St Jean Chrysostome 21

Darras tome 11 p. 502

 

32. Chrysostome disait donc à tout son peuple réuni dans l'Anas­tasie : « C'est une grande joie pour le laboureur de promener le soc de la charrue sur un champ couvert d'épines et de ronces.

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1. psalm., xlViii, 17.

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p503 CHAP.  IV. «» COXCILIÀBULE  DU  CHÊXE.      

 

il défonce le sol, il en extirpe les plantes parasites, puis il sème le bon grain dans les sillons amendés, et rien ne fait obstacle à leur germination ni à leur croissance. Le semeur évangélique fait de même. Il lui faut pour la parole divine des cœurs préparés, des âmes attentives, que le tumulte extérieur, le retentissement des bruits de ce monde n'atteignent pas. Telle est en ce moment ma joie et ma volupté sainte. Vous êtes un champ bien préparé. Je l'af­firme, et pourtant je ne saurais lire dans le fond de vos consciences. Mais vos regards fixés sur mes lèvres, votre attitude recueillie, le silence général, tout m'assure que je ne me trompe point. Si chacun de vous pouvait parler, il me dirait: Semeur, répands ton grain céleste. Nous voulons tous le recueillir et le faire fructifier dans notre âme. Les préoccupations du siècle ne nous en empê­cheront pas. — Tels sont vos sentiments unanimes. Ils m'imposent à moi-même des efforts de plus en plus redoublés. Avec la fécon­dité du champ s'accroît la sollicitude du laboureur. Or, l'Écriture est un champ qui grandit non pas seulement par la science du docteur, mais par le génie de l'auditoire. Donc bienheureux êtes-vous, et bienheureux moi-même, d'avoir, vous à me dépasser toujours, moi à ne jamais rester inférieur à votre niveau! « Bien­heureux , dit l'Écriture, celui qui parle à des oreilles qui l'en­tendent1. — Bienheureux, disait le Sauveur, ceux qui ont faim et soif de la justice2 ! » C'est donc sur vous, mes bien-aimés, sur vous tous, rassemblés dans cette enceinte, que se concentrent en se moment mes pensées et mes affections. — Mais les autres, où sont-ils? — Au forum, à leurs affaires, à leur fortune. Esclaves de la chair, ils sont occupés à servir la chair, leur dure maîtresse : pendant que vous, les affranchis du Christ, vous travaillez libre­ment à décorer de vertus votre âme libre. Si je pouvais interpeller l'un de ces esclaves de la chair, je lui dirais : 0 homme, où vas-tu? — Sur la place publique. — Qu'y fais-tu? — J'attends l'occasion de ramasser un peu de boue et de fange. — Infortuné, viens à moi. Je te donnerai la perle sans prix et le parfum de l'immorta-

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1.  Eccli., six, 13. — 2. Jlatth., t, 6.

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lité. Pourquoi entasser sans fin des pièces d'or qui te glissent dans les doigts? Pourquoi te courber sans repos ni trêve sous la tyran­nie de l'avarice ? Pourquoi briguer des magistratures, des dignités qui passent si vite? Pourquoi t’embarrasser dans ces préoccupa­tions matérielles qui existent aujourd'hui et ne seront plus demain ? La fleur sans le fruit, l'ombre sans le corps, l'éphémère sans la réa­lité, voilà ce que tu poursuis; et tu ne songes point à ce qui subsiste et demeure éternellement! « Toute chair est pareille au brin d'herbe de la prairie, toute gloire humaine est semblable à la fleur des champs. L'herbe se dessèche, la fleur tombe, mais la parole du Seigneur reste pour l'éternité 1. » Tu regorges de biens? Qu'importe à ton âme? Plus tes coffres sont pleins, plus ton âme est vide. Tu amasses des feuilles, tu négliges le fruit. De grâce, quel profit en résultera-t-il pour toi? Tu as des trésors, il te faudra les quitter; des dignités et des charges, elles ne te vaudront que la haine des envieux. Viens donc écouter les paroles de la véritable Sagesse, viens expier tes péchés par la pénitence, déposer le fardeau de tes iniquités, soulager ta conscience, décharger ta pensée et ton cœur. Viens ici homme, tu sortiras ange2! — Je sais les objections qu'on voudrait me faire. Voici que dans la même rue passe un puissant du siècle; il est à cheval, le harnais de ce cheval est d'or massif; le cavalier a pour escorte une foule de satellites qui épient l'honneur d'un regard du maître. Le tourbillon s'envole et, sur le bord du chemin, un pauvre, dans sa nudité ou ses haillons non moins abjects, étale sa misère. Ce double spectacle exalte les cœurs. On veut être riche, et en attendant on déteste ceux qui le sont. On frissonne à la vue du pauvre et l'on se promet à tout prix d'éviter l'écueil de l'indigence. Mais un roi s'approche, c'est David. Écoutez ce qu'il vous dit : « Ne tremblez point, lorsqu'un homme est devenu riche et que la gloire de sa maison s'est accrue. Il mourra un jour sans rien emporter de sa puissance, et son faste descendra avec lui dans la tombe 3. » — Ah ! me dites-vous, c'est

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1. Isa., IL, 6. — 2. S. Joua. Chrysost., In psalm. XLviIJ, n" 1 ; Pair. grcM.t om. LV, col. 493, 500. — 3. Psalm., xlviii, 17, 18.

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là un sage conseil, facile à donner, glorieux pour qui le prêche. Mais le moyen de ne pas craindre un puissant, de ne pas redouter sa colère, de ne pas succomber sous les coups de sa vengeance? Voilà ce qu'il faudrait nous apprendre. — Mes bien-aimés, son­gez-y. La richesse des hommes participe à la caducité de la nature humaine. Qu'est-ce que l'homme? Une frêle créature qui vit peu de temps, et disparaît sans retour. Or, les richesses que l'homme peut accumuler, sa puissance, ses dignités, ses charges, sont de même. Que dis-je? Non, elles sont plus éphémères encore. Souvent en effet elles disparaissent avant lui et n'ont même pas la patience de le suivre jusqu'à son heure dernière, si prochaine cependant. Ai-je besoin de dire ces choses dans une capitale qui compte d'innombrables exemples de la fragilité des fortunes humaines, qui a tant vu de dignités humaines englouties, perdues, anéanties avant leur possesseur? Qui de vous ne les a connus, ces puissants, ces riches, endormis le soir dans l'abondance et se réveillant le matin dans l'opprobre et la détresse? Cessez donc de me dire : Voyez un tel ; il est couvert de pourpre, les parfums de l'Arabie embaument son palais ; ses esclaves sont des rois. — Est-ce donc à cet éclat extérieur et factice que votre regard s'arrête? Si je pouvais, sous ces bril­lants dehors, vous ouvrir la conscience de ce puissant, de ce riche, si je pouvais sous vos yeux mettre à nu les agitations, les inquié­tudes, les tourments qui le dévorent, vous comprendriez la folie de l'ambition et de l'amour désordonné des richesses. Je vous l'ai redit bien souvent, mais je ne connais rien qui traduise mieux ma pensée. La face de ce monde est pareille à celle d'un fleuve dont les ondes, miroir trompeur, ont déjà disparu quand on les regarde. « Ne tremblez donc pas devant le riche, et ne vous laissez point éblouir par l'éclat de sa gloire. » En vérité, que pourriez-vous en redouter? C'est un arbre qui n'a que des feuilles, nul fruit. Vous le craindriez, lui dont l'amertume ronge le cœur, dont la vie est une perpétuelle angoisse, dont chaque pas est accompa­gné de terreurs ! Si vous avez un serviteur dans votre maison, quand vous êtes absent ce serviteur se sent à l'abri de l'œil du maître. Mais le riche porte partout avec lui son maître, son tyran,

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je veux dire son avarice, qui ne l'abandonne ni jour ni nuit. Pa­rents, amis, domestiques, tout est pour l'avare un sujet de défiance et d'alarmes. Ses envieux, ses bienfaiteurs eux-mêmes lui sont autant d'ennemis. Car c'est le propre de la richesse de multiplier autour d'elle les envieux et les jaloux. Le pauvre ne saurait guère avoir d'ennemis. Nul ne songe à lui envier sa misère ni à lui reprocher la patience qu'il peut avoir. Mais le riche, tra­vaillant sans cesse à étendre sa fortune ou sa puissance, devient comme le point de mire de toutes les convoitises rivales. C'est une sorte d'ennemi public contre lequel chacun conspire, bien qu'à son approche le sourire soit sur tous les visages et la flatterie sur toutes les lèvres. Vienne ensuite le vent de l'adversité qui secoue toutes les feuilles de l'arbre, la scène change soudain et les masques tombent. Les faux amis se découvrent, la tourbe des adulateurs se disperse. Les éloges se changent en un chœur d'imprécations. Le scélérat, le fourbe, le concussionnaire! Voilà ce que crie plus haut que tout le monde le parasite de la veille. Quoi ! ne flattais-tu pas hier cet homme que tu insultes aujourd'hui, ne lui baisais-tu pas les mains, ne léchais-tu pas les miettes de sa table? — Moi! répondra-t-il. C'est possible. Mais c'était le jeu de la comédie. Aujour­d'hui que la farce est jouée, je cesse d'être acteur et je dis la vérité. — Telles sont pourtant, mes bien-aimés, les réalités de cette vie. Et si je parle ainsi, ce n'est pas, je vous l'ai répété mille fois, ce n'est pas que je condamne les richesses, non, mais seu­lement l'abus qu'on en fait. La richesse est bonne en soi, à la condition d'être accompagnée d'œuvres qui la sanctifient. Et quelles sont ces œuvres? L'aumône, la miséricorde, la piété qui soulagent le pauvre et secourent l'indigence. « J'étais l'œil des aveugles, le pied des boiteux, le père des orphelins 1, » disait le saint homme Job. Il avait ainsi trouvé le secret d'allier la richesse à la vertu. « Ma maison, ajoutait-il, fut toujours ouverte pour l’hospitalité 2. » Tel est en effet le ministère providentiel des richesses véritables. Parmi les riches, il en est qui ne songent qu'à

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1. Job, xxix, 15, 16. — 2. ld., xxxr, 3î.

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ajouter sans cesse à leurs domaines ; d'autres, au contraire, s'oc­cupent de soulager autour d'eux la détresse de leurs frères. Les premiers sont riches en amassant, les seconds sont riches en distri­buant; les uns sèment pour la terre, les autres sèment pour le ciel. Or, la distance qui sépare le ciel de la terre sépare aussi ces deux sortes de riches. Autant la haine s'accumule contre les uns, autant les bénédictions se concentrent sur la tête des autres. Le riche avare n'est pas seulement détesté par ceux à qui il refuse un bienfait, mais par une multitude d'autres qui compatissent à la détresse du pauvre. Le riche miséricordieux n'est pas seulement aimé par ceux qu'atteignent directement ses aumônes, mais par une multitude d'autres qui applaudissent à sa libéralité. C'est qu'il y a solidarité entre tous les membres de la famille humaine; ou plutôt c'est qu'il y a entre nous tous l'étroite fraternité de Jésus-Christ. Je n'ai pas été secouru personnellement, mais mon frère l'a été, et je jouis du bonheur qu'on lui a fait, absolument comme si on me l'eût procuré à moi-même. Un riche miséricordieux, c'est le port où toutes les barques vont se réfugier contre la tempête ; c'est le père de tous, le bâton des vieillards, le guide des jeunes gens, l'appui des oppri­més. De tous les cœurs s'échappent pour lui des bénédictions et des prières. Que Dieu lui rende en prospérités tout le bien qu'il fait ! Il est digne de sa fortune ; que le Seigneur la lui conserve ! Voilà ce que répètent toutes les bouches. Mais, au contraire, s'il s'agit d'un spoliateur, d'un riche avare : Le misérable ! s'écrie-t-on de toutes parts ! Le voleur ! Le traître ! — Que vous a-t-il fait ? — A moi, rien. Mais il a dépouillé mon frère. — Voilà ce que nous entendons chaque jour. Et si l'adversité frappe cette opulence inexorable, c'est à qui l'insultera dans son malheur. A votre avis, est-ce là un sort enviable? Qui de vous souhaiterait la richesse à un pareil prix? En vérité, la condition de cet homme est pire que celle d'un forçat. Le forçat n'a que le corps enchaîné, l'autre est enchaîné corps et âme. En voyant le forçat traîner lourdement sa chaîne, on éprouve un sentiment de commisération, mais l’autre on ne le plaint pas, on le hait, parce qu'il s'est volontairement choisi ses fers. — Évêque, prenez garde, me dira-t-on. Vous voilà

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encore contre les riches. — Non, répondrai-je. C'est vous qui êtes toujours contre les pauvres ! — Vous tombez à nouveau sur les spoliateurs ! me dira-t-on. — Et moi je répondrai : Vous prenez de nouveau le parti des oppresseurs contre leurs victimes. Tant qu'on ne se lassera pas de dévorer la substance du pauvre, je ne me lasserai pas de protester et de me plaindre. Je suis évêque ; vous le dites et vous le savez. Laissez-moi donc écarter le loup qui vient dévaster mon troupeau, et s'acharne contre ma brebis. Quoi! On envahira le bercail et le pasteur ne criera point! Que diriez-vous d'un berger qui ne défendrait pas ses ouailles? Or je suis pasteur d'hommes, et les hommes valent mieux qu'une brebis. Ce n'est pas à coups de pierres que je poursuis le ravisseur, c'est avec la parole que je le frappe. On plutôt je ne le poursuis ni ne le frappe, mais je le rappelle de ma voix la plus tendre, car ce ravis­seur n'est lui-même qu'une brebis égarée. Oh! qu'il revienne donc au bercail, qu'il se range de nouveau sous la houlette du pasteur! Pourquoi chercher à corrompre le troupeau, quand on devrait tra­vailler à l'accroître ? Mon frère, ce n'est pas vous que je poursuis, c'est le loup qui menace ma bergerie. Si vous n'êtes pas le loup, ou si vous cessez de l'être, je cesserai de vous poursuivre. Non. je ne prêche pas contre les riches, mais pour les riches. Je ne prêche pas contre vous, je parle au contraire en votre faveur, bien que vous ne le veuilliez pas comprendre. — Et comment cela? me dira-t-on. — Parce que je travaille à vous retirer de l'abîme de vos iniquités ; parce que je m'épuise à faire cesser vos rapines et par conséquent à changer en bénédictions les haines qui s'amassent contre vous. Vous avez péché, vous avez fait le mal; venez à moi. Avec la grâce de Jésus-Christ, je purifierai votre âme, je vous con­vertirai ; les inimitiés précédentes deviendront des amitiés indis­solubles et les terreurs actuelles disparaîtront devant une sécurité inébranlable. Si dans le passé vous avez travaillé pour la terre, dans l'avenir vous travaillerez pour le ciel. Si dans le passé vous avez exposé votre âme à la poursuite des biens périssables, dans l'avenir vous sauverez votre âme et vous acquerrez ces biens éternels dont l'œil ne saurait voir, l'oreille entendre, le cœur embras-

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ser la divine magnificence1. Voilà ce que je vous prêche. Est-ce donc le langage d'un adversaire, d'un ennemi? Ou plutôt n'est-ce point la parole du plus sage des conseillers, du plus tendre des pères. — N'importe, me dira quelqu'un. Je vous déteste! — Eh bien, moi, je vous aime du fond de mes entrailles. Je vous chéris, je chéris votre âme. Vous aurez beau me repousser, je ne vous aban­donnerai pas. Je suis votre médecin ; je veux vous guérir. Et comme Notre-Seigneur sur la croix, je ne cesserai de redire : Père, par­donnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font2. »

 

33. Telle était cette éloquence de Chrysostome, telles étaient les ardeurs de sa charité et de son zèle pour le salut des âmes. Ce magnifique discours fut travesti par les ennemis du grand orateur et l'on persuada à l'impératrice que l'homme de Dieu avait traîné dans la boue la majesté souveraine. Sur ces entrefaites, Théophile arriva à Constantinople. Il ne lui fallut que vingt jours pour nouer tous les fils de sa conjuration. Nous en avons déjà fait connaître l'odieuse trame. Quand le patriarche eut enfin obtenu d'Arcadius l'autorisation de juger Chrysostome et d'examiner canoniquement le libelle diffamatoire qu'il avait dicté lui-même aux deux diacres excommuniés, il se mit en devoir d'ouvrir enfin le fameux concile attendu depuis si longtemps. Acacius de Bérée, Severianus de Gabala, Antiochus de Ptolémaïs, ses principaux instruments, l'aidaient de toute leur influence. Ils s'étaient associés une nouvelle recrue en la personne de Porphyre, successeur du vénérable Flavien sur le siège d'Antioche. L'élection de Porphyre avait été un vrai brigan­dage. On se rappelle que la faction de Théophile avait essayé, quelques mois auparavant, de faire une enquête sur la jeunesse et les premières années de Chrysostome, dans l'espoir d'y relever des griefs qu'on pourrait faire figurer ensuite au procès. Les émissaires envoyés à Antiocbe pour ce sujet s'abouchèrent avec un prêtre, de mœurs fort décriées, nommé Porphyre. Ils ne trouvèrent pas les chefs d'accusation qu'ils cherchaient, mais en revanche Porphyre

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1. Cor., n, 9. — 2. Luc, xxm, 34 ; S. Joan. Cbrys., In psalm. zumij passimj Pair, grac, tom. LV, col. 500-505.

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se manifesta à leurs yeux comme un accusateur et à l'occasion un faux témoin dont la complicité pouvait être précieuse. Il s'agissait de l'investir d'un caractère et d'une dignité qui pussent avoir quelque prestige. Le moyen était simple. La mort de Flavien ap­prochait. En réussissant à lui donner Porphyre pour successeur, on aurait ainsi d'un seul coup grandi le traître, et préparé ce sin­gulier spectacle d'un patriarche d'Antioche accusant à la face de l'univers la plus grande illustration ecclésiastique qu'eût produite Antioche. Les événements réussirent au gré des conspirateurs. Acace de Bérée, Severianus de Gabala et Antiochus de Ptolémaïs, prévenus de la maladie de Flavien, sa rendirent dans la métropole de la Syrie, afin de préparer toutes choses en vue de la prochaine élection. Ils eurent d'abord un peu plus d'obstacles à vaincre qu'ils ne le croyaient. Le peuple ne partageait nullement leurs sym­pathies pour le prêtre Porphyre. Il y avait un ecclésiastique ver­tueux qui depuis quarante ans édifiait toute la ville par sa charité, son dévouement et la régularité de sa vie. Il se nommait Constantius. Aussitôt que Flavien eut reçu les honneurs de la sépulture, un cri unanime se fit entendre. Constantius, évêque ! disaient hommes, femmes et enfants. Cette manifestation spontanée allait compro­mettre le succès de la conjuration. Acace de Bérée prit sur-le-champ une mesure énergique. Un de ses affidés partit pour Cons-tantinople, dénonça à l'impératrice Eudoxia le prêtre Constantius comme un fanatique dangereux et rebelle, qui soulevait les peuples de l'Asie contre l'autorité des souverains légitimes. Peut-être le fit-on passer pour un partisan de Gaïnas. Séance tenante, Eudoxia fit rédiger un décret de bannissement. Constantius devait être dé­porté dans une des oasis de l'Egypte. Prévenu à temps, il réussit à s'évader et se réfugia en Chypre. Ainsi débarrassés d'un concur­rent redoutable, Porphyre et ses trois protecteurs épiscopaux étaient maîtres du terrain. Les quelques résistances locales qu'ils rencontrèrent encore furent bientôt brisées. Deux membres in­fluents du clergé d'Antioche, Cyriacus et Diophante, furent incar­cérés, et les autres se turent. Restait à triompher des répugnances populaires  énergiquement prononcées  contre  Porphyre.  Cette

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difficulté était plus sérieuse. On l'éluda habilement. Le jour où les païens célébraient les jeux olympiques en l'honneur d'Hercule, pendant que toute la population d'Antioche s'était portée au fau­bourg de Daphné pour assister à ces spectacle, Porphyre, entouré de quelques clercs ses partisans, entra dans la basilique. Les trois évêques l'y attendaient. On ferma les portes et on procéda en toute hâte aux cérémonies du sacre. Le lendemain matin, Antioche apprit cette intrusion sacrilège. Ce fut un mouvement général d'indignation. Bientôt la foule se rua sur la demeure épiscopale et y mit le feu. Les trois prélats consécrateurs eurent le temps de se jeter dans la montagne et d'échapper à la fureur du peuple. Por­phyre les accompagnait. Le soulèvement d'Antioche fut dénoncé à la cour comme une émeute suscitée par le parti rebelle de Constantius. Ordre fut donné au comte Valentinus, gouverneur de Syrie, de réintégrer Porphyre sur son trône épiscopal et de traiter les opposants en criminels de lèse-majesté. La rigueur de cette menace fit plier tous les courages. A la tête d'une légion de soldats, l'arme au poing et le glaive nu, Porphyre prit possession du siège métropolitain. Il était patriarche d'Antioche, ou du moins il en avait le titre, et ce fut en cette qualité qu'il parut au conci­liabule du Chêne 1.

 

34. On éprouve un sentiment de tristesse profonde et d'amer dégoût à enregistrer tant de scandales, de violences et d'infamies. II faut cependant en avoir le courage. Autrement on ne compren­drait pas le dessein providentiel qui a livré l'Église d'Orient, en punition de ses crimes, à une décadence si profonde. Plaise à Dieu de lui envoyer enfin après l'expiation la renaissance ! L'aurore de jours meilleurs semble se lever maintenant pour ces chrétientés dé­solées. Au moment où nous écrivons l'histoire de son passé lamen­table, l'Église d'Orient semble prête à renouer les liens de commu­nion avec le saint siège. Puisse-t-elle persévérer dans cette voie de salut et comprendre que tout son avenir est là! Quoi qu'il en soit,

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1 Pallad-, Diaiog. de Vita S. Chryscsi., cap. xvi ; Patr, Qrcec, tora. XLVIf, ~x 54. 55.

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les quatre principaux assesseurs de Théophile triomphaient préci­sément de ce qui devait faire la ruine définitive de leur patrie. Ils savaient que les légats du pape saint Innocent I, relégués par l'impératrice dans une citadelle de la Thrace, ne viendraient pas juger leurs attentats ni contrôler leur abominable conduite. Le pa­triarche d'Alexandrie avait amené avec lui vingt-neuf évêques égyptiens des provinces de la Maréotide ou de l'Heptanomide. C'étaient autant de voix acquises d'avance à l'iniquité. Cyrinus de Chalcédoine, compatriote et parent de Théophile, marchait avec eux. On avait fait venir les prélats simoniaques déposés au concile d'Éphèse. Nous en connaissons quatre nominativement. C'étaient Macaire, Paul d'Héraclée, Faustin et Eugnomonius. Le nom des deux autres ne nous est point parvenu. Gerontius de Nicomédie, l'ancien goètès de Milan, déposé une première fois par saint Ambroise et une seconde fois par Chrysostome, était là, plus acharné que tous les autres à l'œuvre de la vengeance commune. « Jamais, dit saint Nil, on ne verra pareille réunion de pasteurs dépravés, d'artisans de mensonge, d'hommes de pestilence, mus par une ja­lousie infernale, dominés par l'esprit de Satan, foulant aux pieds la crainte de Dieu, le respect des saints canons et le droit sacré de l'innocence 1. » Une quarantaine d'évêques composaient en somme ce conciliabule du Chêne, si justement flétri par la réprobation de la postérité. Comme nombre, il ne dépassait donc pas la réunion des prélats restés fidèles à saint Jean Chrysostome. Mais là encore devait se produire un phénomène qu'on a remarqué à toutes les époques et dans tous les pays. C'est que, dans les conflits ardents où les passions sont soulevées, les gens de bien se laissent tou­jours effacer par l'audace des pervers. Dieu semble alors laisser le triomphe au désordre et au crime. La voix de l'équité, de la raison, du droit, de la justice, n'est plus écoutée. Elle se perd au milieu du tumulte et des vociférations des méchants. Une dernière remarque qu'il importe de ne pas négliger, c'est que, parmi cette faction impie qui allait se déshonorer pour jamais, se trouvaient

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1. M. Martin d'Agde, Iîitloire de S, Jean Chrysottome, chap. xsxv, pag. iflS.

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deux personnages dont la sainteté individuelle a depuis mérité les honneurs de la canonisation. L'un était l'apôtre de la Perse, le pieux évoque Maruthas, appelé accidentellement à Constantinopîe pour les affaires de sa chrétienté lointaine. Étranger aux intrigues de Théo­phile, il savait fort mal la langue grecque et ne pouvait se faire en­tendre qu'à l'aide d'un interprète. Maruthas assista au conciliabule, sans se douter le moins du monde qu'on abusait de sa présence et de son nom. Un autre saint y prit part, quoique dans un rang infé­rieur. Il n'était encore que diacre. Plus tard il devait ajouter une illus­tration nouvelle au siège d'Alexandrie que Théophile déshonorait. Cyrille, c'était son nom, avait à peine vingt-cinq ans. Il était neveu du patriarche qui l'avait élevé sous ses yeux, et qui lui avait laissé complètement ignorer les tristes et infâmes secrets de cette affaire. Habitué à le révérer comme un père, Cyrille eût cru l'univers entier coupable de tous les crimes, plutôt que d'attri­buer une faiblesse à son oncle. Plus tard il sut la vérité, mais en ce moment sa piété filiale mettait un bandeau sur les yeux.

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