Italie 14

Darras tome 24 p. 125


§ VIII. Siège de Capoue.

 

 60. Tel était ce grand archevêque de Cantorbéry, ignominieusement chassé d'Angleterre par Guillaume le Roux, et accueilli avec tant d'honneurs à Rome par le saint pape Urbain II, qui lui offrit au palais de Latran la même hospitalité que jadis Grégoire VII à saint Anselme de Lucques. « Nous y restâmes dix jours, vivant avec le pape, dit Eadmer. Mais l'époque des grandes chaleurs étant venue, pour éviter les maladies qu'elles occasionnent, aux étrangers, et que la santé si ébranlée d'Anselme rendait pour lui plus particulièrement à craindre, il devenait nécessaire de cher­cher un air plus salubre. L'occasion s'offrit d'elle-même. Le monastère du Saint-Sauveur, près de Telesia 1 en Campanie, avait

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1 Telesia, ville jadis épiscopale, suffragante de la métropole de Bénévent, faisait partie de l'antique Samnium.   Elle était située au confluent du Vul-

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pour abbé un ancien disciple d'Anselme, nommé Jean. Italien d'origine et romain de naissance, Jean était allé faire ses études à l'abbaye du Bec, attiré par la réputation du grand docteur qui en était alors écolâtre. Il y prit l'habit monastique et y aurait terminé ses jours, sans un ordre du pape Urbain II qui le rappela à Rome pour lui confier le gouvernement de l'abbaye du Saint-Sauveur. En apprenant l'arrivée d'Anselme, Jean le fit supplier avec une insistance toute filiale de venir passer l'été dans son monastère. Anselme, rendant grâces à la Providence de cette pieuse invitation, demanda au souverain pontife la permission de l'accepter. Or, en ce moment Urbain II se disposait lui-même pour les intérêts de l'Église à se rendre en Campanie. « C'est vraiment une prédestination de la miséricorde divine ! répondit-il à Anselme. On pourrait appliquer ici le mot de l'Écriture : « Voici que Dieu fait partir Joseph pour l'Egypte avant Jacob son père. » Tout ce que je possède est à vous, à vous exilé pour la justice et pour votre fidélité au bienheureux Pierre : mais l'air de Rome en cette saison est dangereux pour tous et particulièrement pour les étrangers. J'approuve donc votre dessein et vous conseille de ne pas négliger l'occasion que vous offre la divine Provi­dence. » Après cette parole du souverain pontife, Anselme n'hé­sita plus. Il se rendit à Telesia, pour y attendre la réponse que le roi d'Angleterre devait faire à ses lettres et à celles du pape. L'abbé du Saint-Sauveur vint à sa rencontre avec tous les reli­gieux ; il l'accueillit comme le plus tendre des fils peut accueillir un père bien aimé, et au chant des hymnes de joie le conduisit au monastère. Là encore les chaleurs étaient torrides : afin qu'An­selme pût respirer un air plus frais, il l'établit dans un prieuré que l'abbaye possédait à Sclavia 1, au sommet d'une mon­tagne ombragée, dans une délicieuse solitude. En y mettant le pied, Anselme s'écria : « Voici le lieu de mon repos. Que je

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turne et du Sabaris, aujourd'hui Colore, dans la Terre de Labour. Il n'en reste plus maintenant que des ruines presque désertes.

1. Aujourd'hui Schiavi, l'ancien Castrum Sclavorum, dans le district de Sora, de la Terre de Labour.

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voudrais pouvoir y achever ma vie ! » Il reprit en efîet à Sclavia toutes ses habitudes monastiques, dont il déplorait que les devoirs du ministère épiscopal l'eussent distrait depuis si longtemps. II y mit la dernière main au dialogue intitulé : Cur Deus homo, commencé en Angleterre. Et cependant il se faisait tout à tous, admettant à son entretien sans aucune distinction de personnes tous les visiteurs, avec une égale affabilité, une grâce, un charme angélique, tellement que son nom fut bientôt en béné­diction dans la contrée1. » La haine de Guillaume le Roux l'attei­gnit pourtant jusque dans cette lointaine et paisible retraite. C'est Anselme lui-même qui nous l'apprend dans une lettre à Boson, l'un des religieux de l'abbaye du Bec, pour lequel il avait conservé un profond attachement et qu'il fait figurer comme interlocu­teur dans le Cur Deus homo 2. « Notre affection réciproque, lui écrit Anselme, a réellement Dieu pour principe, aussi n'ai-je point à prier pour qu'elle persévère dans l'avenir comme elle s'est main­tenue jusqu'à ce jour. Confiant en Dieu lui-même, j'affirme qu'elle persévérera sans altération. Je ne puis cependant, selon votre désir et le mien, entretenir avec vous une fréquente correspondance. Ni le temps ni l'occasion ne me manqueraient, mais j'ai tout à craindre du roi qui me poursuit, moi, tout ce qui est à moi et tous ceux qui m'aiment, d'une haine sans merci. Je ne veux pas exposer notre chère abbaye du Bec au courroux de ce prince ; je ne veux ni ne dois exposer à la mort ceux qui portent mes lettres3. Eadmer, mon fils très-aimé, le bâton de ma vieillesse,

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1 Eadmer, S. Anselm. vita, lib. III, cap. îv; Patr. lat., t. CLVIII, col. 100 ; Histor. Novor., 1. II; Patr. lat., t. CLIX, col. 408-409. On montre encore aujourd'hui à Sclavia un puits de cent palmes de profondeur, creusé dans le roc vif et dont saint Anselme présida et bénit l'ouverture. Ses eaux ont plu­sieurs fois opéré des guérisons miraculeuses.

2.  Boson devint successivement prieur, puis abbé du Bec, après la mort de Guillaume de Montfort. Il était né à Montivilliers en Normandie. La corres­pondance de saint Anselme nous donne la plus haute idée du mérite et de la vertu de Boson.

3. On sait que, depuis le départ de Robert Courte-Heuse pour la croisade, Guillaume administrait en souverain le duché de Normandie, sur lequel il

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lui aussi moine du Bec, et que tous mes amis doivent aimer en proportion de ce qu'ils ont de tendresse pour moi, travaille à trans­crire pour votre monastère un nouveau traité intitulé : Cur Deus homo, que je viens de terminer. Informez-en votre vénérable abbé Guillaume de Montfort en me recommandant à ses prières. Je ne lui écris point par les motifs que je viens de vous faire connaître. Mais Dieu m'est témoin que je l'aime, et vous tous, comme mon âme 1. »

 

   61. Les intérêts de l'Église qui appelaient Urbain II en Campanie étaient de la plus haute gravité. Le parti schismatique du pseudo-empereur Henri IV et de l'antipape Wibert de Ravenne n'ayant pu empêcher la croisade organisée par le pontife légitime2, voulait profiter de l'absence des défenseurs armés d'Urbain II, pour renouveier la lutte contre le saint-siége. Déjà, nous l'avons vu3, ils occupaient les défilés des Alpes, pillant, détroussant, mettant  à mort4 les évêques, les prêtres, les religieux, les clercs  qui allaient à Rome prier au  tombeau  de saint Pierre et rendre leurs hommages au légitime successeur du prince des apôtres. Fermer de même l'Italie méridionale à l'influence du   pape légitime et l'entourer d'un cercle d'ennemis, tel était depuis long­temps le  rêve de Henri IV  et le but obstinément  poursuivi par sa politique. Ses partisans essayèrent donc de relever en Campanie le drapeau césarien 5. Au printemps de l'an 1098, la

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avait pris une hypothèque dont il espérait n'être jamais remboursé. Cf. t. XXIII de cette Histoire, p. 289.

1. S. Anselm., Epist. ssv, lib. III ; Patr. lat., t. CLIX, col. 36.

2. Cf. t. XXIII de cette Histoire, p. 357 et suiv.

3 Cf. nos 2 et 45 de ce présent chapitre.

4 Ces attentats, ainsi que mille autres du même genre dont le pseudo­ empereur et ses partisans se rendirent coupables, n'ont jamais été signalés par les modernes historiens. Ils sont cependant d'une authenticité incontestable. Voici le texte formel d'Eadmer à ce sujet : Unde quidam cpiscopi, monachi, et religiosî clerici ea sseviente persecatione capti, spoliati, midtisque contwneliis affecti, necati sunt. Wibertus Ravennas de apostolatu pu/sus omni religiosx •personce Romara petenti per se suosque, modis quihislibet poterat, struebat
insidias.
(Eadmer, Hist. Xovor., 1. II, col. 407.)

5.  C'est encore là un de ces faits que les auteurs modernes ont affecté de laisser dans l'ombre. « En ce temps-là, disent-ils, le duc d'Apulie faisait le siège de Capoue. » Pourquoi ee siège? Ils n'en donnent aucune autre raison

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ville de Capoue donna le signal, chassa le jeune prince Richard, fils et successeur de Jordano, vassal du duc Roger d'Apulie sous la suzeraineté du saint-siége. Naples et Bénévent entrèrent dans la ligue, en sorte que de toute sa principauté il ne resta au jeune Richard que la ville d'Aversa. Les rebelles dispo­saient de forces relativement considérables, parce que leurs guerriers, en haine d'Urbain II, s'étaient abstenus de prendre part à la croisade. L'armée du duc d'Apulie, au contraire, se trouvait depuis le départ de Boémond pour l'Orient tellement réduite, que suivant l'expression d'un chroniqueur : « Roger pleurait de désespoir en se voyant seul dans son duché avec les femmes et les enfants 1. » « Dans cette détresse, dit Gaufred de Malaterra, Richard et le duc d'Apulie s'adressèrent simultanément au comte Roger de Sicile pour en obtenir des secours que lui seul pouvait leur donner. Frère de Robert Guiscard et oncle du duc d'Apulie, Roger de Sicile était l'arbitre et le soutien de toute la dynastie normande, totius progeniei suœ sustentator. La supériorité de son génie, sa prudence dans les conseils, la sagesse de son administration, en avaient fait l'oracle des princes de l'Italie méridionale. La Sicile lui devait une prospérité et des richesses jusque-là inconnues. Le jeune Richard lui envoya une députation pour le supplier de prendre en main sa cause, lui offrant en retour la suzeraineté de Naples. Le duc d'Apulie, de son côté, fit partir pour la Sicile sa noble épouse la duchesse Adèle, fille de Robert de Flandre, afin d'obtenir plus promptement, par une si haute

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sinon l'humeur batailleuse du prince normand qui, d'après eux, aimait la guerre pour la guerre. Or, Gaufred de Malaterra, historien contemporain des événements, dit en termes formels que la révolte de Capoue et l'expulsion du jeune prince Richard furent l'œuvre de la perfidie des Lombards, c'est-à-dire des schismatiques partisans de Henri IV et de Wibert de Raveune. Voici ses paroles : Ricardus juvenis,- Jordanis principis filius, fraude Longobardorum urbe Capuana injuste privatus, ac de auctoribus damni ultionem petere dispa-nens, ad comitem Siciliœ prudentes viros supplex direxit ut sibi auxiliunt laturus accelerare non différât. (Gaufred. Malaterr., Hist. Sicul., 1. IX, cap. xxvi ; Pair, lat., t. CXL1X, col. 1205.)

1. Robert. Monach., Histor. Hierosol.,\. Patr. lat., II, cap. il; t. CLV, col.679. — Cf. t. XXIII de cette Histoire, p. 392.

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intervention, le secours tant désiré. Ému du danger que couraient le duc son neveu et le jeune prince Richard, Roger de Sicile ne perdit pas un instant. Dès les premiers jours du mois d'avril, son armée composée en grande partie de Sarrasins, les guerriers chré­tiens ayant presque tous suivi Tancrède à la conquête de Jérusa­lem, franchit sous sa direction le détroit du Phare et vint couvrir de ses pavillons enduits de bitume, tentoria bitumine palliata, les montagnes de la Calabre. Elle s'y recruta de tout ce qui restait d'hommes valides dans la contrée , heureux de s'enrôler sous les drapeaux d'un si glorieux chef. Le duc d'Apulie qui n'avait pas osé espérer une marche si rapide, impatient de témoigner à son oncle toute sa reconnaissance, accourut à sa rencontre jus­qu'au fleuve Lisons, près du castrum d'Orioli. La joie fut grande, lorsqu'ils purent échanger mutuellement le baiser de paix. Le duc se dirigea aussitôt avec sa petite troupe par les montagnes de Melfi vers Capoue, pendant que Roger de Sicile allait camper dans les plaines voisines du fleuve Calore, qui offraient d'abon­dants pâturages pour les troupeaux de bœufs, de brebis et de chèvres dont les Sarrasins, habitués à se nourrir du lait et de la chair de ces animaux, s'étaient fait suivre1. » C'est un fait fort remarquable et qui nous donne la plus haute idée de la sagesse politique  du comte  Roger, que la coopération des Sarrasins dans une  expédition  dont le  succès intéressait à un si haut degré l'affermissement du pouvoir des papes. De même qu'Al­phonse le Vaillant, lors de la conquête de Tolède sur les Maures d'Espagne2, avait stipulé que ceux des Musulmans qui consenti­raient à vivre sous sa domination ne seraient inquiétés ni dans leur fortune ni dans leurs croyances, le comte Roger, d'accord avec Grégoire VII dont il était l'ami dévoué,  avait offert les mêmes concessions aux Sarrasins de Sicile. Sa perspicacité et son expérience des hommes lui faisaient comprendre que, sans efforts violents, par le fait seul du contact quotidien avec une société

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1.                 Gaufred. Malaterr., Histor. Sicul, 1. IV, cap. xxvi ; Patr. lat., t. CXLIX, col. 1206.

2.                  Cf. t. XX1II, de cette Histoire, p. 90.

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chrétienne, les vaincus viendraient d'eux-mêmes, après une ou deux générations, courber la tête sous le joug doux et suave de l'Évangile. Sa prévision devait se réaliser, grâce au zèle avec lequel il multiplia sur tous les points de l'île les centres religieux, rétablissant partout les anciens évêchés et les monastères détruits par l'invasion africaine, en créant d'autres sur les points où la population s'était agglomérée depuis trois siècles et avait donné naissance à des cités nouvelles.

 

   62. « A l'approche du comte de Sicile, reprend le chroniqueur, les citoyens de Bénévent épouvantés s’empressèrent d’offrir leur soumission et de demander la paix. Roger accepta leurs pro­positions : comme la ville relevait directement de la juridic­tion du seigneur apostolique Urbain II et de l'église Romaine, il accepta les témoignages de leur repentir et se borna à exiger d'eux quinze cents nummi d'or et six chevaux de luxe, sex ambulatorii, promettant à ce prix d'épargner la cité et de faire res­pecter les moissons sur tout le territoire. Il vint ensuite camper sur les bords du fleuve Sabbat1 et y célébra les fêtes de la Pen­tecôte (16 mai 1098). Déjà il avait envoyé à Capoue une légation chargée de ramener les citoyens au devoir. « Je ne suis animé contre vous d'aucun sentiment hostile, leur faisait-il dire. Soumettez-vous à l'autorité de votre prince légitime, et vous me trouverez prêt à vous servir d'intermédiaire et d'appui. » Le mes­sage fut repoussé avec dédain par les rebelles. Au retour des ambassadeurs, Roger donna l'ordre à son armée de se mettre en marche. De sa personne, avec mille cavaliers d'élite, il quitta le camp au milieu de la nuit et arriva au point du jour sous les murs de la ville. Dans l'impétuosité de son attaque, franchis­sant les postes avancés et tuant tout ce qui faisait résistance, il aurait forcé les portes, sans le nuage de poussière soulevé par le galop des chevaux et poussé par un vent violent vers Capoue. La garnison ainsi prévenue de son approche eut le temps de se mettre en défense. Il fallut donc procéder à un siège en règle.

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1 Super fluvium quod Sabbatum dicitur. L'un des affluents du Vulturne.

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Le comte établit son camp sur la rive méridionale du Vulturne, pendant que le duc d'Apulie et le prince Richard se postèrent sur la rive gauche. Deux ponts, l'un en amont l'autre en aval, furent établis pour la communication des deux armées, et complétèrent l'investissement de la ville. Malgré son âge, Roger de Sicile était partout le premier aux opérations militaires. Il lui arrivait souvent de franchir avant l'aube les ponts du Vulturne et de faire l'inspec­tion de tous les avant-postes. Il surprit plus d'une fois son neveu Roger ainsi que le jeune prince Richard encore endormis sous leur tente, et les raillait de leur paresse. Eux-mêmes rougissaient de se voir dépasser en activité et en énergie par ce courageux vieillard, chargé d'ans et couvert de blessures. Ils redoublaient de vigilance, et l'armée entière, à l'exemple du héros, affrontait tous les dangers et toutes les fatigues 1. »

   63. Ce n'était pas sans raison que le comte se prodiguait ainsi pour assurer le triomphe définitif de l'entreprise commune. La lutte était plus religieuse que militaire : les schismatiques dans l'espoir de renverser enfin l'autorité légitime d'Urbain II fai­saient appel à toutes les mauvaises passions ; ils se défendaient avec la rage des sectaires. Voici comment s'exprime à ce sujet le comte Roger lui-même dans un diplôme fameux, adressé après la victoire à saint Bruno. « J'avais amené au siège de Capoue un grec, nommé Sergius, qui commandait deux cents hommes d'armes recrutés parmi ses compatriotes. Confiant dans sa loyauté et sa valeur, je lui donnai le commandement et l'ins­pection de tous nos postes avancés, exercitus excubiarum ma-gistrum. Le misérable s'aboucha avec le chef des rebelles de Capoue : cédant à une instigation satanique, il lui promit moyennant une somme énorme de lui ouvrir l'accès du camp et de me livrer, moi et mon armée, entre ses mains. La nuit fixée pour la trahison étant venue, le commandant de Capoue se tint prêt à répondre au signal, pendant que Sergius plaçait ses affidés aux avant-postes. Depuis quelques instants je m'étais cou-

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1 Gaufred. Malaterr., HUtor. Sicu/., loc. cit., col. 1207.

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ché et commençais à m’endormir, lorsque je vis debout près de mon lit un vénérable vieillard. Son visage était inondé de larmes et dans sa douleur il déchirait ses vêtements. — Pourquoi pleu­rez-vous ainsi? lui dis-je. — Mais sans me répondre, il redoubla de sanglots. Une seconde fois je répétai ma question, et il me dit : Je pleure les âmes des chrétiens sur le point de succomber ici, et vous avec eux. Levez-vous, prenez les armes; il n'est que temps, si Dieu daigne vous délivrer, vous et votre armée tout entière. — Le vieillard qui me tenait ce langage était en tout semblable au vénérable Bruno. Je me réveillai sous une impres­sion profonde de terreur, je criai aux armes, et ordonnai à mes guerriers de monter à cheval.  Moi-même, revêtant à  la hâte mon armure, je me précipitai à travers le camp, répétant partout le cri d'alarme, pour m'assurer de ce qu'il pouvait y avoir de vrai dans cette vision. Épouvanté des clameurs et du cliquetis des armes qui retentirent tout à coup sous les tentes, l'impie Sergius et ses complices s'enfuirent dans la direction de Capoue, espérant y parvenir avant que nous eussions pu les atteindre.   Mais nos chevaliers les gagnèrent de vitesse; ils en blessèrent quelques-uns et s'emparèrent de tout le reste. Les prisonniers, au nombre de cent soixante, nous confirmèrent la parfaite véracité de la vision.  Or,  ajoute Roger, après  la prise  de  Capoue  que  la miséricorde de Dieu  réduisit en  notre pouvoir, je passai par Squillace où je tombai malade et restai quinze jours alité. Le véné­rable père Bruno avec quatre de ses religieux vint me voir et me consoler par ses entretiens si pleins d'onction et de sainteté. Je racontai ma vision à l'homme de Dieu et lui rendis d'humbles actions de grâces pour m'avoir apporté de si loin le secours de son intervention. Mais dans sa modestie il déclina cet honneur. « Ce n'est pas moi que vous avez vu, ainsi que vous le croyez, me dit-il. C'est l'ange du Seigneur Dieu des armées, l'ange qui se tient dans les combats à côté des princes de la terre, quand ils luttent pour la justice et la vérité.» Je le suppliai humblement de daigner au nom du Seigneur recevoir pour son monastère de la Torre tous les revenus de mon domaine de Squillace. Mais il

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refusa en disant : « J'ai quitté la maison de mon père et votre propre palais, afin de servir le Seigneur mon Dieu dans la solitude et la pauvreté, sans aucune possession terrestre. » J'avais eu en effet quelques années auparavant le bonheur de lui offrir l'hospi­talité ; il était dans ma demeure le premier et le plus grand 1. Enfin à force d'instances j'obtins de ce père bien-aimé qu'il acceptât du moins une faible partie de ce dont je voulais de si grand cœur lui faire donation complète 2. »

 

   64. Sergius le Grec était-il un agent de la cour de Byzance, chargé par l'empereur Alexis de jouer à Capoue près du comte de Sicile le rôle de Tatice le Traître à Antioche dans l'armée de Godefroi de Bouillon 3? Malgré le silence gardé sur ce point par la princesse historiographe Anne Comnène, on pourrait sans trop de présomption le conjecturer. La persistance des rela­tions les plus cordiales entre Alexis de Constantinople et Henri IV de Germanie; la haine commune de ces représentants couronnés du double schisme d'Orient et d'Occident contre le pape et contre la dynastie normande, établie sous la suzeraineté du saint-siége dans l'Italie méridionale; l'intérêt égal que pour des motifs différents Henri IV et Alexis Comnène prenaient à une expédition qui pouvait au premier valoir une recrudescence de crédit et au second une occasion de rentrer en la possession des provinces d'Apulie et de Sicile; tout porte à croire que la révolte de Capoue

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1.    Cf. t. XXIII de cette Histoire, p. 124-125.

2.    La donation enfin acceptée par saint Bruno est consiguée dans ce diplôme, qui constitue l'un des monuments à la fois les plus glorieux et les plus authentiques de l'illustre fondateur des Chartreux. (Cf. Mnratori, Annal. d'Haï., 1098.) L'original existait encore en 1770, époque où les anciens Bollaudistes publièrent les actes de saint Bruno (t. III Octobr., die VI). Il portait
les signatures suivantes : Roger comte de Sicile et de Calabre, Adélaïde comtesse (épouse de Roger), Guillaume de Hauteville, Rodulf comte de Loritello, Odo le Bon-JIarquis, Josbert de Luciaco, Niel de Ferlit, Mauger fils du comte Roger , Rodulf Pain-Evin, Ricard de Trêves, et en dernier lieu la mention suivante : « Moi Fulco, chapelain du seigneur Roger, par son mandement j'ai écrit ce privilège et l'ai souscrit. » (S. Bruno, Acta;
Pa.tr.
M.,
t. CLII, col. 395.)

3. Cf. t. XXIII de cette Histoire, p. 412, 463, 497.

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n'éveilla pas moins de cupides espérances à Constantinople qu'à Spire où le pseudo-empereur de Germanie était allé dans l'isole­ment cacher la honte de ses dernières défaites 1. Mais si les fureurs politiques et les plus viles passions s'agitaient contre l'Église et contre le vicaire de Jésus-Christ, les prières des saints s'élevaient jusqu'au trône de Dieu, et les anges veillaient à côté des princes défenseurs de la justice et de la vérité. La preuve mémorable que venait d'en avoir le comte de Sicile redoubla chez ce pieux prince les sentiments de vénération qu'il professait pour les servi­teurs du saint-siége. «Ayant appris, dit Eadmer, que l'archevêque Anselme de Cantorbéry était réfugié dans son voisinage au mo­nastère de Sclavia, il le fit supplier de sa part et de celle du duc d'Apulie de se rendre au camp, pour y apporter la bénédiction de sa présence et de ses paroles de salut. Notre bienheureux père se mit aussitôt en marche. Nous étions encore très-loin sur la route, ajoute le biographe, lorsque le duc lui-même avec une nombreuse escorte de chevaliers vint à la rencontre d'Anselme, et le couvrant de baisers, ruens in oscula, lui rendit mille actions de grâces. On nous établit sous des tentes, à l'écart du tumulte et loin du bruit des armes, dans un petit oratoire complètement abandonné, qui nous servit à la fois de lieu de travail et de salle de réception. Chaque jour le comte de Sicile, le duc d'A­pulie et les autres princes y venaient entretenir notre bienheureux père et recevoir les conseils de sa sagesse et de sa charité 2. »

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