St Martin 1

 

Darras tome 9 p. 545


18. L'audience que sollicitait le courageux exilé ne fut point accordée. Cependant les évêques orientaux, épouvantés de la sainte hardiesse de ce langage, engagèrent Constance à se débarrasser d'Hilaire en le renvoyant dans les Gaules. Son retour à Poitiers fut un triomphe universel. Il devint bientôt l'oracle des évêques de la Gaule, qui se pressaient autour de lui comme autour de la règle vivante de la foi. Un nom plus illustre encore que le sien, s'il est possible, allait surgir sous ses auspices pour la gloire de notre patrie. Vers l'an 316, un tribun militaire des armées de Galerius était campé avec sa légion dans la petite ville de Sabaria, en Pannonie. Il ne reste plus aujourd'hui de cette localité que des ruines situées sur la rivière de Gunez, dans la basse Hongrie, à huit kilomètres de Sarwar. Le tribun eut un fils qu'il nomma Martinus, plaçant  ainsi sous le patronage du dieu païen de la guerre un enfant que le Dieu de vérité et de paix se réservait d'enrôler plus

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1. S. Hil.ir. Pictav,, Ad Constant. August., lib. Il, passim; Patr. lat., tom.X, toi. 564-572.

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tard dans la phalange de ses élus. Un changement de garnison amena le légionnaire idolâtre dans la cité de Pavie. Martin n'avait encore que cinq ans lorsqu'il échangea le rude climat du nord pour le délicieux séjour de l'Italie. Ses parents trouvaient déjà en lui une raison supérieure à son âge et des goûts que rien dans son entourage ne pouvait justifier. C'était l'époque où l'édit de Milan, signé par le grand Constantin et Licinius, venait de rendre aux chrétiens le libre exercice de leur religion. Les assemblées des fidèles se tenaient dans les églises; les solennités du culte de Jésus-Christ, reléguées jusque-là dans les catacombes, se produisaient au grand jour. L'enfant idolâtre se montrait épris des splendeurs d'une religion qu'il ne connaissait pas encore. A dix ans, il supplia son père de lui permettre de se faire inscrire au nombre des catéchumènes. Le tribun ne partageait nullement les ardentes sympathies de son fils pour le culte nouveau ; mais comme la faveur impériale se prononçait de ce côté, il crut faire acte d'habileté politique en accordant l'autorisation tant désirée. A partir de ce jour, l'enfant ne quittait plus l'église de Pavie et le didascalée où l’on enseignait aux néophytes les éléments de la foi. On parlait alors dans toute la chrétienté des merveilles de sainteté, de ferveur et de mortification qui transformaient les déserts de Nitrie et de la Thébaïde en autant de véritables paradis terrestres. Ces récits enflammaient l'imagination de Martin. A douze ans, il eût voulu se faire anachorète. Cette fois son père crut devoir interposer son autorité. La guerre ne tarda pas à éclater entre Constantin et Licinius. Un édit impérial enjoignait à tous les fils de vétérans de s'enrôler sous les drapeaux. Martin ne se sentait aucun attrait pour le métier des armes. Il atteignait sa quinzième année. Son plus ardent désir était de recevoir le baptême et de se vouer, sinon à la vie érémitique, du moins au service des autels. Un jour on vînt le prendre pour le revêtir de la casaque du soldat. Son père était allé lui-même le faire inscrire au rôle des fils de vétérans. Ce titre donnait droit, dans les armées Césariennes, à une situation privilégiée du genre de celle qui est faite de nos jours aux élèves des écoles militaires. Martin, qui aimait Dieu par-dessus

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tout, savait obéir à ses parents et à son prince. Il prêta le serment; fit avec conscience son apprentissage dans la carrière qui lui était imposée; franchit avec succès les premières épreuves et fut envoyé comme officier dans les Gaules. IL y servit depuis le règne de Constantin le Grand jusqu'à l'avènement du César Julien. La profession des armes fut pour lui comme un noviciat de la vie monastique. Obligé par son rang d'avoir un serviteur, il en fit le compagnon de sa vie humble et mortifiée. Dans le secret de leur intimité, c'était le maître qui voulait servir. Rien d'ailleurs de ces détails ne transpirait au dehors. Martin, aimé de ses chefs, estimé de ses égaux, était connu pour l'un des plus braves soldats de sa légion ; il donna mille preuves de sa valeur sur les divers champs de bataille. Une seule chose le trahissait quelquefois, c'était un tendre amour pour les pauvres. Un jour, pendant ce rude hiver où Julien l'Apostat faillit être asphyxié à Lutèce, Martin traversait à cheval la porte de la cité des Ambiani (Amiens). Un vieux mendiant, presque nu, se tenait là grelottant de froid et sollicitant la charité des voyageurs. L'officier n'avait plus une seule pièce de monnaie ; peut-être venait-il de vider sa bourse dans quelque chaumière des environs. Il lui restait son manteau qu'il détacha de ses épaules, et, d'un coup de sabre le fendant en deux, en jeta la moitié aux pieds du mendiant 1. La nuit suivante, Jésus-Christ

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1. La tradition de la ville d'Amiens a conservé le souvenir précis du lieu qui fut le théâtre de cet acte de charité. C'est une ancienne porte dont on voyait naguère encore les restes non loin de l'église des Célestins. Le moyen âge avait consacré ce pieux souvenir par l'inscription suivante :

 

Hic quondam vestem Martinus dimidiavit

Ut faceremus idem nobis exemptificavit.

 

On bâtit d'abord en ce lieu une chapelle où s'établit plus tard une abbaye de chanoines réguliers sous le nom de Saint-Martin-aux-Jumeaux. Les deux jumeaux, Romulus et Remus, avec la louve leur nourrice, étaient presque toujours l'emblème dominateur que les Romains faisaient sculpter aux portes des villes qui leur étaient soumises. De là vraisemblablement l'origine de ce vocable. Avant la révolution, l'abbaye fut occupée par des Cèlestins qui lui donnèrent le nom sous lequel elle est maintenant connue. On sait   qu'en mémoire du fameux épisode  d'Amiens, Louis XI institua en

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lui apparaissait couvert de cette dépouille opime de la charité. Le Sauveur disait aux anges qui l'environnaient : « C'est Martin le catéchumène qui m'a couvert de ce manteau !» Après cette vision. Martin sollicita de l'évêque d'Amiens la grâce du baptême. Il avait alors trente-huit ans, et en avait passé vingt-trois sous les drapeaux. Quand l'eau régénératrice eut coulé sur son front et que l'onction du chrême l'eut confirmé dans la foi de Jésus-Christ, il ne songea plus qu'à se dégager des liens du service militaire pour se consacrer uniquement à Dieu. Cependant, le tribun de sa légion, qui partageait ses sentiments et qui devait attendre deux ans encore l'époque de sa retraite, le supplia de ne point l'abandonner avant cette époque. Martin y consentit. Ce délai faillit tout compromettre. L'arrivée de Julien dans les Gaules changea la situation de l'armée. Les congés devinrent plus difficiles à obtenir; toutefois Martin ne désespéra pas. On était à l'an 336. Sa légion venait, dans une marche rapide, de se porter sur Vangio (Worms), pour s'opposer aux incursions des Germains. Une fête militaire eut lieu à l'anniversaire de la naissance du César Julien ; des gratifications et des récompenses furent distribuées aux troupes par le prince lui-même. Appelé à son rang, Martin parut devant le César, qui l'interpella en ces termes : « Tes états de services sont excellents. Quelle faveur désires-tu obtenir?— Prince, répondit l'officier, le temps de ma retraite est arrivé. Je la demande, non pas pour vivre dans l'oisiveté et les délices, mais pour me consacrer à Jésus-Christ. Accordez-moi cette faveur et réservez vos largesses pour ceux qui ont encore à porter les armes. —Dans la disposition d'esprit où se trouvait Julien, avec la haine profonde qu'il nourrissait secrètement contre le christianisme, une telle requête n'était pas de nature à lui plaire. Il sut toutefois dissimuler ses véritables sentiments et affecta de prendre pour un acte de lâcheté ce qui n'était qu'une profession nette et généreuse de foi chrétienne.  Ce nest pas le désir de servir Dieu, lui dit-il, mais la

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faveur de l'abbaye de Saint-Martin de Tours une rente perpétuelle pour l'entretien d'un pauvre qui devait porter une casaque de deux couleurs différentes; comme si elle eût été faite de deux moitiés de manteau.

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crainte des barbares qui te fait parler ainsi! — A ces mots, l'officier eut peine à retenir son indignation. Si telle est l'interprétation que vous donnez à ma démarche, dit-il, je demande à rester dans les rangs jusqu'au prochain combat. A la tête de l'armée, sans armes, sans bouclier, sans autre moyen de défense que le nom de Jésus-Christ et le signe de la croix, je me précipiterai au milieu des bataillons ennemis. Alors peut-être, César, vous connaîtrez l'homme qui est aujourd'hui devant vous ! — Julien accepta le défi, et pour mieux obliger Martin à le tenir, il le fit mettre aux arrêts. Mais l'engagement prévu n'eut pas lieu ; les barbares envoyèrent demander la paix, et le captif obtint son congé. Le premier usage que Martin fit de sa liberté fut d'aller se mettre sous la direction de saint Hilaire, le grand évêque de Poitiers, dont le nom commençait à être célèbre dans tout l'Occident (356). Celui-ci ne tarda pas à apprécier le trésor que la Providence lui envoyait. Il voulut élever son nouveau disciple au diaconat. Martin refusa absolument cet honneur et ne consentit qu'avec peine à recevoir l'ordination d'exorciste. L'exil de saint Hilaire, qui survint alors, sépara ces deux grandes âmes dont Dieu était le centre et la vertu le lien. Pendant que l'évêque de Poitiers partait enchaîné pour la Phrygie où Constance le faisait déporter, Martin prit seul et à pied la route de l'Italie. Il voulait revoir ses vieux parents et les convertir à la foi chrétienne. Outre les fatigues ordinaires, le voyage fut marqué par des incidents qui nous donnent l'idée du désordre qui régnait dans l'empire, grâce à l'incurie et à la faiblesse de Constance. En 356, ce prince était à Mediolanum avec toute sa cour. La police n'en était pas mieux faite pour cela dans la haute Italie. En franchissant les Alpes, Martin fut arrêté par une bande de brigands qui le conduisirent à leur chef. Habitué à voir en pareil cas les captifs trembler sous son regard et implorer avec larmes sa miséricorde, celui-ci s'étonna du calme et de la sérénité de Martin. Il le prit à l'écart et lui demanda s'il n'avait pas peur. Eh de quoi? répondit le saint. Je suis serviteur du Christ; il n'est au pouvoir d'aucun mortel de me faire trembler. Ce n'est pas mon sort, c'est le vôtre qui m'inspire en ce moment une com-

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passion ineffable. Quoi ! pour quelques misérables dépouilles que vous arrachez à des voyageurs sans défense, vous perdez de gaîté de cœur votre salut éternel ! — Le voleur écoutait ce langage si nouveau pour lui. Martin continua à parler, avec l'air inspiré et l'autorité toute céleste d'un envoyé de Dieu. Il conquit son vainqueur. Le chef de brigands devint son premier disciple et plus tard le premier religieux de son monastère. Arrivé à Pavie, Martin n'eut que la moitié de la joie qu'il s'était promise. Sa mère seule ouvrit les yeux à la lumière de la foi; son père demeura opiniâtrement attaché à ses superstitions païennes. Le séjour de saint Martin à Pavie lui fournit l'occasion de combattre l'Arianisme qui triomphait alors dans toute l'Italie, grâce au crédit et à l'influence de la cour. La secte se croyait tout permis. En guise d'arguments, elle ne se faisait pas faute d'employer la violence. Un jour le confesseur de la foi catholique fut appréhendé par les soldats, traîné sur la place publique et battu de verges. Après ce supplice, on le bannit de la cité. Martin prit héroïquement le chemin de Mediolanum pour venir, en face de l'évêque intrus Auxence, soutenir la divinité du Verbe. Bientôt le prélat arien obtenait contre lui un ordre de bannissement, et le soldat de Jésus-Christ fut obligé de chercher un refuge dans l'île déserte de Gallinaria 1. Un prêtre catholique l'avait accompagné sur ce rocher sauvage. Là, les deux proscrits vivaient de racines, de mousses et de lichens. Un jour ils faillirent s'empoisonner avec de l'ellébore, dont ils avaient mangé sans défiance. Martin se mit en prières et le poison fut inoffensif. Cependant la nouvelle du retour de saint Hilaire à Poitiers lui parvint dans sa retraite. Le disciple était décidé à affronter tous les périls pour rejoindre son maître. Martin, dans l'espoir de rencontrer le grand évêque à Rome, se détermina à se rendre dans cette ville en dépit des espions qui pouvaient l'y reconnaître. Hilaire n'avait fait que traverser la cité pontificale; il n'y était plus quand saint Martin y arriva. Ce fut donc à Poitiers que les deux saints

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1.L'île Gallinaria, rocher désert, porte aujourd'hui le nom d'Isoletta d’Albenga.

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purent se donner le baiser de paix, après une si longue et si cruelle séparation. Quelques jours plus tard Martin, conduit par son illustre ami, venait avec un seul disciple, fonder à Locociagum (Ligugey), le premier monastère qui ait été construit dans les Gaules (360).

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