St Jérome 2

Darras tome 11 p. 203

 

§ IV. Saint Jérôme et Rufin.

 

43. En terminant ce bouquet, rapidement cueilli parmi les fleurs du désert chrétien, nous invitons le lecteur à comparer l'état actuel de l'Egypte musulmane, avec la prospérité féconde dont elle jouis­sait au IVe siècle. On a tant redit, de nos jours, que monachisme et fainéantise étaient synonymes! Eh bien ! voilà les faits. L'histoire
en main, nous rencontrons partout les prodiges du travail accom­pagnant les prodiges de la vertu, sous l'influence des ordres reli­gieux. Saint Jérôme et Paula, avec leur colonie de nobles romaines

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visitèrent les établissements de Nitrie, de Scété et des Cellules. Ce fut sur ce modèle que s'élevèrent les monastères fameux de Bethléem, les uns pour les hommes, sous la direction de saint Jérôme, les autres pour les femmes, sous la conduite de sainte Paula. L'illustre docteur, retiré dans une grotte voisine de celle de la Nativité, écrivait à saint Augustin : « Je me tiens caché dans cette caverne, devenue pour moi le paradis. J'y pleure mes fautes, en attendant le jugement. » Au lieu d'occuper son temps à tresser des corbeilles, comme les solitaires de la Thé-baïde, Jérôme étudiait l'hébreu, le chaldaïque et le syriaque ; il achevait, sur les textes originaux, la traduction de la Bible. Les rabbins les plus distingués de Tibériade et de Lydda l'ai­daient de leurs conseils. D'ailleurs, ils se faisaient chèrement payer. Barrabas, l'un d'eux, mit ses leçons à plus haut prix que les autres. Il faut dire aussi que la fréquentation de Jérôme l'exposait à toute l'animadversion des juifs, ses coreligionnaires. Un jour, il faillit être lapidé par eux, sous prétexte qu'il trahissait la cause d'Israël, en communiquant la science sacrée à un docteur des Goïm (Gentils). De son côté, Jérôme voyait d'indignes calomnia­teurs publier partout sa prétendue apostasie. « Le secrétaire du pape Damase, disait-on, est devenu un digne membre de la syna­gogue de Satan. A l'exemple des Juifs, ses amis et ses maîtres, il préfère Barrabas à Jésus-Christ! » Sans se décourager devant les efforts de la haine et de l'envie, Jérôme poursuivait, avec une ardeur infatigable, l'œuvre qu'il avait entreprise. Ses austérités et ses jeûnes étaient dignes de Nitrie et de Scété. Il ne prenait qu'a­près le coucher du soleil l'unique repas de la journée, et ce repas consistait en un peu d'herbes cuites à l'eau et un morceau de pain cuit sous la cendre. Jamais de viande, ni de vin. Levé dès l'au­rore, il partageait ses heures de prière comme elles l'étaient déjà de son temps pour les clercs, selon la règle que nous avons vue suivie à Milan par saint Ambroise.  Le reste du temps, et la majeure partie de la nuit, étaient employés à l'étude. Jérôme ne reculait devant aucun travail. Les habitants de Bethléem le supplièrent d'ouvrir une école de grammaire pour l'éducation de leurs enfants.

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   Le grand docteur y consentit. C'était un genre d'apostolat qui de­vait être fécond en fruits de salut, pour les jeunes intelligences dont la direction lui serait confiée. Bientôt, les disciples accou­rurent de tous les points de l'Orient, et se pressèrent aux leçons de cet illustre maître. Jérôme ne crut pas que la vision célèbre, dont nous avons parlé précédemment 1, dût l'empêcher d'expliquer Homère, Cicéron, Platon et Virgile, à ses jeunes néophytes. L'en­vie s'attacha de nouveau à cette conduite de Jérôme et l'incrimina avec une âpreté sans égale. « Nierez-vous, lui disait un de ces ca­lomniateurs, que, dans un portefeuille, laissé par mégarde à Jéru­salem, où vous étiez alors, on ait trouvé un dialogue de Platon, traduit en latin par Cicéron? Etait-ce donc là ce que vous aviez juré au tribunal de Dieu, dans la vision fameuse où le juge suprême vous reprochait d'être cicéronien?» — «Les gens qui m'attaquent, répondait Jérôme, ne lisent pas plus la Bible qu'ils n'ont lu Cicéron ni Platon. Ils auraient trouvé, dans Moïse et les prophètes, plus d'une chose empruntée aux livres des Gentils. Et qui donc peut ignorer que Salomon proposait des questions aux philosophes de Tyr et ré­pondait aux leurs? Saint Paul lui-même n'a-t-il pas cité, dans son épître à Tite, un vers d'Epiménidel? N'a-t-il pas, dans sa première épître aux Corinthiens, inséré un vers de Ménandre3; et enfin, dans son discours à l'Aréopage, au milieu de l'Agora d'Athènes, n'a-t-il pas emprunté en témoignage la fin d'un vers hexamètre d'Aratus 4? Et que dirais-je des docteurs de l'Église ? Ils sont tous

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1 Cf. tom. X de cette Histoire, pag. 410.

2. Le vers d'Epiménide auquel saint Jérôme fait ici allusion a été en effet textuellement reproduit par l'Apôtre (TiL, I, 12) :

KpîjTeç àôî «J/î-jctoci, -/.ara 8ï]pïa, yaazéptç âpyaf. Cretoises semper mendaces, malce bestiœ, ventres pigri.

3. Le vers de Ménandre, emprunté par saint Paul (1 Cor., SÎJ, est celui-ci
•fScJpo'jciv ?|8ïi x?T(Tt' ô(it>.îat xaxaî.
Corrumpunt mores bonos colloquia mala.
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4. L'hémistiche d'Aratus, cité par saint Paul, dans son diicour» à I'Aréopage (Act. Apost., xvn, 28), est celui-ci :

TûO yàp y.ai y^v°î Ètrjièv. Ipsius enim et genus sumus.

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nourris des anciens qu'ils réfutaient. Ces grands hommes avaient appris de David qu'il faut arracher le glaive aux mains de l'ennemi et couper la tête de Goliath avec son propre poignard. Ils avaient lu, dans  le Deutéronome. ce précepte du Seigneur» «Vous raserez la tête de la femme captive; vous lui couperez les sourcils et les ongles; vous lui ferez quitter ses vêtement étranger, et vous pour­rez alors en faire votre épouse 1. » Et que fais-je donc autre chose, lorsque, commentant la littérature profane, je transforme son élé­gance et sa beauté, et les consacre comme des captives au service du Dieu d'Israël 2? » Toutes ces critiques injustes ne détournaient point Jérôme de sa grande œuvre. Dans le cours des quatre années 392 à 396, il publiait successivement la traduction du livre des Rois, d'Esdras et de Néhémie, des Psaumes, de Job, des Pro­verbes, du Cantique des Cantiques, de la Sagesse, d'Isaïe, Ézéchiel, Jérémie, Daniel, et des douze petits Prophètes. Il les faisait suivre de deux ouvrages infiniment précieux pour l'exégèse biblique : le Traité des lieux et des noms hébreux, et celui des Questions hébraïques, Questions hébraïques, où toutes les difficultés de géographie, de chronologie et d'étymologie étaient élucidées. L'envie s'acharna encore sur ces travaux, d'une érudition gigantesque. Hélas ! à quoi l'envie ne s'attaque-t-elle pas? On disait donc que le solitaire de Bethléem pillait impi­toyablement les Hexaples d'Origène, les commentaires d'Eusèbe de Césarée, et qu'il se faisait une gloire posthume, au détriment de ses devanciers. Saint Jérôme, à tort selon nous, crut devoir répondre à ces insectes haineux dont les piqûres irritaient son génie. La meilleure réponse qu'il aurait pu leur faire, eût été le silence. Des travaux sérieux, consciencieusement entrepris et laborieusement exécutés, se défendent d'eux-mêmes contre une malignité jalouse et impuissante. Saint Jérôme ne fut pas de cet avis. Voici ce qu'il répondait, dans la préface des au moine Luscius (le Louche). « Incriminé comme Térence, dit-il, je vais l'imi­ter un peu et faire  aussi mon prologue 3. Un certain Lucius

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1 Deuter., xxi, 10-13. — 2. S. Hieronym., Epist. Lxx ad Magnum oralor. urbit Romœ; Pair, lat., tom. XXII, col. 064-663. — 3. Allusion au prologue de Térence, dans l’Andrienne.

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Lanuinus, évidemment l'ancêtre de notre Luscius, accusait Térence d’avoir volé le trésor public de la littérature, en pillant les œuvres de Ménandre et des autres poètes grecs. Virgile, le cygne de Mantoue, fut aussi traité de spoliateur, pour avoir glissé dans ses chants quelques vers d'Homère. Il répondait triomphale­ment : « Oui, mais il faut être fort pour arracher la massue aux mains d'Hercule!» Le même reproche fut adressé au grand Cicéron, le soleil de la langue latine, ce roi des orateurs, qui plane au sommet de l'éloquence romaine. On lui intenta, comme à un con­cussionnaire, une action en revendication de la part des Grecs. Que suis-je, moi, à côté de tels hommes, dont la gloire devait écraser l'envie, et que l'envie a tourmentés dans leur gloire? Je puis me consoler, obscur et petit comme je suis, d'entendre gro­gner autour de moi l'immonde troupeau des jaloux, qui veulent fouler aux pieds les perles, afin que personne ne les ramasse. Ou plutôt je prends mon parti, je travaille, j'interprète les Écritures, et me soucie peu des fantômes et des larves, dont la nature est, dit-on, de murmurer la nuit dans quelque coin, pour faire peur aux petits enfants1. »

 

44. Cependant, l'établissement provisoire dans les grottes de Bethléem s'était peu à peu converti en un vaste monastère, bâti à mi-côte et muni d'une tour de refuge, précaution qui n'était pas superflue à une époque d'invasions perpétuelles. Sous la protection de cette tour, un hospitium immense avait été cons­truit pour les pèlerins, les étrangers, les visiteurs et les pauvres. « Si Joseph et Marie daignaient revenir à Bethléem, disait Paula, il y aurait cette fois une place pour eux dans le diversorium 2! » Au-dessous du monastère des religieux, Paula établit dans la plaine celui des femmes. Mais il fut bientôt insuffisant, et il fallut en cons­truire deux autres. L'affluence devenait de plus en plus considé­rable, au point que l’hospitium, la tour de refuge, le bâtiment des hommes, tout était tellement plein que Jérôme écrivait : « La multitude romaine semble s'être donné rendez-vous à Bethléem. Si

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1 S. Hieronym., Quest. hebraîc, Prœfat.; Pair, tot, tom. XXiil, col. 935.~ 2. S. Hieronym., Epist. ixsxw.

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208 PON'rmc.vx de saisi' aâ^stash; i (ub'L)--iLii).

 

Joseph et Marie revenaient, ils auraient autant de peine à se loger que la première fois ! » La prière et l'étude se partageaient les heures, dans cette florissante retraite. Bien que la règle générale fut celle des cénobites, les reclus travaillaient et mangeaient isolé­ment, mais ils faisaient l'oraison en commun. Le signal de la prière était donné au chant de l’alleluia. 'alleluia C'était comme le prolongement des concerts angéliques, autour de la grotte de la Nativité, létait devenu le cri de famille des solitaires de Bethléem. On écri­vait de Rome à Paula, que sa petite-fille, née du mariage de Toxotius avec Lœta, et portant le même nom que sa grand'mère, commençait déjà à balbutier la première parole qu'on lui eût apprise : l’alleluia. Les heures canoniales des matines, à minuit; prime, au lever de l'aurore ; tierce, à neuf heures du matin ; sexte, à midi; none, à trois heures; vêpres, au coucher du soleil, étaient régulièrement observées. On y psalmodiait le Psautier, divisé de telle façon que chaque jour il était récité intégralement. Chacun était tenu de le savoir par cœur, et d'apprendre en outre chaque jour quelque autre passage des Écritures. C'est ainsi que se réali­saient le précepte et l'exemple de Paula. dont l'Écriture faisait l'unique élude : Et somno cadentem pagina sancta suscipiat. La psal­modie et l'oraison se faisaient dans les chapelles des quatre mo­nastères. Mais on n'y célébrait point le saint sacrifice. Bien que Jérôme fût prêtre, ainsi que Vincentius, qui était venu de Rome avec lui, «ces deux modèles d'humilité, dit saint Epiphane, ne vou­laient point exercer les fonctions sacerdotales. Ils s'en croyaient mo-  destement indignes1.» Chaque dimanche, toutes les communautés se rendaient processionnellement à l'église de Bethléem, pour y assister avec les autres fidèles aux divins offices. Les prêtres de cette église appartenaient à la juridiction de l'évêque de Jérusa­lem; ils étaient chargés de la direction spirituelle des religieux et des religieuses.

 

45. La Palestine et le monde entier applaudissaient à ces mer­veilles de sainteté, de science et de mortification. Il y avait cepen-

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1. S. Epipb., Epitl. ad Joann. Hierosol:; Pair, grac, loin. J.LII1, col. 381.

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dant, à Jérusalem, un prêtre, un moine, que la réputation de Jérôme et les succès de sa pieuse colonie blessaient profondément. Par une coïncidence singulière, cet envieux avait passé jusque-là et avait réellement été, depuis vingt ans, l'un des plus ardents admirateurs
et l'ami le plus dévoué de saint Jérôme. C'était Rufin, ce moine d'Aquilée, que Jérôme avait jadis connu en Dalmatie, et avec lequel il avait noué des relations d'amitié et d'estime réciproque, qui devaient se terminer par une éclatante division. La jeunesse de Rufin  ne fut pas, comme celle de Jérôme, nourrie dans
l'étude et les lettres. Né, vers 345, d'une famille pauvre des envi­rons d'Aquilée, Rufin ne commença son éducation littéraire, dans le monastère de cette ville où saint Jérôme fut élevé lui-même, qu'après avoir déjà passé l'âge de l'adolescence. Mais il racheta, par un travail sérieux et assidu, les lacunes de ses premières années. Il se fit lui-même : et, à force de persévérance, il devint l'un des
historiens ecclésiastiques les plus estimés. La différence de carac­tère et de génie, entre saint Jérôme et lui, n'en demeura pas moins tranchée. Ce qui était chez l'un le fruit spontané d'une nature vraiment littéraire, féconde en aperçus nouveaux, pétillante de saillies, étincelante de verve et parfois même excessive dans sa su­rabondance , était chez l'autre le produit lent et pénible d'un
labeur toujours soutenu, toujours fructueux, mais toujours diffi­cile. Rufin avait d'ailleurs illustré par sa vertu le nom qu'il s’était fait dans la science sacrée. Devenu prêtre, il avait exécuté, à Jé­rusalem, quinze ans avant saint Jérôme, ce que celui-ci entrepre­nait à Bethléem. De concert avec sainte Mélanie, il avait visité les Thébaïdes, à l'époque où Valens, dans sa fureur arienne, venait de donner l'ordre d'enrôler tous les solitaires dans les cadres de l'armée impériale. Plus de cinq mille de ces proscrits furent nour­ris au désert, par ses soins, aux frais de l'illustre patricienne. Arrêté avec elle pour crime de rébellion, il ne put, comme elle, invoquer les titres consulaires de sa famille pour échapper aux persé­cutions du gouverneur. Il réussit pourtant à se dégager de ses mains   et ne quitta les solitudes de Nitrie, théâtre de sa charité, qu'après les avoir vues refleurir en paix et y avoir éteint les germes de dis-
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p210 PONTIFICAT  DE  SAISI  ANASTASB  I  (399-401).

 

sension religieuse que le schisme paulinien d'Antioche et les con­troverses des Pneumatomaques y avaient fait éclore. Avec sainte Mélanie, il était revenu (383) se fixer à Jérusalem. Un monas­tère d'hommes fut établi sur le mont des Oliviers, et se vit bientôt peuplé d'une foule de religieux. Mélanie prit la direction d'un second monastère, bâti pour les femmes, au pied de la mon­tagne sainte. Jérôme inscrivait cet événement dans le Chronicon qu'il publiait à cette époque, et appelait Mélanie : « Une autre Thécla, qui renouvelait les prodiges de sainteté du siècle apos­tolique. »

 

46. Or, en 392, quand saint Jérôme fut venu, à son tour, avec Paula, Eustochium, et toute une nouvelle colonie de moines et de religieuses, s'établir à Bethléem, la fondation de Rufin perdit un peu de son prestige et s'éclipsa devant l'institution naissante. C'est le sort de toutes les choses humaines. Rufin ne s'avoua peut-être pas le sentiment de secrète envie qui lui mordait le cœur. Peut-être, car les passions sont ingénieuses à se tromper elles-mêmes, peut-être croyait-il que l'antériorité créait un droit exclusif dans le gouvernement des âmes, comme dans les codes civils, et que nul ne devait élever de monastères à Bethléem, parce qu'il en avait lui-même fondé deux à Jérusalem. Quoi qu'il en soit, une lutte d'influence, sourde d'abord, mais réelle, commença à se dessiner entre les établissements monastiques du mont des Oliviers et ceux de la grotte de la Nativité. Une nouvelle édition de la Chronique de saint Jérôme parut. La phrase élogieuse, consacrée primitivement à sainte Mélanie, en avait été retranchée. Dans le même temps, saint Jérôme publiait son catalogue des hommes illustres : Liber de viris iliustribus1. On y remarquait une foule de célébrités contemporaines, encore vivantes, telles que : Phœbadius, évêque d'Agen, Didyme d'Alexandrie, Optât de Milève, Epiphane de Salamine, Ambroise de Milan, Jean Chrysostome, etc. Le nom de Rufin ne figurait point parmi ces illustrations d'origine et denationalité diverses. On remarqua cette absence, d'une part, et la

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1. S. Hieronym,, Pair. Jat., tom. XXIII, col. 602-720.

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radiation du nom de sainte Mélanie, de l'autre, comme des symtômes de discorde. Les ouvrages du solitaire de Bethléem avaient alors une vogue dont celle de Sulpice-Suvère pourrait à peine nous donner l'idée. Jérôme avait beau supplier ses amis de ne pas com­muniquer ses ouvrages. « Gardez ceci pour vous, mandait-il à l'un d'eux, et faites en sorte que les envieux ne l'aperçoivent pas. »        -

« Lisez.-moi en cachette, écrivait-il à un autre, et sauvez-moi du public. Ne donnons pas d'indigestion à ceux qui n'ont pas faim. Quant aux impuissants qui crient toujours contre les auteurs sans rien produire eux-mêmes, leur critique me devient insuppor­table. » Malgré ces recommandations, les livres de Jérôme se répandaient par tout l'univers. On les  arrachait  aux  libraires d'Alexandrie, de Rome et de Constantinople. Les copistes ne suffi­saient pas à les reproduire. Tous les échos de la renommée s'en préoccupaient, avant même qu'ils eussent paru;  des bords du Rhin à ceux de l'Euphrate, on s'abordait en se demandant : « Que fait Jérôme? »

 

47. Ce n'était pas pour obéir à un sentiment de mesquine jalousie, ni de ressentiment personnel, que l'illustre docteur avait supprimé l'éloge de sainte Mélanie dans le nouveau texte de sa Chronique, et omis celui de Rufin, dans le De viris illustribus. Un fait plus grave venait de se produire, intéressant non pas seulement l'amour-propre individuel, mais la foi elle-même dans ce qu'elle avait de plus fondamental. Nous avons parlé précédemment des erreurs doctrinales renfermées dans les écrits d'Origène 1 soit qu'elles eussent été réellement enseignées par ce grand homme soit qu'elles fussent le fait des hérétiques qui avaient plus d'une fois et notoirement interpolé ses ouvrages. Depuis un siècle, la ré­putation d'Origène avait considérablement grandi. Son nom était revendiqué par les Alexandrins, comme une gloire nationale. Ses commentaires sur l'Écriture étaient lus quotidiennement par les moines des Thébaïdes. On se rappelle 1 que quatre points principaux résumaient les erreurs répandues dans les ouvrages

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1.                   

2.         f, tom. VIII de cette Histoire, pag. 81-113.

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d'Origèns : 1° La préexistence des âmes ; 2° la non éternité des peines de l'enfer; 3° la non résurrection des corps; 4° enfin le symbolisme absolu de l'Ancien Testament, dont la parole devait toujours être interprétée dans un sens allégorique et jamais dans le sens littéral. Ce fut surtout ce dernier point qui suscita, dans les monastères de Nitrie, vers l'an 392, les plus vives controverses. Les partisans de l'Origénisme soutenaient que les Écritures ne sont qu'un symbole perpétuel, dont l'Esprit de Dieu révèle à cha­cun, selon ses mérites et sa science, le secret véritable. Les adver­saires, répondant à une exagération par une autre non moins condamnable, prétendaient que tout, dans l'Écriture, doit être pris au pied de la lettre. La discussion se concentra tout entière sur les paroles fameuses de la Genèse : « Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance 1. » — On ne saurait trouver, disaient les Origénistes, une justification plus complète du système symbolique qu'il faut appliquer à l'Écriture. A moins de prétendre que Dieu a une forme matérielle, dont le corps humain serait une image et une reproduction en raccourci, il est impossible d'en­tendre ce passage de la Genèse selon le sens étroit de la lettre. — Cette conclusion était juste et vraie. Mais les adversaires étaient loin de vouloir en convenir. Au lieu d'admettre cette observation pour un passage en particulier, comme ils avaient la certitude que le principe du symbolisme était faux dans son application géné­rale, et en cela ils étaient à leur tour dans le vrai, ils s'obstinèrent à maintenir que même le texte genésiaque : Faciamus hominem ad imaginem et similitudinem nostram, devait être entendu au pied de la lettre. L'histoire de l'Ancien Testament, disaient-ils, est pleine des manifestations divines faites aux patriarches et aux prophètes. Chaque fois que Dieu s'est révélé de la sorte à ses serviteurs, il leur est apparu sous une forme humaine. Sans doute, nous ne prétendons pas que cette forme fût matérielle et grossière, comme notre corps mortel. Nous savons qu'un esprit n'a pas d'organes. Mais il n'en est pas moins vrai que la forme sous laquelle Dieu

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1. Gen. I, 26.

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s'est constamment manifesté, est celle-là. Donc, avec la différence qui doit toujours être réservée entre l'esprit et la matière, nous maintenons que, dans un mode bien plus relevé que celui que nous pouvons comprendre, Dieu est réellement le type substantiel dont l’homme reproduit la ressemblance et l'image. C'est ainsi que nous comprenons le mot de la Genèse, et que nous lui conservons son sens littéral. — On donna le nom d'Anthropomorphites à ces adversaires outrés de l'Origénisme, qui, pour éviter une erreur, tombaient dans une autre non moins grave. Le fameux solitaire, Sérapion le Sindonite, dont nous avons plus haut retracé les austérités et les vertus, était d'abord anthropomorphite. Lorsque le patriarche d'Alexandrie, dans une lettre-circulaire adressée à tout le clergé séculier et régulier de l'Egypte, eut solennellement condamné cette hérésie, Paphnuce, l’abbas du Nitrie, communiqua cette sentence à ses religieux. Sérapion, et il n'était pas le seul, protesta contre la décision archiépiscopale. Elle était, disait-il, contraire à la tradition, et subversive des vrais principes. Paphnuce soutenait la thèse opposée; mais ses arguments n'eurent aucun effet sur l'esprit de Sérapion. La discorde régnait donc dans les royaumes de la paix et parmi ces hôtes du désert, dont la plupart étaient des saints. Tant il est vrai que l'autorité hiérarchique et doctrinale est nécessaire dans l'Eglise, sous peine de voir s'éteindre le flambeau de la foi ! Ajoutons, comme observation accessoire, que les solitaires de Nitrie et de Scété, tout en tressant leurs nattes de palmier et leurs corbeilles de jonc, ne restaient étrangers à aucune des questions philosophiques, intellectuelles et religieuses qui agitaient leur époque, et que ces artisans, au métier en apparence vulgaire, étaient réellement l'élite des intelligences contemporaines. « Or, dit Cassien, pendant que le Sindonite était dans ces dispositions, et qu'on ne parlait de rien moins que de se séparer de la communion du patriarche d'Alexandrie, un diacre Cappadocien, fort savant, du nom de Photinus, arriva à Nitrie. Sa réputation théologique l'avait devancé au désert. Paphnuce l'ac­cueillit avec une vive allégresse, et le pria d'exposer, le dimanche suivant, en présence de tous les frères réunis, la vérité sur la con-

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214 rOSTIFICAT  DE   SAINT  AKASTASE   I   (399-401).

 

troverse actuelle, Photinus y consentit. Ce fut une circonstance vraiment solennelle. Tous les cénobites de Nitrie et de Scété, tous les ermites des Cellules étaient réunis. Paphnuce, s'adressant au diacre, lui posa cette interrogation : Comment les églises catho­liques de l'Orient, que vous avez parcourues, expliquent-elles le mot de la Genèse : Faciamus hominem ad imaginera et similitudinem nostram? — Photinus répondit que non-seulement les églises orien­tales, mais toutes celles de l'Occident, et en premier lieu celle de Rome, étaient unanimes à interpréter ces paroles non pas dans le sens littéral qui donnerait à Dieu une forme substantielle, une figure visible, un corps même spiritualisé, ayant quelque ana­logie avec le nôtre, mais dans le sens uniquement spirituel qui investissait l'âme humaine, en premier lieu, de la domination réelle sur le monde terrestre, image de la domination souveraine de Dieu sur la création tout entière, et en second lieu, des facultés intellectuelles de la volonté, de la raison et de l'amour, ressem­blance éloignée, mais réelle, avec l'auguste Trinité. Photinus parla longtemps et fort éloquemment dans ce sens. Au milieu de son discours, Sérapion, fondant en larmes, vint se prosterner devant toute l'assemblée, et, frappant sa poitrine : J'ai péché, dit-il. Je confesse mon erreur. Mais, hélas! je l'avoue, on vient de m'enlever l'image de mon Dieu! Comment l'adorerai-je maintenant?». — Si quelque jeune théologien était tenté de sourire, en en­tendant cette simple et naïve exclamation, nous le prierions de réfléchir que probablement il n'a jamais été honoré de l'une de ces manifestations surnaturelles où Dieu se révèle à ses servi­teurs ; tandis que le patriarche de Nitrie, comme autrefois Abra­ham, Isaac et Jacob, avait souvent eu le bonheur de voir Dieu face à face, et de converser avec lui sous la forme humaine, la seule accessible à notre faiblesse, et que le Seigneur empruntait pour lui parler. L'exemple de Sérapion le Sindonite entraîna la conver­sion de tous les Anthropomorphites de la Thébaïde. Mais les mo­nastères de l'Heptanomide, voisins d'Alexandrie, se montrèrent moins dociles. Ils éclatèrent unanimement contre la circulaire du patriarche et traitèrent celui-ci d'hérétique et d'apostat.

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