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58. Ce n'était pas sans motif que Grégoire VII exigeait ce sauf-conduit. « J'ai voulu l'obtenir de Henri, disait-il plus tard, comme une sorte de présage pour l'avenir. Si Henri ne tient pas sa promesse, s'il ne procure point la sécurité de mon voyage ou de celui des légats apostoliques en Allemagne, il déclarera lui-même, comme par un autre jugement de Dieu, l'impossibilité de le rétablir sur le trône1. » Le roi en accordant cette sauvegarde n'avait nullement l'intention d'en observer la teneur. Mais les événements qui le retinrent à Canosse depuis le 25 janvier jour de l'absolution,
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1.Codex Regius, fol. 130 recto; Catal.Pontifie, ap. Watterich,tom. I, p, 297. « II est évident, dit Watterich, que ce sauf-conduit connu jusqu'ici sous le nom de « promesse de Canosse » ne fut qu'un des nombreux actes souscrits durant cette entrevue et qu'il ne représente nullement l'ensemble des engagements pris par Henri IV et énumérés par tous les annalistes. » Sa date à laquelle la plupart des auteurs modernes n'ont pas fait attention, établit clairement qu'il est étranger aux négociations antérieures à la sentence d'absolution. »
2. Se quasi pro indicio hujusmodi securitatem exegisse, cujus, inquam, secu-ritatis exhibitio illum in regnum restitui posse prsesagiret, sicut ejusdem secu-ritatis denegatio hoc eumex divino indicio non posse denegaret. (Paul.Bernried. VU. S. Greg. VII, cap. ix, n» 79 ; Pair. Lat., tom. CLXXVIII, col. 81.)
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jusqu'au 28 date de la signature du sauf-conduit, le forcèrent à passer encore une fois par-dessus tous les scrupules de conscience. L'armée lombarde était demeurée à Reggio et dans les environs de la forteresse, attendant le résultat des conférences. D'un autre côté parmi les recommandations que le pontife fit à Henri immédiatement après la cérémonie de l'absolution, se trouvait celle de ne pas s'exposer dès le lendemain à retomber sous le coup de l'anathème en reprenant ses rapports avec les Lombards excommuniés, necnon cavendi Longobardorum anathematis 1. « Afin d'écarter du jeune roi ce péril prochain, dit Lambert d'Hersfeld, le pape envoya au camp l'évêque Eppo de Zeitz en lui déléguant la faculté de relever en son nom tous les Lombards qui avaient encouru l'excommunication et qui demanderaient à en être absous. Mais à peine l'évêque eut-il exposé aux Italiens simoniaques l'objet de sa mission, qu'une tempête d'indignation et de colère éclata contre lui. La fureur se traduisit par des huées, des menaces, des cris de rage et de blasphème contre l'autorité apostolique. « Une excommunication prononcée par Hildebrand n'est rien pour nous, disaient-ils; c'est lui au contraire qui est excommunié. Tous les évêques d'Italie l'ont fort justement déposé pour ses crimes. Il a usurpé le trône de saint Pierre par simonie, il l'a ensanglanté par ses meurtres, souillé par ses adultères. Henri vient de se déshonorer pour jamais, d'infliger à sa gloire une tache ineffaçable en abaissant la majesté royale devant ce moine hérétique, flétri de mille infamies. Le roi nous a trahis ! Nous l'avions choisi pour défenseur de la justice et pour vengeur des lois ecclésiastiques, il vient par une ignominieuse soumission de déserter notre cause, la foi catholique, l'autorité de l'Eglise, la dignité de la république chrétienne. Nous avons pour le défendre affronté toutes les colères et toutes les vengeances d'Hildebrand. Aujourd'hui avec une indigne lâcheté ne songeant qu'à lui-même il nous abandonne au plus fort du péril et se réconcilie par un calcul personnel avec l'ennemi
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1 Ce sont les paroles mêmes de Berthold, traduites par nous au numéro précédent.
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public. » Telles furent, reprend le chroniqueur, les clameurs séditieuses des princes d'Italie ; ils répandirent leurs plaintes et leur colère dans tout le camp. L'émeute devint générale, on n'entendit plus qu'un seul vœu, un seul cri : « Déposons le roi, il s'est rendu indigne de la couronne. Prenons le jeune prince Conrad son fils. C'est un enfant de deux ans, il ne fera aucun obstacle au bon gouvernement des affaires ; conduisons-le à Rome. Là on élira un nouveau pape qui sacrera Conrad en qualité d'empereur et cassera tous les décrets du pseudo-apostolique Hildebrand 1. »
59. On retrouve dans ce langage le programme schismatique depuis si longtemps arrêté parle cardinal apostat Hugues le Blanc, par Wibert de Ravenne et les autres évêques italiens de leur faction, Thédald de Milan, Benzo d'Albe, Denys de Plaisance : déposer pour jamais Grégoire VII, couronner l'ambition de Wibert en le décorant du titre pontifical objet de tous ses rêves, enfin et surtout annuler les décrets apostoliques portés par trois synodes romains contre la simonie, les investitures et les clérogames. «Eppo revint en toute hâte à Canosse apporter au roi la nouvelle de ce soulèvement formidable, reprend Lambert d'Hersfeld. Henri fit partir aussitôt les princes qu'il avait autour de lui, afin de calmer par tous les moyens possibles l'irritation de la multitude. « Ne prenez pas, dirent les envoyés, comme un affront pour vous la conduite que vient de tenir le roi. En cédant à une nécessité de force majeure il n'a fait que travailler au salut commun. Les seigneurs teutoniques étaient sur le point de lui enlever définitivement la couronne; pour triompher de leurs calomnies et déjouer leurs intrigues il lui fallait n'importe à quel prix obtenir l'absolution des censures avant le terme fatal de l'année révolue. C'était aussi l'unique moyen de désarmer le pape qui ne cesse en lançant de tous côtés ses foudres spirituelles de bouleverser l'Église et l'État. Délivré des entraves où l'avaient enserré ses ennemis, le roi va maintenant déployer toutes ses forces et toute son industrie pour venger vos injures et les siennes propres. » Ces
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1 Lambert. Hersfeld., loç. cit., col. 1243.
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discours et mille autres promesses du même genre ne réussissaient point à calmer le mécontentement. Enfin le tumulte fut comprimé plutôt qu'éteint par le départ de la majorité des chefs italiens qui, persistant dans leur colère, quittèrent le camp avec leurs hommes d'armes et retournèrent chez eux sans se soucier de l'agrément du roi 1. » Telle était la situation lorsque Henri, « prenant congé du pape et ayant reçu la bénédiction apostolique sortit de Canosse, rétabli, dit Paul de Bernried, dans la communion chrétienne, mais non dans la dignité royale 2. » Ce dernier point demeurait toujours réservé au jugement du pontife dans la future diète (28 ou 29 janvier 1077.)
XII. . Rupture du pacte de Canosse.
60. « Au pied de la forteresse, la minorité des seigneurs italiens qui attendaient le roi, dit Lambert d'Hersfeld, lui firent un accueil pacifique mais sans aucune démonstration joyeuse. Ils ne lui rendaient plus le respect accoutumé, ne fournissaient plus avec la magnificence et la somptuosité précédentes aux divers besoins de son service. Sur son passage ils baissaient ou détournaient les yeux ; l'âme ulcérée, ils se retiraient dans tous les coins3 pour s'entretenir à l'aise de l'inconséquence, de l'ineptie, de la lâcheté de ce roi, depuis si longtemps attendu, si ardemment désiré, qui loin d'apporter le moindre secours à l'Italie venait de lui enlever sa dernière espérance. Henri se mit en route dans l'intention de visiter les villes les plus importantes, mais on le laissait passer sans honneurs ; nul ne se présentait, comme il arrive dans les voyages des rois, pour réclamer sa protection ou sa justice; on
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1. Lambert. Hersfeld., loc. cit., col. 1244.
2. Rex accepta apostolica licentia et benedictione cum suis inde récessif. (Ber-tîiold. Constant., loc cit., col. 381.) Rex postquam communion? recepta, sed quœstione regni dilata, solutus ab apostolico discessit. (Paul. Bernried. Vit. S. Grerj. VII, cap. ix, lac. cit., col. 79.)
3.Infeatis mentihus passim per omnes angulos de levitate et ineptia ejus mussita-bant socordiamque accusabant.
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ne venait point à sa rencontre avec les torches allumées et les acclamations populaires; on ne le recevait pas même dans l'intérieur des cités; contraint de camper dans les faubourgs, il ne recevait de vivres pour lui-même et pour ses troupes qu'en petite quantité, en telle sorte qu'il ne pût se plaindre de manquer du nécessaire, tout en voyant disparaître de sa table l'abondance et le luxe accoutumés. Des gardes étaient postés autour du camp pour empêcher les soldats de piller les fermes et les villas. Effrayé de ce changement d'attitude, Henri déplorait l'imprudence avec laquelle il s'était remis à la discrétion de la race italienne dont il ne connaissait point le caractère ; en fuyant le sol germanique il n'avait point échappé à ses ennemis, il en avait seulement changé. Son inquiétude, ses terreurs étaient au comble ; il ne trouvait d'autre ressource que dans une réconciliation complète avec les Italiens. Or l'unique moyen de l'obtenir était de rompre le pacte conclu à Canosse avec le pontife romain1. » Il s'y décida sans peine, mais il fit précéder cette nouvelle volte-face des précautions hypocrites et des perfidies dont il aimait à entourer tous ses actes. Voici en quels termes Bonizo de Sutri et le Codex du Vatican racontent le fait : « Relevé du ban d'excommunication et sorti de Canosse, le roi se montrait en apparence plein de dévotion pour le pape et d'obéissance à ses ordres. Il refusait d'admettre à son audience les évêques lombards excommuniés. Mais cette sévérité de commande était pour le jour seulement, car il passait les nuits à s'entretenir avec eux et à prendre leurs conseils. Il en agit de la sorte durant tout le temps qu'il séjourna à Plaisance, afin de tromper la vigilance de sa mère, la très-religieuse impératrice Agnès, qui l'était venue rejoindre en cette ville. La même tactique fut employée vis-à-vis de l'horribie Cencius que le roi refusait de recevoir durant le jour, mais qui avait toute liberté durant la nuit de lui exposer un nouveau plan de scélératesse consistant à faire sortir le pape de Canosse sous un prétexte quelconque et à s'emparer de sa personne 2. »
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1. Lambert. Hersfeld., loc. cit., col. 1244.
2. Boniz. Sutr. Ad amie, lib. VIII, l'atr. Lat. tom. CL, col. 846 ; Codex Vatic, »p. "Watterich, tom. I, p. 331,
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61. La réapparition de Cencius, l'auteur du guet-apens de la nuit de Noël à Sainte-Marie Majeure l'an 1075, et l'instigateur en 1077
d'un nouveau projet d'enlèvement du pape, est un fait considérable. Nous devons d’autant plus le mettre en lumière qu’il est passé sous silence par la plupart des historiens modernes 1. Il atteste nettement la participation du roi Henri IV au premier attentat commis à Rome contre la personne de Grégoire VII et il éclaire d'un jour tout nouveau la seconde tentative dont nous raconterons bientôt les péripéties. L'importance du renseignement fourni par Bonizo de Sutri et le Codex du Vatican est donc exceptionnelle; sa véracité est explicitement confirmée par le chroniqueur contemporain Berthold de Constance. « En ce temps, dit-il, le romain Cencius [Quintius ille romanus) qui avait mis le comble à sa damnation en arrêtant à Rome même, près de la basilique de saint Pierre, l'évêque de Côme Réginald 2, vint présenter son captif au roi. Il attendait de celui-ci les plus magnifiques récompenses non-seulement pour l'arrestation de l'évêque de Côme, mais surtout pour son entreprise sacrilège contre le seigneur apostolique. Cependant à son arrivée à la cour, postquam ad curiam pervenerat, Henri n'osa point l'embrasser comme un ami, selon qu'il en avait cou-
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1. Voigt, Héfélé, le continuateur de M. Henrion, pas plus que Rohrbacher, Fleury, ni les divers historiens ecclésiastiques n'en font la moindre mention. Seul M. Villemain en a tenu compte. (Hist. de Grég. VII, tom. II, p. 114.)
2. Ce détail que Berthold est le seul de tous les chroniqueurs contemporains à enregistrer nous donne l'explication d'un passage resté jusqu'ici inintelligible pour les éditeurs du Registrum de saint Grégoire VII. Dans une lettre datée du 1er septembre 1073 et adressée à Réginald ou Raynald de Côme (Patr.Lat., tom. CXLVIII, col. 302.) le grand pontife déplore les horribles traitements qui ont été infligés à cet évêque fidèle, « injures et outrages tels que s'ils eussent été commis contre un inconnu ou un Sarrasin, AEgyptio, » l'indignation du pape n'en serait pas moindre. Or Réginald, comme nous l'avons dit précédemment, avait été choisi par l'impératrice Agnès, à la mort de saint Pierre Damien, pour diriger sa conscience. Dès lors il devenait suspect au roi Henri IV et à ses fauteurs. Les mauvais traitements qu'il eut à subir en 1073 et auxquels le pape le félicitait si chaleureusement d'avoir échappé durent lui être infligés par Cencius, dont la haine persévérante se traduisit en 1077 par l'arrestation et l'injuste captivité du saint évêque.
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tume, pas même le saluer en public; il feignit de n'avoir pas le temps de le recevoir, pressé, disait-il, par les plus importantes occupations; et tous les jours il différait son audiense1. » Le récit de Berthold rapproché des laconiques données de Bonizo et du manuscrit de la bibliothèque vaticane les complète et en est lui-même complété. Berthold ne paraît pas avoir su le secret de la comédie jouée entre le roi et Cencius, car il ajoute immédiatement que « ce dernier manifesta d'abord la plus vive colère, proclamant qu'il avait été joué par le roi. Mais, dit encore Berthold, ce dépit ne dura guère, et Cencius obtint bientôt l'assurance positive d'une audience publique où Henri le récompenserait selon ses mérites.»
62. L'influence de ce traître ne tarda pas à se traduire par des violences extérieures. Aussitôt après la réconciliation de Canosse, Grégoire VII avait envoyé en Lombardie trois légats apostoliques, à savoir : les cardinaux Gérald d'Ostie, Humbert de Préneste et saint Anselme évêque de Lucques, avec ordre de parcourir les provinces de Milan, de Plaisance, de Pavie, pour y travailler à l'extinction du schisme, et relever de l'excommunication les simoniaques et les clérogames qui viendraient à résipiscence. «Leur mission porta les plus heureux fruits, dit encore Berthold. Les légats apostoliques la poursuivaient avec autant de courage que de succès, lorsqu'ils furent appréhendés par des hommes d'armes aux gages de l'évêque excommunié Denys de Plaisance. Les cardinaux d'Ostie et de Préneste furent détenus captifs dans un château-fort ; saint Anselme de Lucques vit tout son diocèse envahi par les sectaires, et fut contraint de retourner à Canosse, où il se fixa sous la protection de la comtesse Mathilde 2. » « Dans l'intervalle, dit Paul de Bernried, Henri se préoccupait du moyen d'extorquer au seigneur apostolique l'autorisation de reprendre les insignes et le pouvoir royal, de même qu'il en avait déjà obtenu par son hypocrite pénitence la communion ecclésiatique. Il lui envoya donc une ambassade
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1.Berthold. Constant., /oc. cit., col. 382. 1 2.. Berthold., loc. cit., Vit. S- Anselm. Lueens.; Patr. Lat., tom. CXLV11I, eol. 911.
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pour le supplier très-humblement de permettre aux évêques de Pavie et de Milan, ou si ces personnages excommuniés notoires lui déplaisaient, à tout autre évêque qu'il daignerait choisir, de le sacrer à Modoitia (Monza) selon la coutume usitée pour ses ancêtres, et de lui ceindre la couronne de fer des anciens rois lombards 1. » Le pape répondit par un refus formel. Cette requête démasquait toute la perfidie du roi parjure qui venait quelques jours auparavant de s'engager par les serments les plus sacrés à respecter les conventions arrêtées à Tribur et à ne jamais reprendre ni les insignes, ni les fonctions de la royauté tant que la future diète n'aurait pas prononcé sur son sort. Peut-être de la part de Henri cette démarche dont il était facile de prévoir l'inutilité n'avait-elle d'autre but que de lui fournir le prétexte demandé par Cencius pour s'aboucher de nouveau avec le pape, et d'obtenir que Grégoire VII quittant Canosse vînt se jeter dans le piège qui lui serait tendu. Toujours est-il qu'immédiatement après le retour de ses envoyés, Henri vint en personne solliciter une audience du pape. « Six jours seulement, dit Domnizo, s'étaient écoulés depuis son départ de la forteresse ». Il s'arrêta à Bibianello, château voisin de Canosse, et écrivit au pape pour le prier de consentir à une entrevue. Le cœur du pontife était sans fiel; Grégoire VII descendit de Canosse pour se rendre dans la plaine, mais la comtesse Mathilde le suivit avec une escorte. Une rapide conférence eut lieu. Le roi avec un manège d'habiles paroles et de mensonges qui lui étaient familiers prétendit que tous les seigneurs et évêques italiens sollicitaient la faveur de recevoir le pape de l'autre côté du Pô, et de lui faire leur soumission. Le pontife et Mathilde l'accompagnèrent donc sans aucune défiance dans cette direction. Tout joyeux du succès de son stratagème, le roi arriva le premier sur les bords du fleuve qui n'offrait alors qu'un lit de glace: il le franchit au galop de son cheval, croyant déjà tenir en son pouvoir et
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le pape et la comtesse Mathilde, que des gens apostés sur l'autre rive devaient faire prisonniers. Mais le Christ qui voit tout ne permit pas l'accomplissement d'un pareil forfait. Au moment où le pontife et son escorte traversaient à leur tour le lit glacé du fleuve, un courrier s'approcha de Mathilde, la dame aux cent yeux, lui découvrit le plan secret de Henri et le guet-apens dans lequel le pape allait tomber1. La comtessse fit aussitôt rebrousser chemin à son escorte, prévint le pontife et regagna avec lui les hauteurs fortifiées de Canosse. Le roi voyant échouer son infâme complot poursuivit sa route; ce fut la dernière fois qu'il vit Grégoire VII et Mathilde 2. »
63. Cencius qui devait avec ses hommes d'armes procéder à l'enlèvement du pape fut bientôt averti de l'événement. Désespérant, dit Bonizo, d'arracher le pontife à la protection vigilante de la châtelaine de Canosse, il se rendit à Pavie1, où Wibert de Ra-venne et les autres évêques excommuniés attendaient avec impatience l'issue de l'attentat projeté. Le roi y arriva en même temps, résolu de lever complètement le masque et de rendre publique sa rupture définitive avec Grégoire VIL « Dans cette intention, dit Berthold, il annonça qu'il recevrait le lendemain en audience solennelle le patrice romain Cencius, pour le récompenser dignement de ses fidèles services. Mais dans la nuit même Cencius fut frappé par la justice divine. Une tumeur lui survint à la gorge, grossit en quelques heures et intercepta les voies respiratoires. Le misérable expira dans les tortures de la suffocation et son âme condamnée à la mort éternelle descendit aux enfers4 » — « Wibert de Ravenne assisté des autres évêques excommuniés célébra avec une pompe extraordinaire les funérailles de Cencius; il dit lui-même
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1. Ad dominant claram viultis oculis oculatam
Nuntius advenif, gui secretum patefecit Régis Henrici, qui papam trailere dicit.
2. Domniz. Vit. Mathild., Pair. Lat., tom. CXLVIII, col. 999. 3. Cumque videret papam nullo modo a Canusio Castro posse divelli, Papi tendit. (Boniz. Sutr. Ad amie., lib. VIII; Patr. Lat., tora. CL, col. 846.) 4. Berthold. Constant. Annal. Patr. Lat, tom. CXLVII, col. 382.
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la messe et présida non sans verser des larmes à ce deuil sacrilège1.. »
64. Si la mort foudroyante de Cencius attrista un instant Wibert et son troupeau d'évêques excommuniés, « ces faux pontifes, » comme les appelle Domnizo, ne tardèrent pas à oublier ce lugubre épisode dans la joie que leur causa la nouvelle attitude de Henri. « Ce prince, dit Lambert d'Hersfeld, rappela Udalric de Cosheim et tous les autres conseillers qu'il s'était engagé sous peine d'anathème à ne plus revoir; il les rétablit dans leurs anciennes fonctions, leur rendit toute sa faveur et remit à leur direction les affaires privées et publiques. Dans toutes ses réunions avec les princes italiens, il mettait en accusation le pontife de Rome Grégoire. C'est lui, disait-il, qui a soulevé l'épouvantable tempête déchaînée en ce moment contre la république chrétienne; il est l'auteur et l'instigateur de toutes les calamités qui ont désolé de nos jours la sainte Eglise de Dieu. Je vous conjure de joindre vos efforts aux miens pour m'aider à venger tant d'injures reçues de ce pseudo-pape. Les actes répondirent aux paroles. Sans souci du pacte de Canosse ni d'aucun de ses engagements, il reprit les insignes royaux, et abjurant tout sentiment de crainte de Dieu, se livra aux plus effroyables excès de tyrannie 2. » Domnizo nous fait connaître le genre de cruautés et de violences de ce roi tant de fois parjure. « Son principal conseiller, dit-il, était Wibert de Ra-venne, dont l'ambition diabolique n'allait à rien moins qu'à usurper le siège de saint Pierre. Les trahisons, les perfidies, le mensonge, ne coûtaient rien à cet intrigant ; sa conscience ne reculait pas même devant l'assassinat. Nul n'aima plus que lui les pompes de
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1. Cujus execrabile funus idem Guibertus cum esteris excomm' tnicatis pompa-tice ac lacrymabiliter celebravit {Codex Vatic, ap. Watteri^'h, tom. I, p. 331). Cujus funus Guibertus cum aliis excommunicatis mirabih pompa celebravit. 'Boniz. Sutr., • loc. cit.)
2. Lambert. Hersfeld. Annal. Pair. Lat., tom. CXLVI, col, 1245. Muratorl (Antiq. Italie. Dissert, xxxi, p. 94S) a publié un diplôme de Henri IV daté de Pavie, 3 avril 1077, qui prouve que le roi avait repris ostensiblement à cette époque l'exercice du pouvoir.
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ce monde, nul ne s'est moins inquiété de religion, il en manquait absolument. Le roi flattait sa vanité en le traitant déjà comme pape, et Wibert lui rendait la pareille en autorisant comme un faux pasteur, un mercenaire, un exacteur, toutes les cruautés du roi. Ce dernier vendait les églises à beaux deniers comptant; quelquefois deux titulaires se trouvaient nommés simultanément au même évêché et surenchérissaient à l'envi l'un de l'autre ; on chassait les pasteurs légitimes ; on distribuait les paroisses et les chapellenies aux clercs qui en offraient le plus d'argent; tous les pervers (c'est-à-dire les simoniaques et les clérogames) vivaient dans l'abondance sous la loi de Wibert 1. » Le règne tant désiré par les schismatiques lombards de la simonie et de l'incontinence cléricale se réalisait donc enfin. Ce fut une véritable explosion d'enthousiasme. « Les princes italiens, dit Lambert d'Hersfeld, revinrent en foule sous les étendards de Henri. Leur zèle ne connaissait plus de bornes ; on fournissait sans compter des mets somptueux pour la table royale, des subsistances pour les soldats dont le nombre croissait chaque jour; un ordre du roi trouvait tous les cœurs et toutes les mains disposés à l'exécuter. Les princes et évêques teutons Liémar de Brème, Benno d'Osnabruck, Burchard de Lausanne, Eppo de Zeitz, Burchard de Bâle, Udalric de Cosheim, Ébérard de Nellembourg, le comte Berthold, tous ceux enfin que la diète de Tribur avait flétris et qui étaient venus s'associer à la fausse pénitence de Canosse escortaient le roi, se disputant l'honneur de ses bonnes grâces 2.»