Charlemagne 28

Darras tome 18 p. 149

 

   41.  Un événement d’un autre genre émut alors toute l’Europe chrétienne. On disait qu’à Mantoue, dans un reliquaire longtemps négligé, s’était trouvée l’éponge que le soldat Longin avait présentée au Sauveur sur la croix. Cette insigne relique de la passion gardait encore l'empreinte qu’y avaient laissée quelques gouttes du sang rédempteur versé sur le Calvaire pour le Salut du genre humain. A cette nouvelle, des multitudes de pèlerins venus de l'Espagne, des Gaules, de la Grande-Bretagne accoururent à Mantoue. Charlemagne pria le pape saint Léon III de procéder aux informations canoniques à ce sujet. Nous ignorons le résultat de cette enquête. Le souverain pontife voulut la faire en personne et se rendit

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dans ce but à Mantoue. Il est probable que l’authenticité de la relique inopinément découverte ne put être constatée. Mais à l’enthousiasme qu’une telle découverte soulevait en Occident on pouvait pressentir comme le souffle précurseur des croisades. Saint Léon III ne voulut point retourner à Rome sans avoir vu Charlemagne. Il lui fit annoncer vers le mois de novembre son intention de passer avec lui les fêtes de Noël, pour y rendre grâces au Seigneur dans cet anniversaire si glorieux pour l’un et pour l’autre. La situation politique de la Vénétie ne fut pas vraisemblablement étrangère à ce projet d’entrevue dont les chroniqueurs ne nous ont point fait connaître le véritable motif. Le duc ou doge des Vénitiens avait chassé de son siège Fortunat, patriarche de Grade, une des îles soumises à la suzeraineté franque. Charlemagne avait généreusement accueilli le noble exilé, et lui avait donné l’abbaye de Moyen-Moutier, en attendant la fin des troubles qui le tenaient éloigné de son siège et de sa patrie. Il était à craindre que les Grecs ne profitassent de ces divisions pour s'emparer de la ville de Grade, qui était contre eux la barrière de l’Italie. Le pape franchit les Alpes et arriva au monastère d’Agaune où l’attendait le prince Charles, fils aîné de l'empereur, avec une brillante escorte. Charlemagne s’avança d’Aix-la-Chapelle jusqu'à Reims à la rencontre du pontife. Il voulut recevoir le pape dans l’église de Saint-Remi, berceau de la monarchie très-chrétienne des Francs. Puis, comme pour rappeler et confirmer les souvenirs de la donation de Pépin-le-Bref au saint-siège, il conduisit le pontife dans la villa de Garisiacum (Quierzy-sur-Oise). Ce fut là qu’ils célébrèrent la fête de Noël. Ils en partirent ensemble pour visiter l'église de Saint-Médard à Soissons, et se rendirent à Aix-la-Chapelle, cette Rome de la Germanie que son fondateur voulait faire bénir par le pape-roi de Rome. Léon III n’y passa que huit jours; et les deux chefs du monde se séparèrent pour ne plus se revoir ici-bas.

 

   42. Les tristesses et les séparations allaient en effet commencer pour Charlemagne. Après un règne exceptionnellement prolongé, il devait conduire lui-même le deuil de toutes les gloires et de toutes les illustrations de sa monarchie. Depuis la mort de Luit-

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garde, aucune souveraine reconnue ne vint prendre à la cour la place restée vide. Les épouses morganatiques, improprement appelées concubines, auxquelles Charlemagne s’unit très-légitimement, furent toutes enlevées à son amour par une mort prématurée. Elles se nommaient Maltegardo, Gerswinda, Régina et Adalinde. Il faudrait une sorte de liste nécrologique pour enregistrer toutes les morts qui vinrent frapper le cœur du grand roi : Paul Diacre en 801, saint Paulin d’Aquilée le 11 janvier 801, Alcuin le 19 mai de la même année, Alcuin dont la main défaillante traçait pour le grand empereur ces dernières lignes : « Prince, mon dernier vœu eût été de vous voir une fois encore avant de mourir. J’ai demandé à Dieu cette consolation suprême. Mes péchés m’en rendent indigne. Je n’ai plus que la force d'invoquer mes patrons célestes afin qu’ils me protègent au jour du solennel jugement. Que ce jour est en effet terrible et que chacun de nous a besoin de s’y préparer! » Alcuin choisit sa sépulture près de l'église de Saint-Martin. Il tomba malade la veille de l’Ascension, et perdit d’abord la parole. Trois jours avant sa mort, il la recouvra d'une façon inespérée, et ce fut pour dire son antienne favorite, celle que l’Eglise chante encore avant Noël : O clavis David, « O clef de David, sceptre de la maison d’Israël, qui ouvrez sans que nul puisse fermer, qui fermez sans que nul puisse ouvrir, délivrez de la prison un captif assis dans les ténèbres et les ombres de la mort. » Sur la tombe d’Alcuin on grava l’épitaphe qu’il s’était composée lui-même : « Je fus ce que tu es, un voyageur dont on parla quelque peu sur cette terre; tu seras un jour ce que je suis. J’ai poursuivi d’une vaine ardeur les délices du monde, je suis maintenant poussière et cendre, pâture des vers dans un tombeau 1. »

 

   43. C’était l’Eglise qui avait fait Charlemagne empereur, ce fut l'Eglise, sa discipline, sa législation, son gouvernement, que Char-

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1. Quod mine es fueram, famosus in orbe viator: Et quod nunc ego sum, tuque futurus eris. Delicias mundi casso seclabar amove :

Nunc cinis et jmlvis, vermibus algue cibus.

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lemagne prit soin de faire triompher dans toute l’étendue de son empire. Les rois francs, ses prédécesseurs, avaient presque entièrement abrogé l'usage de l’élection des évêques par le clergé et le peuple réunis pour s’en attribuer exclusivement la nomination. L’empereur avait lui-même d’abord usé de ce droit tel qu’il l’avait trouvé établi, et le trait du jeune clerc nommé à un évêché en est la preuve; mais il y renonça bientôt et voulut que l’ancienne discipline sur ce point lut désormais exactement observée. Il réforma un abus encore plus pernicieux, introduit depuis longtemps dans les églises des Gaules par l'ignorance ou la paresse de certains prélats, qui se déchargeaient de la plupart de leurs fonctions sur des chorévêques, quoique ceux-ci n’eussent reçu, le plus souvent, d’autre ordination que celle de la prêtrise. Charlemagne consulta saint Léon III sur cette question, « pour se conformer, dit-il, au vœu des saints canons, qui réfèrent les causes majeures à la décision du siège apostolique. » Le pape répondit qu’il fallait interdire aux chorévêques les fonctions épiscopales et tenir pour nulles les ordinations qu’ils avaient pu faire. La sentence pontificale fut mise à exécution; l’institution des chorévêqucs tomba du reste d’elle-même au siècle suivant. —Nous avons déjà vu les conciles défendre aux évêques et aux clercs de porter les armes. Malgré cette sage prohibition, quelques évêques se mettaient encore à la tête de leurs vassaux et prenaient part à des expéditions militaires. L’obligation où ils étaient de contribuer à la défense de l’État, à raison des grands domaines ou fiefs (feh-od, bénéfice) qu'ils possédaient; la nécessité même de protéger les biens ecclésiastiques contre les invasions des seigneurs rivaux, et plus encore les préjugés d’une nation toute martiale qui tenait à si grand honneur la profession des armes, avaient obscurci jusque-là tous les principes. Revenus enfin à des idées plus saines, tous les ordres de l’Etat, dans une diète générale, présentèrent une requête à l’empereur pour le supplier de mettre un terme à ce désordre. « Afin, dirent les seigneurs, que les évêques et les autres ecclésiastiques ne nous soupçonnent pas, en les désarmant, l’intenlion sacrilège d’envahir plus à notre aise les biens des églises, nous tous, tenant des pailles dans nos

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mains droites et les jetant à terre 1, nous protestons devant Dieu et ses anges, devant vous évêques, et devant le peuple assemblé, que nous ne voulons rien faire de semblable, ni souffrir qu’on le fasse jamais. » Charlemagne, ravi de trouver dans ses sujets des dispositions si conformes à ses veux, reçut favorablement la requête et en fit l’objet d’un capitulaire où il est défendu à aucun évêque ou clerc de se trouver à l’armée, excepté aux aumôniers et chapelains. Lui-même donnait l’exemple du respect pour les lois de l'Eglise. Le concile de Francfort ayant défendu aux évêques de s'absenter de leur diocèses plus de trois semaines, Charlemagne exposa dans le concile qu’il avait obtenu la permission du pape Adrien d’avoir toujours à sa cour l'évêque Engelram de Metz, et il pria les pères de lui permettre de retenir également près de lui l’évêque Hildebold de Cologne, pour lequel il avait obtenu une permission semblable du saint-siège.

 

   41.  Dès le troisième concile de Tolède, les évêques espagnols avaient fait au symbole de Constantinople la fameuse addition Filioque, qui établit contre les Grecs que dans la sainte Trinité le Saint-Esprit procède du Fils aussi bien que du Père. La coutume s’introduisit dans les Gaules de faire la même addition, de la réciter publiquement et même de la chanter dans les églises, ou du moins dans la chapelle royale. Le même usage s'établit dans une communauté de moines francs, qui s’était fondée à Jérusalem sur la montagne des Oliviers, et qui avait conservé le rit latin. Traités d’hérétiques par les Grecs, ces moines firent parvenir leurs plaintes à Charlemagne, qui, voulant justifier avec éclat leur foi calomniée, assembla un concile à Aix-la-Chapelle (novembre 809). Pour donner plus de poids à la décision qui fut portée en faveur du Filioque, le religieux monarque se proposa de la faire approuver par le sou-

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1 La cérémonie des pailles est ici un fait remarquable. Les Francs prenaient possession d'un domaine ou d'un bien quelconque en recevant une paille: au contraire, jeter une paille à terre c'était marquer qu'on renonçait à toute pré­tention sur ce droit. Les anciens Romains avaient un usage semblable pour leurs contrats: de là les mots stipuler, stipulation de stipula, paille.

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verain pontife. On députa vers saint Léon III, de la part de ce concile, Vernaire, évêque de Worms; Adalard, abbé de Corbie; Smaragde, abbé de Saint-Michel (aujourd’hui Saint-Mihiel, dans le diocèse de Verdun). C’est ce dernier qui, après avoir assisté à la conférence tenue à Rome sur ce sujet, nous en a transmis les actes. Les députés furent admis à l’audience du pape, dans une salle de l’église de Saint-Pierre, et commencèrent à établir par le témoignage des saints docteurs que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils. L’Église de Rome n’en avait jamais douté, pas plus que les autres églises d'Occident ; mais, pour des raisons que les démêlés des Grecs avec les Latins n’ont que trop bien justifiées dans la suite, elle n’avait pas jugé à propos d’insérer dans le symbole l’expression formelle de cette vérité. Le prudent pontife, chargé de veiller aux intérêts généraux de la catholicité, répondit qu’il croyait comme eux la vérité énoncée dans leur addition, mais qu’il ne pouvait approuver l'addition elle-même. « Si c’est une vérité de foi, dirent les députés francs, ne doit-on pas l’enseigner? — Je n’ose, reprit saint Léon, m’ériger en juge des pères d’un concile œcuménique, qui ont écrit leur profession de foi sous l'inspiration du Saint-Esprit. Il ne m’est pas permis de supposer qu'ils n’aient pas vu aussi bien que nous les suites de leur réserve et de la défense absolue, formulée par eux, de faire dans la suite à leur symbole tant cette addition que toute autre quelle qu'elle soit. — Si l'on continue de chanter le symbole dans les églises 1, dirent les envoyés, et qu’on supprime le mot en question, tous les fidèles vont penser qu’il est contraire à la foi. Que nous conseillez-vous donc de faire pour éviter cet inconvénient?— Si l’on m’eût consulté préalablement, dit le pape, j’aurais répondu de ne pas faire l’addi- dition du Filioque. Maintenant l’expédient qui me vient à l’esprit, et dont je ne veux cependant pas vous faire une obligation, serait de cesser peu à peu le chant du symbole dans la chapelle impériale. Il arriverait ainsi que ce qui s’est introduit sans autorité

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1 L'usage de chanter le symbole ne s'était pas encore  introduit à Rome. Il était alors particulier aux églises de Germanie et des Gaules.

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tomberait insensiblement en désuétude ; voilà peut-être le meilleur moyen de parer au danger de votre innovation sans aucun préjudice pour la foi. » Tel est le précis de la fameuse conférence de saint Léon III avec les députés du concile d’Aix-la-Chapelle (810). Ce que le pape désapprouvait dans l’usage des Francs, ce n’était pas l’addition elle-même, en tant qu’elle concernait la question dogmatique, mais l’inopportunité de cette addition faite sans la nécessité qui ne s’en présenta que plus tard, et sans l’autorité requise pour un objet de cette importance. On ne voit pas du reste que cette conférence ait produit aucun effet. Chacun retint son usage particulier. Dans les Gaules, on continua de chanter le symbole avec le mot Filioque ; à Rome, on ne jugea point à propos d’y faire cette addition. Saint Léon III le fit même graver, sans cette addition, sur deux grands écussons d’argent, chacun du poids d’environ cent livres, en latin sur l’un et en grec sur l’autre. Puis on les suspendit à droite et à gauche de la Confession de Saint-Pierre, comme des monuments publics et religieux de l’attention de l’Église romaine à conserver le symbole tel qu’elle l’avait reçu. On verra plus tard, lors du schisme des Grecs, si la prévoyance était sage, et si l’on n’eût pas mieux fait d’imiter scrupuleusement la mère et maîtresse de toutes les églises.

 

   45. Charlemagne avait paru jusque là le souverain le plus heureux de son siècle, comme il en était le plus illustre. Sa vieillesse était réservée à des douleurs que les grandeurs humaines sont impuissantes à consoler. Il fut frappé dans ce qu’il avait de plus cher. Nous avons dit comment son fils Pépin, roi d’Italie, lui fut enlevé à la fleur de l’âge. La mort, une fois armée contre cette famille auguste, moissonna dans la même année (810), et la princesse Gisèle, sœur de l’empereur, cette sage et pieuse abbesse de Chelles qu’il aimait si tendrement, et la princesse Rotrude, sa fille aînée, et ce qui intéressait sa politique autant que sa tendresse, son fils aîné, le prince Charles. Ainsi, de trois fils en état de régner, et auxquels il avait déjà partagé les terres de sa vaste domination, il ne lui resta que Louis, roi d’Aquitaine. Bernard, fils mineur de Pépin, avait été proclamé roi d’Italie, dans la diète d’Aix-la-

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Chapelle (813). Tout le reste de l’empire devint le partage de Louis, le seul survivant des fils de Charlemagne. En l’associant au trône, l’empereur lui dit: «Fils, cher à Dieu, à ton père et à ce peuple, toi que Dieu m’a laissé pour ma consolation, tu le vois, mon âge se hâte; ma vieillesse même m’échappe; le temps de ma mort approche. Le pays des Francs m'a vu naître, le Christ m’a accordé cet honneur. Le Christ me permit de posséder les royaumes paternels ; je les ai gardés non moins florissants que je les ai reçus. Le premier d’entre les Francs, j’ai obtenu le nom de César et transporté à la race des Francs l'empire de la race de Romulus. Reçois ma couronne, ô mon fils, le Christ y consentant, et avec elle les marques de ma puissance. » Il l’exhorta ensuite à haute voix à aimer et à craindre Dieu, à pratiquer ses commandements, à protéger l’Eglise, à traiter avec bonté les princes de sa famille, à aimer son peuple comme ses enfants, à prendre soin des pauvres, à ne nommer aux charges que des officiers fidèles et religieux, à ne confisquer aucun fief sans motif suffisant et sans procédures régulières ; à vivre enfin irréprochable devant Dieu et devant les hommes. « Veux-tu, mon fils, accomplir tous ces devoirs?» demanda l’auguste vieillard. Louis le promit en versant des larmes. « Va donc prendre la couronne (on l’avait placée sur l’autel), mets-la sur ta tête, et n’oublie pas tes engagements. » Le jeune prince obéit, au milieu des applaudissements de tous les seigneurs qui assistaient à la cérémonie. Son père lui fit ensuite de riches présents et le renvoya, en pleurant, dans son royaume d’Aquitaine. Il ne devait plus le revoir.

 

   46. Pendant que le cœur de Charlemagne était brisé dans ses sentiments les plus tendres, son génie apercevait en Europe des symptômes effrayants pour l’avenir. Un jour, arrêté dans une ville de la Gaule narbonnaise, il se mettait à table, lorsque des barques Scandinaves vinrent exercer leurs pirateries jusque dans le port, sous les yeux mêmes du vieil empereur. On poursuivit les légers esquifs, qui disparurent sans qu'on put les atteindre. Charlemagne se mit, dit le chroniqueur, à la fenêtre qui regardait l’orient, et demeura très-longtemps inondé de pleurs. Comme personne n’osait

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l’interroger sur la cause de son affliction, il dit enfin à ses barons: « Savez-vous, mes fidèles, pourquoi je pleure si amèrement? Certes, je ne crains pas que ces barbares me nuisent par leurs misérables pirateries; mais je m'afflige que, moi vivant, ils osent toucher ces rivages, et je suis en proie à une violente douleur quand je prévois de quels maux ils accableront mes descendants et leurs peuples. » Il ne prévoyait pas cependant la dévastation de toute la Gaule, ni l'incendie du palais d’Aix-la-Chapelle, cet asile de sa vieillesse, qu’il se plaisait à embellir, et que les Normands [Northmen, hommes du Nord) devaient un jour dévaster.

 

   47. Ses derniers soins furent encore pour l’Église, dont il n’avait cessé d’être le défenseur armé dans tout le cours de son règne long et glorieux. En 813, il se tint jusqu’à cinq conciles dans l’étendue de l’empire : à Arles, Châlons-sur-Saône, Tours, Reims et Mayence. Les canons de discipline qu'ils formulèrent furent envoyés à Aix-la-Chapelle, où l'empereur les fit examiner dans une grande assemblée d’évêques et de seigneurs (septembre 813), et les rendit obligatoires pour tous les peuples de sa domination par un capitulaire spécial. Ce fut le dernier acte de son autorité. Il se sentit attaqué mortellement (20 janvier 811). Lui seul envisagea le péril sans effroi, et avec tout l’héroïsme qui l’avait signalé en tant de rencontres. Le septième jour de la maladie il se fit administrer le saint viatique par son archichapelain Hildebold, archevêque de Cologne, ne marqua aucune émotion humaine pendant toute la cérémonie, et parut uniquement occupé des sentiments de la religion. Au moment du trépas il recueillit ses forces pour faire sur lui le signe de la croix, murmura les mots du Psalmistc : «Seigneur, je remets mon âme entre vos mains; » puis il expira doucement sur les neuf heures du matin, le vingt-huitième jour de janvier 814, la soixante-douzième de son âge, la quarante-septième de son règne et la quatorzième de son empire. On l’enterra dans l’église d’Aix-la-Chapelle qu'il avait fait construire et où son magnifique tombeau se voit encore. Avec lui se füt peut-être éteint pour jamais le flambeau de la civilisation en Occident si la papauté n'eût été là pour le relever.


   18. Voici comment Montesquieu parle des lois et du gouverne-

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ment de Charlemagne : « Ce grand prince fit d’admirables règlements; il fit plus, il les fit exécuter. Son génie se répandit sur toutes les parties de l’empire. On voit dans sa législation un esprit de prévoyance qui comprend tout, et une certaine force qui entraîne tout; les prétextes pour éluder les devoirs sont ôtés, les négligences corrigées, les abus réformés ou prévenus; il savait punir, il savait encore mieux pardonner. Vaste dans ses desseins, simple dans l’exécution, personne n’eut à un plus haut degré l’art de faire les plus grandes choses avec facilité, et les difficiles avec promptitude. Il parcourait sans cesse son vaste empire, portant la main partout où il allait tomber. Les affaires renaissaient de toutes parts, il les finissait de toutes parts. Jamais prince ne sut mieux braver les dangers, jamais prince ne sut mieux les éviter. Il se joua de tous les périls, et particulièrement de ceux qu’éprouvent presque toujours les grands conquérants, je veux dire des conspirations. Ce prince prodigieux était extrêmement modéré, son caractère était doux, ses manières simples; il aimait à vivre avec les gens de sa cour. Il mit une règle admirable dans sa dépense; il fit valoir ses domaines avec sagesse, avec attention, avec économie; un père de famille pourrait apprendre, dans ses lois, à gouverner sa maison; on voit, dans ses Capitulaires, la source pure et sacrée d’où il tira ses richesses. Je ne dirai plus qu’un mot : il ordonnait qu’on vendît les œufs des basses-cours et les herbes inutiles de ses jardins, et il avait distribué à ses peuples toutes les richesses des Lombards et les immenses trésors de ces Huns qui avaient dépouillé l’univers1. »

 

46. Mais c’est l’Eglise surtout qui a droit de revendiquer comme sienne la personnalité à jamais glorieuse de Charlemagne. Il ne fut grand que parce qu’il fut le plus soumis des fils de l’Église; il ne fut empereur que parce que l’Eglise ceignit son front du diadème impérial. Faut-il le mettre au nombre des saints et ajouter l’auréole de la canonisation à celle de son génie et de ses vertus? Il est certain que les églises de Paris, de Reims, de Rouen, d’Aix-la-Chapelle, l’ont de temps immémorial honoré du culte qu’on rend aux saints.

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1. Montesquieu. Esprit des lois. I, xxxni, col. 83.

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La catholique Espagne lui a rendu les mêmes honneurs, et nous avons encore l'office propre qu’elle avait consacré dans sa liturgie à «saint Charlemagne, empereur et confesseur1. » Sur sa tombe même, les contemporains du grand empereur, dont on trouva le corps inanimé revêtu d’un cilice qu’il avait porte toute sa vie, le proclamèrent saint. Agobard l’attestait par ces vers de l’épitaphe qu'il lui consacrait :

Quique luijus relegis versus epigram mata lector,

Astriferam Caroli teneal, die, spiritus arcem 2.

 

  Dès l’an 1001, l’empereur Othon III fit ouvrir le tombeau de Charlemagne. On trouva le corps du héros chrétien assis sur un trône d’or, la couronne en tête, couvert du manteau impérial, la main gauche appuyée sur un riche évangéliaire et tenant de l’autre un sceptre d’or. En 1165, l’empereur Frédéric Barberousse, indigne de porter la main sur un pareil sépulcre, voulut autoriser sa révolte contre le saint-siège et populariser l’antipape Pascal, sa créature, en procédant à une translation des reliques de Charlemagne à la suite d’un acte de canonisation dressé par l’antipape, comme s'il eût été dans la destinée posthume du premier César chrétien d'Occident d’être souillé par les hommages outrageants de ses successeurs apostats. Mais ni l’illégalité de l’acte de Barberousse, ni l’anticanonicité du décret de l’antipape Pascal, ne sauraient d'aucune façon préjudicier à la sainteté de Charlemagne, dont le culte a continué et subsiste de nos jours encore, sans que les papes légitimes aient jamais élevé à ce sujet la moindre réclamation. La chasse qui renferme à Aix-la-Chapelle ses reliques vénérées fut ouverte il y a quelques années en présence du célèbre archéologue français, le P. Arthur Martin, dont nous reproduisons le récit : «La chasse de style roman qui renferme les ossements de Charlemagne a dû être exécutée dans ce but et achevée sinon sous Frédéric Bar-

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' Officitem   in feslo S.   Carol.  Mayn., Pair, lut,  tom. XGVIII, col. 1365. Cf. Bolland. Act. S. Carol. Hagn. 28 januar. 2 Ag-obard, Epilaph. Carol. Magn. Pair. lai. tom. cit., col. 1116.

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berousse, du moins peu d’années après lui, à ne s’en tenir qu’aux simples inductions archéologiques, puisque le style de la grande couronne de lumière qui porte les noms de cet empereur et de sa seconde femme, Béatrix, est le même roman fleuri qui s’épanouit sur la châsse, et que les bas-reliefs de l’une présentent les mêmes profils que les sujets graves de l’autre. Ce ne fut pas sans un religieux saisissement que nos regards avides pénétrèrent dans l’intérieur. Nous y aperçûmes d’abord une feuille de parchemin, puis des étoffes et des ossements disséminés, la plupart d’une bonne conservation. Le parchemin était un acte du chapitre d’Aix-la-Chapelle, remontant à l’époque de Louis XI et constatant que l'os de l’avant-bras avait ôté extrait de la châsse, à la demande de ce prince, pour être placé dans un reliquaire dû à sa libéralité. Je brûlais du désir de tenir entre les mains les étoffes dont j’entrevoyais les dessins et les couleurs. Mais une main du XIXe siècle pouvait-elle bien sans frisson remuer les cendres d’un Charlemagne, de celui dont le nom s'accole à ceux d’Alexandre, de César, de Napoléon, et reste le plus grand de tous? Nous eûmes cette audace; il fallait bien d’ailleurs examiner en détail l’état de ces illustres restes pour dresser un procès-verbal et procéder à la confrontation désirée. On eut bientôt la garantie que la châsse renfermait le corps du héros, auquel il ne manquait que les grands ossements conservés à part. On vit aussi par la dimension des ossements que les traditions appuyées sur le témoignage d’Eginhard relativement à la haute stature du grand homme n’avaient rien d’exagéré 1. Il nous restait à étudier de près ces étoffes contemporaines de notre plus grande gloire nationale. Pour les développer à loisir, nous enlevâmes avec le plus grand soin la poussière sacrée dont elles étaient couvertes. Je pus alors en prendre des calques précis. L'une était ornée de fleurs rouges, bleues, blanches, vertes et jaunes, sur un fond violet, et tissue en soie, mais d’un caractère artistique moins prononcé : c'est elle qui renferme en ce moment la dépouille de Charlemagne soigneusement enveloppée. L’autre, tissue eu soie ou en fil, nous apparut magni-

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1 L'os ou fémur mesure 52 centimètres.

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fique de formes et d’harmonie de couleurs» Sur un fond rouge amaranthe étaient semés de larges ovales, au centre desquels figuraient des éléphants richement caparaçonnés. Les broderies des encadrements et la rose jetée au centre des vides laissés entre les ovales, rappelaient ces crêtes fleuronnées qui se découpent sur les châsses du XIIe siècle. Au-dessus et au-dessous des éléphants, se dessinaient sur les fonds des végétaux que l’on eût dit avoir servi de type aux arbres de Jessé que nous admirons à Saint-Denis et à Chartres. L'effet général avait quelque chose de celui des vases étrusques. D'où provenait ce splendide travail? Etait-ce un ouvrage latin, grec ou arabe? Notre faible science hésitait, quand tout à coup une inscription se découvre, une inscription tissée dans l’étoffe; elle était écrite en grec du moyen âge. L’étoffe avait été commandée par le europalate (maître du palais) de Constantinople, et exécutée dans les manufactures impériales des Césars de Byzance 1. » Ainsi l’Orient avait apporté son tribut d’hommages et de regrets au tombeau de Charlemagne. L’Europe et l’Asie s’étaient unies pour pleurer la mort du héros chrétien.

 

47.L’Orient et l’Occident allaient en effet retomber dans une série interminable de désastres, comme si la disparition d’un grand homme eût suffi pour tout remettre en question et livrer le monde entier au génie révolutionnaire. De nouvelles révolutions, dont nous ferons connaître en détail la nature et le caractère, éclatèrent à Constantinople, rompirent l’union si péniblement rétablie avec le saint-siège, et préparèrent le schisme définitif de l’Orient. Par contre-coup, les factions lombardes se réveillèrent en Italie. Un premier complot ayant pour but d’assassiner le pape Léon III fut découvert à Rome; ses auteurs passèrent en jugement et furent exécutés. Dans la douleur que lui causaient ces tragiques événements, le pontife tomba malade. Les révoltés, qui n’avaient plus à craindre la forte main tie Charlemagne et qui croyaient le pape trop affaibli pour se défendre encore, firent mettre le feu à toutes les

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' Annal, de Philosophie  chrètiennue.  Article du  P.   Arthur Martin, tom. XXIX, p. 6t>.

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domus-cultæ établies dans les campagnes du territoire romain, véritables écoles d'agriculture et institutions charitables dont nous avons précédemment fait connaître la touchante origine et les nombreux bienfaits. De toutes parts, Léon III n’apercevait que de sinistres présages. Le jeune roi d’Italie, Bernard, ou plutôt ses conseillers de régence, car il était lui-même encore trop enfant pour prendre une part directe aux affaires, poursuivirent les incendiaires et mirent fin à l’insurrection. Léon III succomba au chagrin et mourut le 12 juin 816, après un pontificat de plus de vingt ans1. En 813, il avait rétabli la fête de l’Assomption, déjà instituée par Sergius III et depuis tombée dans une sorte de désuétude. Les chroniques contemporaines racontent que, pour satisfaire à son ardente piété, le saint pontife avait l’habitude de célébrer le saint sacrifice de la messe jusqu'à huit

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1. Voici la commune épitaphe qu’un poëte du temps consacra à la double mémoire de Charlemagne et de Léon III :

Cæsar tantus eras quan tus et orbis,

Al nunc in modico cla\ideris antro.

Post te quisque sciât se ruiturum,

El quod nulla mori gloria tollat.

Florens imperii gloria quondam Desolata suo Cœsarc mar cet,

Hanc ultra speciem non habitura,

Quam tecum moriens occuluisli.

O quanto premitur Rama dolore,

Prccclaris subito pafribus orba!

Nunc, Auguste, tuo fumere languet,

Infirmata pii morte Leonis.

Leges a sacris patribus ciclas,

Quas elapsa diu raserai œias,

Omnes ut fuerunt, ipse reformaus,

Romanis studuit reddtre causis.

Tu longinqua satis régna, locosque Quos nultus potuit flectere Cæsar,

Romanos onerans vinbus arcus.

Ad civile dec us excoluisti.

Quœ le non doluit, Cæsar, obisse,

Vel qiue te non timuit palria vivum ?

Sed quœ te timuit palria vivum,

Htec te nunc doluit, Cæsar obisse.

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p163 Chap. II.. — dernières années ni: charlkmaune.

 

ou neuf fois par jour. On sait en effet qu’à cette époque le nombre des messes quotidiennes était laissé à la dévotion des prêtres et des fidèles, sans qu’il fût comme, aujourd’hui restreint à une seule messe par jour, suivant la constitution pontificale rendue à ce sujet au IXe siècle par Alexandre II.

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Nam sic lenis eras jam superatis,

Et sic indomilis gentïbus asper.

Ut qui non dotait, jure timeret.

Et qui non timuit, jure dulerei.

Luge Roma, tuum nomen in umbris. Et defuncta duo lumina luge.

Arcus frange titos, sicque iuiumphum Et te Roma luis kostibus offer.

(Ciacon. Vit. Roman. Pontifie., tom. I, p. 578.)

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