en dérision, flagellé, conspué2. » La coïncidence fut

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4 Acta Pontif. Rom. ed ann. 1111 ; Petr. diac. cliron. cass. iv, 41; Gotfrid. Viterb. cliron. xvn ; Orderic. vit. Hisior. codes. %, Pair. îat. t. cxxxvm, p. 719,720.

4 Luc. xvm, 31, 32.

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dès lors saisie; nous la retrouvons dans les écrivains de l’époque. « Les tourments autrefois subis par Jésus-Christ, le sont maintenant par son vicaire, » dit à cette occasion l’historiographe de la papauté. «A partir de ce jour lugubre, le zélé ministre de Dieu fut accablé de mauvais traitements et d’outrages. » L’historien particulier de Pascal II ajoute : « Le divin Sauveur montait, selon sa parole même ; son fidèle serviteur est au contraire descendu, mais pour souffrir les mêmes tortures. Nos prévisions se sont réalisées comme les oracles des prophètes1. » Le bruit de la captivité du Pape, du sang versé par les étrangers, des spoliations et des profanations commises à Saint-Pierre, se répand avec la rapidité de l’éclair dans tous les quartiers de Rome. Ce n’est qu’un cri d’indignation et de douleur; on court aux armes; et les Allemands qui parcourent les rues, isolément et par groupes, sont assaillis et massacrés. On se réunit, on se concerte pendant les heures de la nuit ; et, quand reparaît la lumière du jour, c’est une véritable armée qui se porte hors de la ville, à la rencontre des ennemis. Beaucoup succombent dans cette attaque imprévue. Les Romains escaladent le portique ; l’empereur, qui vient de monter à cheval pour marcher à la tête des siens, est bientôt renversé, avec une blessure au visage. Il va lui-même être fait prisonnier, quand le comte Otto de Milan, encore un lombard parmi les tudesques, s’exposant à la mort pour lui, le couvre de sa personne et lui cède son cheval, lui rendant ainsi la fuite possible. Otto reste, en effet, au pouvoir d’un peuple égaré par la vengeance, qui l’entraîne dans la ville et le tue avec des raffinements de cruauté indignes d’une telle cause. Rentré dans les rangs de ses chevaliers, l’empereur ranime leur courage. Allemands et Romains se livrent alors un combat acharné, les glaives frappent sans relâche, des milliers d’hommes tombent des deux eôtês, le sang rougit les eaux du Tibre. Le jour baissait, et les Teutons ébranlés abandonnaient le champ de bataille, laissant là de riches et nombreuses dépouilles. Emportés par la soif du butin, les Romains vainqueurs se livrent

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1 Landulfus Pisanus, in Vila. Pascal. II.

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au pillage ; mais,comme ils reviennent ainsi chargés, pensant n’avoir plus rien à craindre, César relance contre eux sa terrible cavalerie, qui les poursuit jusqu’aux portes, où l’entassement et la confusion deviennent effroyables. Les ennemis, à leur tour vainqueurs, suivent leur marche et vont au château de Crescentius. Mais, attaqués bientôt par des troupes fraîches, ils n’attendent pas le choc, battent prudemment en retraite et se réfugient dans leur camp. Une journée semée de pareilles alternatives demeurait à peu près également fatale aux deux partis.

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[1]         Petr. diac. cliron. cass. îv, 40.

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