Adrien V et Barberousse 4

 

Darras tome 27 p. 75

 

§ VIII. DERNIÈRES TRIBULATIONS D’ABRIEN IV.

 

   61. La terreur condamnait au silence ces généreux sentiments. Gènes fut la première à les manifester dans une certaine mesure ; elle protesta hautement, quoique seule encore, contre les décisions de Roncaglia. Pour appuyer cette courageuse protestation, elle se hâte de relever et de fortifier ses murailles. Le travail n’avançant pas avec assez de rapidité, les femmes y mettent la main avec non moins d’ardeur que les hommes. La riche cité ne s’en tient pas à ces moyens matériels de défense. Par une innovation qui montrait la grandeur du danger, elle prit des troupes étrangères à sa solde, après avoir enrôlé tous les citoyens. Barberousse, instruit de ces préparatifs, consent à traiter avec elle et se résout à lui faire des concessions : il l’exempte d'impôts, de services militaires et de régales, lui permet la nomination de ses consuls et lui donne la liberté du commerce sur toutes les côtes de l’Italie jusqu’à Venise. Cette dernière concession eut au moins demandé d’être ratifiée par Guillaume de Sicile ; en dehors du royaume normand, Gènes la possédait déjà par sa flotte : la permission de l’empereur était donc illusoire à cette égard. Les autres n’étaient pas gratuites, loin de

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1 Ce droit d'hébergement royal, porte ouverte aux plus criantes exactions, aux mesures les plus arbitraires, se nommait fodrum dans la langue du moyen âge. Bien qu'employé dans un sens différent, n'est-ce pas de là que dériverait le mot actuel fourrage  ?Plusieurs érudits l'ont pensé, Ducauge à leur tête.

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là : le rusé politique espérait détacher la capitale de la Ligurie d'une ligue toujours possible entre les cités lombardes pour secouer sa domination. De plus, il exigea comme arrhes douze cents marcs d’argent. Pendant ces négociations, il envoie dans toutes les autres villes des gouverneurs nommés podestats, à raison de la puissance presque illimitée dont ils étaient investis, éliminant de la sorte et les magistrats élus et les princes héréditaires. Une fois engagé dans cette voie d’usurpation et de tyrannie, l’empereur ne pouvait manquer d’aller se heurter contre le Pape. Non content de le blesser au cœur en opprimant les peuples dont le Pontife Romain est plus spécialement le protecteur et le père, il se préparait à l’attaquer dans les droits constitutifs de l’autorité pontificale. L'année 1159 s’ouvrait donc sous de bien sombres auspices ; elle ne devait que trop les justifier. Avant les fêtes de Pâques, les conflits s’étaient multipliés, tout annonçait une rupture imminente. La modération et la haute sagesse d’Adrien n’aboutissaient qu’à sauvegarder encore les apparences ; la paix n’existait plus. Sans entrer dans la complète énumération des causes qui la détruisaient de jour en jour, rappelons les principales, signalons les derniers combats du Pape régnant pour la religion et la justice ; car c’est dans le courant de celle même année qu’une mort anticipée doit mettre fin à ses angoisses.

 

    62. L’empereur commença par s’immiscer dans le gouvernement même de l’Eglise: le fils du comte de Briandrate, ce seigneur italien que nous avons vu d’accord avec les Allemands, il l’élut ou le fit élire, comme souverain temporel, archevêque de Ravenne. Ce n’est pas que l’élu, malgré sa jeunesse, fût indigne d’un tel honneur ; mais l’élection était viciée dans sa source : elle ramenait, en l’exaspérant, la fatale querelle des investitures. Sous un autre rapport, celui des engagements contractés par le jeune homme, elle constituait une violente usurpation. Il appartenait de droit à l’Eglise Romaine ; nul ne pouvait l’en séparer sans l’autorisation préalable et le plein consentement du Pontife Romain, qui l’avait ordonné sous-diacre, et qui le destinait, moins à raison de sa naissance que de ses qualités, aux positions les plus éminentes, dans l’intérêt général du

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bien, pour l’utilité de l’Eglise universelle1. Ces considérations et plusieurs autres sont présentées par Adrien à Frédéric, dans une lettre inspirée par la plus hante sagesse et la plus ardente charité. Celle de l’empereur au Pape, loin d’apaiser le différend, aggrave la situation et soulève une difficulté nouvelle. Il était alors admis dans toute la chrétienté que les souverains écrivant au Pontife suprême missent leur nom après le sien dans la suscription même, et le pluriel à la place du singulier dans le corps de la lettre. Cela se pratiquait à l’égard des personnages distingués, comme simple témoignage d’honneur et de déférence. Mais dans les rapports des têtes couronnées, des rois et des empereurs, avec le représentant de Dieu sur la terre, quand la foi dominait tout le mouvement social, le protocole avait une autre signification, une importance vraiment supérieure, où ne paraissent avoir rien compris les écrivains de notre époque. L’orgueilleux Teuton rompt tout à coup avec l’usage traditionnel : il met insolemment son nom avant celui du Pape, affectant d’entourer l’un des titres les plus emphatiques et de réduire l’autre à sa plus simple expression. Le discours ne démentait pas le préambule. Or il y avait là, non seulement une puérile vengeance, mais encore un dessein prémédité, que tout le monde n’ignorait pas dans la récente diète. Le César Allemand obéissait moins à son impétuosité naturelle qu’à ses anciens calculs. En renversant les termes d’une formule, c’est l’ordre social qu’il entendait renverser ; en brisant un protocole, il poursuivait le plan d’une révolution : sa lettre était une déclaration de guerre.

 

   63. Adrien y répondit par une grave et solennelle exhortation ; il espérait pouvoir encore conjurer ce malheur. « La loi divine, lui dit-il, par là même qu’elle promet une longue vie à quiconque honore ses parents 2 menace de mort ceux qui ne craignent pas d’outrager leur père ou leur mère. «Celui qui s’exalte sera rabaissé 3, » nous enseigne-t-elle également. Aussi ne reconnaissons-nous plus votre prudence, fils bien-aimé dans le Seigneur, quand

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1    Radevic. in Frid. h, 15.

2   Exoil. xx, 12 ; — Matth, xy, ', ; Ephcs. vi, 2.

3    Matth. xxm. 12.

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nous voyons que vous ne respectez pas comme vous le devriez le Bienheureux Pierre et cette sainte Eglise Romaine ; vous le montrez dans les lettres que vous nous adressez, puisque votre nom y précède le nôtre. Est-ce une blessante prétention, est-ce une téméraire arrogance? A vous de prononcer. La foi que vous avez promise et jurée, que devient-elle ? comment l’observez-vous, quand des évêques, de ceux qui sont nommés les enfants du Très-haut, des dieux mortels, vous faites des hommes-liges, et, tenant dans vos mains leurs mains sacrées, les soumettez au joug de la puissance séculière? N’avez-vous pas marqué votre opposition à notre égard, en interdisant les églises et même les cités de votre royaume aux cardinaux chargés par nous d’une légation, investis de notre confiance? Revenez sur vos pas, revenez, nous vous en conjurons pour vous-même. Après avoir mérité que nous vous donnions la consécration et la couronne, gardez-vous d’ambitionner des privilèges qui ne sauraient vous appartenir, de peur que vous ne perdiez ceux qui vous appartiennent1. » Ni les conseils ni l’admonestation n’ébranlèrent le tyran dans ses projets. Avant d’employer la force ouverte, il eut recours à ses stratagèmes accoutumés, à ses arguties d’érudit et de légiste. Rappelant les anciens souvenirs, mais dénaturant l’histoire, il prétend justifier chacune de ses prétentions ; il va jusqu’à reprocher au Pontife les bienfaits dont les empereurs ont jadis comblé l'Eglise Romaine ; et la donation de Constantin n'est pas oubliée. « Consultez les annales, s’écrie-t-il, et vous y trouverez tout ce que nous avançons. » Lui déclare y trouver l'hommage, les régales, la complète domination de César sur les biens et les personnes ecclésiastiques, tout son système de gouvernement. A quelles annales fait-il allusion ? Il ne le dit pas. Bien plus encore se dispense-t-il d’indiquer les chapitres ou les pages. Pour légitimer sa conduite envers les cardinaux légats du Saint- Siège, il n’a nul besoin d’étaler son érudition ; la calomnie lui suffit ; et sous sa plume la grossière insulte s’ajoute à la noire calomnie. Le trait final remonte plus haut et vise la personne

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1. Append, ad Radevic. ex bibliotb. cænobii biriaug. diœcesis spirensis.

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même du Pontife, que l’empereur ose accuser d’avarice et d’orgueil, quand l’Eglise entière admirait le désintéressement et la modestie d’Adrien.

 

   64. Une telle correspondance accentuait la division 1, le schisme était sur le point d’éclater ; et les hommes considérables, les esprits  bien intentionnés, dans les deux camps, ressentaient de mortelles alarmes; plusieurs tentèrent un suprême effort pour enrayer le char sur cette fatale pente. Le cardinal Henri, l’un des derniers légats envoyés en Allemagne, et dont la mission pacifique n’avait pas été sans succès, crut devoir en écrire à l’évêque Eberard de Bamberg, personnage important dans l’empire et le plus intime conseiller de l’empereur. Eberard était considéré dans son diocèse et bientôt dans toute la Germanie comme un digne successeur de S. Otton. Il était animé pour le Pape et l’Eglise d’un amour sincèrement dévoué ; mais celui qu’il portait à sa patrie n’était pas exempt de faiblesse et l’aveuglait sur le compte du prince qui la personnifiait à ses yeux. Le légat et l’évêque s’étaient liés d’une étroite amitié, basée sur une estime réciproque, pendant les négociations d’Augsbourg. Si leurs appréciations différaient, leurs angoisses étaient les mêmes. Le premier écrivit donc au second pour se plaindre du changement survenu dans les dispositions du jeune monarque, le conjurant d’employer tout son crédit, de ne négliger aucune démarche auprès de ce dernier, dans d’aussi graves conjonctures. «Souvenez-vous, ajoutait-il, que la paix ne sera jamais possible, tant que les intérêts en seront confiés à des hommes sans instruction concernant les choses divines; tout sera compromis par eux. Appelez à votre aide l’archevêque de Magdebourg ; prenez l’un et l’autre en main la cause de l’Eglise et de Dieu, la même au fond que celle de l’empire. S’il ne se trouve pas un médiateur, instruit et zélé, pour ôter les obstacles et dissiper les préventions, de plus grandes calamités sont imminentes; ce qui reste encore debout tombera bientôt en ruine. » Pas une difficulté n’est sérieusement abordée dans la réponse de l’évêque, son irrésolution égale

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1 Rapevic. in Fricl. u, ls.

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sa douleur. Il répand des larmes, il pousse des gémissements; mais il n’émet pas une idée salutaire, moins encore annonce-t-il une ferme détermination. Le moyen d’apaiser la discorde et de rétablir la paix, il le voit uniquement à Rome ; car il y voit aussi, ce qu’il laisse deviner à peine, la cause ou l’occasion des nouveaux dissentiments. Avec ses préventions germaniques et ses sentiments religieux, il écrit directement au Pape ; et voici quelques traits empruntés à cette seconde lettre.

   65. « S’il est un temps de se taire, il est un temps de parler. Or, quand un commun péril se déclare, c’est au désespoir et non à la religion qu’il faut imposer silence; il appartient à tous d’élever la voix, d’accourir eu toute hâte, d’apporter du secours ; mais, quand les ennemis ou les flammes envahissent la cité, c’est principalement aux sentinelles qu’il appartient d’éveiller les hommes qui gardent la place, d’aller droit au chef, pour faire tête à de semblables dangers. Mes fonctions épiscopales et mes spéciales obligations envers la sainte Eglise Romaine m'imposent en ce moment le devoir d’oublier ma petitesse et de méconnaitre votre grandeur, pour vous signaler ce souffle de l’aquilon qui se déchaîne sur la fournaise aperçue jadis par le prophète... Il ne s'agit plus de discuter, d’engager une vaine lutte de paroles; l’important est d’éteindre l'incendie, non de savoir quelle en est la cause. Puisque j'ai commencé, je parlerai sans restriction à mon seigneur, à mon père. Daigne votre paternité s’adresser avec douceur, avec clémence à l’empereur lui-même. Il est votre fils ; mais il est notre maître. Nul de nous n'ose dire d’aucun côté: Pourquoi tel acte, pourquoi telle parole? Consentez à le rappeler ; il s’empressera de vous témoigner tout respect et toute obéissance 1. » Voilà bien le pieux et timide prélat. Frédéric devait rire plus d’une fois dans sa barbe rousse, à la vue des beaux dévouements qu’on lui prodiguait et des saintes promesses qu’on faisait en son nom. Le Pape conservait-il à sou endroit quelque espérance ? voulait-il n’avoir rien à se reprocher ? Il essaya d’une troisième ambassade, qui se rendit dans le Montferrat, où

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i IUnr.vic. i'i Frr>. h, 2».

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l’empereur était allé prendre ses quartiers d’hiver. Les membres de la légation étaient deux cardinaux prêtres, ce même Henri qui venait de tenter une démarche isolée, Octavien, du titre de Sainte-Cécile ; deux cardinaux diacres, Guillaume, antérieurement archidiacre de Pavie, Gui de Crème. Ils furent entendus devant une grande assemblée convoquée par Frédéric dans sa tente royale. On ne comprend pas que l’ambitieux Octavien ait reçu du souverain Pontife une aussi délicate mission. Les rapports du cardinal avec l’empereur n’étaient un secret pour personne, bien que clandestins. N’y avait-il pas de l’imprudence à leur fournir encore une occasion de se concerter? Dans la droiture et la bonté de son âme, Adrien pensait que l’un et l’autre seraient touchés de cette excessive condescendance. L’avenir nous montrera que ces hommes n’étaient pas de ceux en qui la confiance excite une noble et généreuse émulation.

 

   66. Pour le moment, la légation apostolique fut à peu près sans résultat. Nous pouvons en juger par une lettre que l’évêque de Bamberg écrivait à son homonyme, Eberard, archevêque de Sals-bourg: « Je n’ignore pas, tres-excellent père, que votre charité, pleine de tendresse compatit à mes labeurs. Afin que vous sachiez néanmoins jusqu'où doit aller cette compassion charitable, je vous dirai que mon âme prend en dégoût la vie, qu'elle succombe sous deux accablants fardeaux : lié par des chaînes, je suis conduit où je ne voudrais pas ; combien durera cette contrainte, je ne puis le savoir. Vos prières et celles de tous me sont nécessaires, dans l'im­patient désir d'être séparé de ceux contre qui le Seigneur a dit en sa colère : « Je jure qu'ils n'entreront pas dans mon repos 1. » Les temps périlleux nous menacent, la division est sur le point d’éclater entre le sacerdoce et l’empire. Après un début dont la douceur semblait un heureux présage, les derniers légats ont affiché d’intolérables prétentions 2. » Il les énonce ensuite ; mais vraiment on ne saurait y voir que les garanties déjà stipulées, ou ce qu’on nom-

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1. Psalm, xciv, H.

2 Radevic. in Frid. n, 29.

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merait aujourd’hui des revendications légitimes. Les représentants de la papauté n’entendent pas que l’empereur puisse envoyer des agents à Rome sans que le Pontife Romain le sache et le permette, le gouvernement civil appartenant là tout entier au Prince des Apôtres. Que deviendraient sans cela les donations si souvent invoquées, et par Frédéric lui-même, faites par ses prédécesseurs francs et germains ? Le Pape réclame encore contre ces exactions déguisées sous le nom d’hébergement royal dans les domaines ecclésiastiques ; il ne veut pas que les évêques italiens prêtent hommage au souverain temporel, en lui jurant fidélité ; d’après lui les évêques ne sont pas non plus dans l’obligation stricte de céder leurs palais aux délégués impériaux visitant les cités épiscopales. S’il consent à des honneurs spontanés, il repousse l’introduction d’odieuses coutumes et de droits onéreux, qui préparent toujours les funestes dépendances. Adrien sauvegarde ainsi l’intégrité du pouvoir spirituel, base essentielle de la liberté des peuples : il est pleinement dans le rôle de la papauté. A cela se réduisent les prétentions qui troublent et déconcertent le pieux évêque de Bamberg. Il garde le silence sur les acerbes et stériles récriminations élevées en même temps par Frédéric ; un autre allemand les mentionne. Il s’agit constamment de la paix faite avec le roi de Sicile sans la participation de l’empereur, des cardinaux légats qui parcourent l’Allemagne, séjournant dans les pays épiscopaux et diminuant les revenus des Eglises. Les injustes appels ne sont pas oubliés, ni les prétendus engagements contractés par la curie pontificale. Nous n’avons pas besoin d’entrer dans une plus longue énumération; tous ces griefs ne sont que des obstacles soulevés à dessein, comme en tant d’autres occasions identiques, mais peut-être avec plus d’astuce et de ténacité. Barberousse complique encore les difficultés de la situation, en admettant à son audience les députés du ridicule sénat romain. Ces Arnaldistes posthumes qu’il avait si fièrement éconduits aux portes de la ville éternelle, il les écoute maintenant avec une complaisance affectée.

 

   67. Ce jeu de bascule, si cher dans tous les temps aux habiles politiques, n’amenait aucune solution, après bien des pourparlers

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et de nombreux messages, il fut convenu qu’on s’en remettrait à la décision d’une conférence permanente, où les deux partis seraient représentés par six cardinaux, d’une part, et six éminents évêques teutons, de l’autre. Cette combinaison n’eut pas un meilleur résultat ; elle était paralysée par des manœuvres souterraines : le bruit courut que le Pape excitait les villes lombardes, Milan surtout, à se révolter contre la domination étrangère. C’était faux, on n’avait pas le plus léger indice ; mais ce qui ne l’était pas, c’est que la résistance s’organisait comme d’elle-même sur plusieurs points de la Lombardie ; la lutte allait de nouveau s’engager dans des proportions formidables. Méconnaissant les termes de son contrat avec les Milanais, Barberousse leur envoya deux des hommes les plus importants de son entourage pour créer en son nom les nouveaux consuls. Ceux qui procédaient à l’exécution de cet ordre inique ne sont ni des novices ni des inconnus : nous retrouvons là le comte palatin Otton et son inséparable frère le chancelier Rainald. Honorablement reçus dans le monastère de S. Ambroise hors des murs, ils mandèrent les principaux habitants de la ville, pour leur persuader la soumission aux volontés de César. Après une réponse évasive, ces derniers rentrent dans Milan ; bientôt la ville entière est soulevée par l’indignation. Les citoyens de tous les rangs accourent et se réunissent, prêts à défendre leurs libertés, avec les armes que la fureur improvise et que la réflexion saura perfectionner. Ils se précipitent en tumulte vers le monastère ambroisien, où les délégués de l’empire eussent infailliblement été massacrés, s’ils n’avaient pris la fuite et n’étaient rentrés dans le camp de Frédéric. En apprenant ce qu’il appelle une révolte, celui-ci fait serment de ne plus ceindre la couronne jusqu’à ce qu’il ait tiré des Milanais une foudroyante vengeance. Il déclare leurs biens confisqués et leurs personnes esclaves ; il éteindra la rébellion dans le sang et les ruines. « Arrêt plus digne d’Attila, » dit Voltaire lui-même, ce perpétuel flatteur des tyrans, cet ennemi systématique des papes, « que d’un empereur chrétien. » Le Teuton saisit cette circonstance pour récompenser les services du chancelier Rainald, en lui décernant l’archevêché de Mayence et le titre honorifique d’archichancelier.

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   C’est une répétition exacte de ce que son prédécesseur Henri V avait fait pour Adalbert dans les premières années de ce même siècle. Sera-ce avec le même résultat? L’avenir se chargera de nous l’apprendre. Sans perdre de temps, il expédie de nouveau ses ambassadeurs 1à Plaisance, pour enjoindre aux citoyens de rabaisser leurs tours et leurs murailles, dont la hauteur offusque ses regards ; puis à Crème, avec des injonctions qui témoignent encore plus de haine ou de peur : il ordonne de raser absolument les murailles et de combler les fossés, de telle sorte que la ville démantelée reste à sa discrétion. Plaisance se soumet, Crème résiste, et, comme Milan, menace de mettre à mort les délégués de Barberousse, qui se hâtent encore de retourner au camp 2. La guerre est par là même déclarée; mais elle ne commence pas sur l’heure : quelques mois sont consacrés aux préparatifs. De nouvelles troupes arrivent d’Allemagne, venant renforcer l'armée de l’empereur. Il se remet alors en campagne, et ses premiers coups sont dirigés du côté de Crème, l’un des boulevards avancés de Milan.

 

   68. La ville était à peine cernée, quand la mort d’Adrien IV, changea la face des événements religieux, en ouvrant une plus libre carrière à l’ambition comme aux intrigues du César allemand. L’Église va subir une des plus redoutables crises et remporter à la fin l’un des plus beaux triomphes dont l’histoire ait gardé le souvenir. Ce n’est pas à l’âge que le Pape avait succombé, c’est plutôt à ses rudes et constantes épreuves : elles agissaient sur ce noble cœur dans la mesure même de sa rectitude et de sa bonté. Les plaintes recueillies au début de son règne nous en expliquent en grande partie la brièveté. Les ruses et les perversités des hommes déconcertent la raison d’Adrien, en torturant son âme. Lui n’avait jamais compris ni les calculs de la gloire ni ceux de l’intérêt. On ne l’accusera pas d’avoir reporté sur sa famille les avantages de sa position. Le désintéressement qu’il professait pour

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1   Radevic les nomme ; c'étaient toujours le chancelier Rainald et son frère le comte palatin, Otton de \Yittelsback. InFrid. îr, 21.

2   Otto Morexa, à Puricello citatus, Monument. Basil. Ambr.nxim. 419; — Tris-
tasus
CrjALCts. Hist. Mediol. lib. is ; — W. Necbrig. Rer. Angl. n, S.

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p85 DERNIÈRES TRIBULATIONS D’ADRIEN IV.

 

lui-même, il l’étendait aux siens, avec des scrupules de délicatesse que nos sentiments dégénérés taxeraient presque d’exagération. Sa mère vivait encore lorsqu’il mourut; ne possédant rien en propre, il ne lui légua pas même un modique secours. Celle humble femme continua de subsister, comme tant d’autres pauvres, des aumônes quotidiennement distribuées par la primatiale de Cantorbéry. La simplicité de la mère et l’abnégation du fils ne semblent-elles pas appartenir à l’âge héroïque du christianisme? Dans les splendeurs de la papauté, Adrien pratiqua sans cesse les renoncements et les austérités de la vie monastique ; il habitait toujours par la pensée le cloître de Saint-Ruf. Quoique l’Angleterre sa patrie ne lui rappelât que les pénibles impressions de son enfance et son volontaire exil, à cause de cela peut-être, il lui témoigna le plus constant amour ; et le prince qui la gouvernait alors en eut des preuves réitérées, malgré le peu de sympathie qu’inspiraient sa conduite et son caractère. Adrien couvrait le roi des illusions du patriotisme. Il mourut à temps pour ne pas voir le jaloux monarque tremper ses mains ou du moins sa conscience dans le sang d’un martyr. L’Angleterre peut à bon droit se glorifier du seul pape auquel elle ait donné le jour. Quand tout la ramène au catholicisme, pourquoi l’avenir ne lui réserverait-il pas une pareille gloire?

 

   69. Adrien embrassait le monde entier dans sa sollicitude et son amour. Le nombre des Eglises opprimées, des grandes institutions méconnues, des monastères en péril qu’il prit sous sa protection spéciale par des rescrits pontificaux, est incalculable; l’effroi se mêle à l’admiration lorsqu’on en parcourt la liste même incomplète1. Les incessantes agitations de son pontificat ne l’empêchèrent pas d’accomplir à Rome et dans les environs des travaux qui sembleraient attester un long règne : monuments religieux, réparations des voies et des fontaines publiques, forteresses relevées pour la sécurité de son peuple, rien ne lui fut étranger. Ce lègue

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1 Aoriaki. IV Epist. et Privil.   —   Pair.   kit.  terni.   CLXxxxvni,   col.    13G1 — 1641.

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p86 PONTIFICAT d’adbien iv (1154-1159).

 

si fécond et si digne avait seulement duré quatre ans huit mois et vingt-quatre jours, selon les uns, vingt-sept selon les autres. Les partisans de César et les schismatiques de Rome, voulant insinuer que sa mort était un châtiment, imaginèrent là-dessus une fable ridicule, dont le chroniqueur d’Ursperg s’est fait le complaisant écho. «Comme le pape, dit-il, dans sa résidence d’Anagni, venait de lancer l’excommunication contre l’empereur, peu de jours après il sortit avec sa suite pour aller respirer un air plus pur dans la campagne. S’étant approché d’une fontaine, il y but pour se rafraîchir. On rapporte qu’une mouche alors entra dans sa bouche et s’arrêta dans son gosier ; tout l’art des médecins fut inutile, et le Pontife expira. » Ce récit tombe de lui-même devant une seule observation, qui du reste en détruit la maligne portée. Il est faux qu’Adrien ait excommunié Frédéric Barberousse ; les auteurs contemporains l’attestent de concert. Que la pensée lui soit venue de tirer contre le persécuteur impie le glaive de S. Pierre, on ne saurait s’en étonner ; on s’étonne plutôt de sa longue patience. En réalité, il s’en tint à de vagues et paternelles menaces, il mourut sans avoir frappé. C’est le 1er septembre 1159, qu’il était mort d’une angine, comme nous l’apprend Guillaume de Tyr1 ; et de là l’histoire de la mouche qui l’aurait étouffé. On transporta son corps à Rome, où les honneurs accoutumés lui furent rendus. Des larmes sincères et de vrais gémissements accompagnèrent dans cette pompeuse cérémonie le doux et saint Pontife. Son tombeau fut placé dans la basilique vaticane à côté de celui d’Eugène III. Ces deux papes avaient pratiqué les mêmes vertus, au milieu des mêmes tribulations ; mais le second n’avait pas eu S. Bernard, pour encourager les unes et triompher des autres.

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Gnu.m. Tïr. Hist. rer. transmar.w, 26.

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