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28. A peine le thaumaturge eut-il appris à Tours la solution sanglante donnée à l'affaire de Priscillien, qu'il reprit le chemin de Trêves. Son but était de conjurer les nouvelles sévérités que les partisans d'Ithacius conseillaient à Maxime. On avait dit à ce prince que sa religion était intéressée à l'extinction radicale de la nouvelle secte. Or, il restait en Espagne un certain nombre de Priscillianistes fervents, ceux-là mêmes qui venaient d'emporter le corps des suppliciés comme des reliques. Ithacius, qui s'était abstenu de paraître au dernier acte du procès, ne craignit pas de se montrer alors, et d’appeler sur ces fanatiques le glaive déjà ensanglanté de Maxime. Ce nouveau recours à l'intervention séculière produisit dans l'épiscopat des Gaules une indignation légitime. Cependant, sur les entrefaites, le métropolitain de Trêves, Britto, vint à mourir : on dut pourvoir à l'élection de son successeur. Tous les évêques de la province, réunis au clergé et au peuple de la ville, choisirent canoniquement le prêtre Félix, qui se prépara à recevoir la consécration épiscopale. Ithacius profita de cette espèce de synode pour disculper sa conduite et se faire des adhérents. A force de manœuvres, il réussit à séduire quelques-uns des prélats. D'autres cependant, et à leur tête Théogniste dont le siège ne nous est pas connu, se séparèrent d'Ithacius et …… contre lui une sentence d'excommunication. Ce fut dans ces circonstances qu'on annonça à Trêves l'arrivée de saint Martin. Ithacius et ses fauteurs allèrent se jeter aux pieds de Maxime : «C'est fait de nous, lui dirent-ils, si l'évêque de Tours se joint à Théo-gniste et refuse de communiquer avec nous. L'autorité de son nom entraînera tous les peuples dans une révolte qui pourrait être anssi funeste à votre empire qu'à nous-mêmes. Prenez les devants; faites signifier à Martin qu'il ne paraisse point à Trêves, s'il ne s'en-
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gage à entrer dans notre communion. » — Maxime donna l'ordre qu'on sollicitait de lui. Des officiers impériaux se portèrent à la rencontre du saint évêque. Mais il refusa toute espèce de transaction et déclara qu'il entrerait à Trêves non pour y donner le signal d'une émeute, mais au contraire pour y apporter la paix. En effet, sur le soir, l'homme de Dieu pénétra dans la ville, sans même être remarqué, et se rendit à l'église où il acheva la nuit en prières. Le lendemain, il se présenta au palais. La porte lui en fut refusée Trois jours de suite il renouvela sa démarche sans plus de succès. Le thaumaturge avait, pour forcer toutes les entrées, des moyens irrésistibles. Une jeune fille, depuis quelques années atteinte de paralysie, se mourait dans une maison voisine de l'église. Le père, averti de l'arrivée de Martin, vint se jeter aux genoux de l'homme ue Dieu, le priant de guérir son enfant. Au moment où cette prière lui était adressée, Martin était dans l'église, avec Théogniste et les autres évêques qui s'étaient séparés d'Ithacius. Une foule de peuple les entourait; tous joignirent leurs instances à celles du malheureux père, et le thaumaturge, escorté d'une multitude d'assistants, se rendit près de la jeune malade. Il demanda de l'huile, la bénit et en versa quelques gouttes sur les lèvres de l'agonisante, qui revint aussitôt à la vie et à une santé parfaite. — Un consulaire, encore païen, Tetradius, pria le saint de venir exorciser dans sa demeure un esclave que le démon tourmentait avec violence, et que nulle force humaine n'avait pu jusque-là dompter. «J'aurais voulu l'amener à vos pieds, dit Tetradius, mais il résisterait à toute une armée! — Et moi, répondit l'homme de Dieu, je ne mettrai pas le pied dans la maison d'un païen? » — Tetradius promit de se faire baptiser. Martin consentit alors à ce qu'on demandait de lui; il se rendit près de l'énergumène et le délivra de l'obsession démoniaque. L'opinion publique excitée par de tels prodiges, formait autour du saint évêque une auréole de gloire. Il n'eut plus besoin de solliciter l'entrée du palais. Maxime le supplia de vouloir bien accepter une audience; l'entrevue eut lieu. L'empereur voulait surtout obtenir du saint qu'il communiquât avec les prélats de la faction d'Ithacius. « La condamnation de Priscillien, disait l’empe-
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reur, a été motivée par les crimes et les attentats de ce misérable et non par aucune considération puisée dans l'ordre dogmatique ou religieux proprement dit. Les poursuites d'Ithacius n'ont exercé aucune influence sur le jugement. En définitive, si Théogniste et quelques évêques ont cru devoir se séparer de la communion d'Ithacius, d'autres en grand nombre ont protesté contre cette démarche et maintiennent leurs relations avec le prélat espagnol. » Maxime développa ce thème avec son habileté ordinaire et une éloquence insinuante et persuasive. Il insistait d'autant plus que le lendemain devait avoir lieu le sacre de Félix, le nouvel élu de Trêves. L'abstention de Martin, en une pareille circonstance, aurait été tellement significative qu'on pouvait craindre une manifestation populaire contre la légitimité du futur métropolitain. Le thaumaturge résista cependant à toutes les instances de l'empereur. Après deux heures d'une conférence où il n'avait pu rien gagner, Maxime s'écria : » Vous êtes inflexible ! je le serai aussi. Je vais expédier l'ordre de faire massacrer tous les Priscillianistes d'Espagne. » Saint Martin sortit du palais, le cœur plein d'angoisses. Au moment où il franchissait le portique extérieur, il vit deux tribuns à cheval s'élancer à travers la principale rue de Trêves; ils portaient en Espagne l'arrêt de mort dont Maxime venait de parler. L'homme de Dieu se jeta à genoux, priant et pleurant. Le sang de tant de malheureux allait couler par sa faute peut-être. D'une seule parole il pouvait empêcher cette catastrophe : son cœur n'y tint plus. Il retourna au palais et dit à Maxime : « Rappelez vos courriers : révoquez définitivement l'ordre d'exécution, et j'assisterai demain au sacre de Félix. » C'était tout ce que Maxime désirait; il contremanda aussitôt les tribuns, qu'on atteignit au premier relai. Le lendemain, Martin prit place avec les autres évêques à la solennité du sacre. Ithacius triomphait. A la fin de la cérémonie, on présenta le procès-verbal à la signature de Martin; mais l'homme de Dieu refusa absolument de fournir ce témoignage écrit à une faction qui lui était odieuse. Dès le lendemain, il quitta Trêves. Durant le chemin, il entretenait ses compagnons de voyago de l’incideent qui venait d'avoir lieu, et se reprochait sa
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condescendance comme un crime. J'ai péché ! disait-il j'ai offensé le Seigneur mon Dieu ! — Rien ne pouvait le distraire de cette pénible pensée. Le soir, à l'entrée d'un bois, il s'agenouilla et passa la nuit en prières. Des larmes coulaient de ses yeux : en ce moment un ange lui apparut ! Martin, lui dit-il, vous avez raison de vous affliger et de pleurer votre faiblesse ; mais vous ne pouviez agir autrement. Reprenez donc courage, de peur de risquer non plus seulement votre gloire, mais votre salut1. — Depuis lors, ajoute Sulpice-Sévère, le saint homme rompit toute espèce de communication avec les partisans d'Ithacius. S'il lui arrivait, durant les exorcismes, de trouver dans les démoniaques une résistance obstinée, il avait coutume de dire : Dieu me punit de ma faiblesse et de la faute que j'ai commise à Trêves ! Pendant les seize années qu'il vécut encore, il ne voulut jamais se trouver à aucune assemblée d'évêques 2.
V. Invasion de Maxime en Italie.
29. Le zèle de Maxime dans l'affaire des Priscillianistes n'était pas entièrement désintéressé. La confiscation des biens au profit du trésor impérial suivait, d'après la loi romaine, toutes les exécutions capitales. L'empereur de Trêves ne pouvait être insensible à cette considération, au moment où il se préparait à la guerre contre Valentinien II. Le prétexte qu'il invoqua, pour colorer cette expédition, fut précisément la persécution que Justina faisait alors subir aux catholiques. Cette orgueilleuse impératrice ne fut pas médiocrement étonnée de recevoir un courrier venant de Trêves, porteur d'une dépêche adressée au jeune empereur par son collègue des Gaules. Elle était conçue en ces termes : « Si la paix qui règne entre nous n'était point de ma part aussi sincère, j'aurais lieu de me réjouir de ce qui se passe dans vos états. Le plus grand
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1 Sulpice-Sévère appelle Andethanna la bourgade voisine de la forêt où cette vision angélique apparut à saint Martin. Ce lieu porte aujourd'hui le nom d'Epteraach.
2. Sulpit. Sever., Dialog. m, n» lî; Pair, lot., tem. XX, col. 21».
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ennemi de votre puissance n'aurait en effet qu'à s'applaudir en vous voyant attaquer les églises de Dieu, c'est-à-dire Dieu lui-même, et proscrire une foi qui, outre qu'elle est la seule véritable, se trouve celle de l'Italie, de l'Afrique, des Gaules, de l'Espagne, des Iles Britanniques et surtout de Rome, laquelle possède sur ce point la principale autorité. Croyez-moi, c'est une entreprise fort périlleuse que de toucher à ce qui regarde l'honneur de Dieu. Valentinien votre père, d'heureuse mémoire, l'avait compris. Il respecta cette limite sacrée, et son règne fut heureux. Comment donc osez-vous braver la puissance même du ciel, la primauté romaine, l'autorité ecclésiastique et religieuse? Espérez-vous arracher du coeur des hommes la foi que Jésus-Christ lui-même y a plantée? Quels troubles, quelles séditions n'exciterez-vous pas ! Je ne sais de quelle façon vous accueillerez cet avis ; mais je crois ne pouvoir mieux vous prouver mon attachement qu'en vous exhortant à faire cesser la persécution. J'espère du moins que vous reconnaîtrez qu'un ennemi ne songerait point à vous donner ce conseil 1. » A cette missive autographe de Maxime était jointe une série de documents rédigés par la chancellerie impériale de Trêves, où l'ou se plaignait d'infractions vraies ou fausses faites par la cour de Milan au traité de paix conclu entre les deux puissances. On rappelait que les frontières des Alpes n'avaient point été respectées par les troupes de Valentinien; on articulait chacune des circonstances où la neutralité du territoire des Gaules avait été violée. Le réquisitoire cancellaresque était précis, méthodique, combiné et froid. Il signifiait la guerre. Justina ne s'y méprit point. Maxime en effet voulait la guerre. Cette idée fixe le dominait depuis quelques mois; il s'en était ouvert à saint Martin et l'avait consulté sur le succès de cette entreprise. « Vous serez vainqueur, avait répondu l'homme de Dieu : mais votre victoire vous conduira à la ruine. En vous élevant davantage, vous ne réussirez qu'à tomber de plus haut! » Cette prédiction parfaitement claire ne renfermait aucune des équivoques dont les oracles païens
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1 Daron., Anna!, eccles., ann. 3S7, § 33.
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berçaient jadis la crédulité de leurs victimes. Elle devait s'accomplir au pied de la lettre, et pourtant elle ne découragea point Maxime. Peut-être les succès qui lui étaient promis au début, l'aveuglèrent-ils sur les revers dont il était menacé dans la suite. Peut-être aussi avait-il l'espoir de conjurer par sa prudence les désastres à venir, en profitant seulement des avantages qu'on lui assurait au commencement. Des politiques plus habiles que Maxime ont nourri de semblables illusions. L'empereur était donc déterminé à ouvrir la lutte : Justina n'eut pas besoin de lire deux fois ses dépêches pour en être convaincue. Ce fut pour elle un coup de foudre, Théodose était loin : le temps seulement de l'avertir et Milan aurait été envahi par l'usurpateur. Ambroise, dont l'intervention avait une première fois sauvé le trône de son fils, était près; mais elle venait de soudoyer un sicaire pour assassiner Ambroise, et depuis deux ans, elle avait dirigé contre le saint évêque une persécution aussi passionnée que déraisonnable.
30. Justina eut quelques instants d'hésitation : non point qu'elle doutât du dévouement d'Ambroise; elle savait que les saints redoublent de charité pour leurs persécuteurs et ne se vengent d'eux que par des bienfaits. Mais elle avait à sauvegarder son double amour-propre de femme et de souveraine. Il lui en coûtait de sacrifier spontanément l'un et l'autre. Une circonstance particulière survint alors, qui dut contribuer à lui faire prendre plus résolument son parti. Le pape saint Siricius avait eu l'occasion d'écrire à Maxime, pour lui signaler une ordination sacerdotale qui venait d'être faite dans les Gaules contrairement aux règles canoniques. L'empereur de Trêves s'était montré on ne peut plus empressé à donner satisfaction au souverain pontife. Le courrier qui venait de remettre à Justina un message si belliqueux était chargé pour le pape d'une lettre impériale d:un style fort différent. « Nous avons reçu avec grande joie et révérence, disait Maxime, les lettres de Votre Sainteté (Sanctitatis vestrae). Elles sont dignes du pontife de Rome et de la majesté du Siège apostolique. Je chercherai d'autant plus à prouver mon attachement à la foi véritable que Jésus-Christ Notre-Seigneur a daigné me couvrir d'une protection plus éclatante.
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Mon avènement au trône a suivi de quelques jours ma régénération sur les fonts baptismaux. Depuis lors, Dieu n'a cessé de bénir mes desseins et de faire prospérer toutes mes entreprises. J'ai espoir, très-aimé et bienheureux père, qu'il me continuera sa miséricordieuse protection dans l'avenir. L'ordination d'Agricius, que Votre Sainteté me signale comme anticanonique, sera examinée et jugée par les évêques des Gaules auxquels je vais la soumettre. Il ne m'appartient pas en effet de juger en matière ecclésiastique. On me reproche de l'avoir fait en ce qui concerne les Manichéens (Priscillianistes). Je ne veux point faire moi-même à Votre Sainteté le récit de leurs infamies. J'ai donné ordre qu'on transmît à Votre Béatitude les actes juridiques de leur procès. Vous y trouverez la preuve évidente que leur condamnation fut motivée par leurs crimes, et non par aucun considérant de l'ordre ecclésiastique. Je proteste que, dans cette affaire comme dans toutes les autres, je n'ai pour but que d'éloigner les divisions, et de maintenir intègre et inviolable l'unité de la foi catholique par la parfaite unanimité de l'épiscopat. »
31. On sut bientôt en Italie que Maxime était dans les meilleurs termes avec le pape Siricius. Justina comprenait que cette démarche ostensible de l'usurpateur servait merveilleusement les desseins hostiles qu'il affichait contre la cour de Milan. Elle prit sur-le-champ son parti. Vers les premiers jours du mois de janvier 387, elle fit prier saint Ambroise de venir assister à un conseil impérial. Le grand évêque reparut donc dans ce palais où son nom avait été couvert de tant d'injures, depuis trois ans! Il ne fit aucune allusion au passé. Sa démarche calme et modeste ne trahissait ni embarras, ni fierté. Tout était changé autour de lui ; seul il était resté le même. L'impératrice lui donna communication des dépêches menaçantes reçues de Trêves. Elle le pria de se charger près de Maxime d'une seconde mission, dont elle espérait le même succès qu'avait eu la première. Saint Ambroise accepta. Il fut convenu que l'ambassade serait toute pacifique. Pour lui donner un prétexte plausible, son but apparent devait être de réclamer le corps de Gratien, retenu jusque-là par le
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meurtrier, sans que la famille impériale eût obtenu la consolation de lui rendre les honneurs de la sépulture. En réalité, Ambroise devait travailler à effacer les mauvaises impressions que la persécution arienne de Milan avait produites sur l'esprit de Maxime. Justina avait la confiance que ce prince ajouterait volontiers foi à l'assurance que le grand évêque qui en avait été la victime lui donnerait lui-même d'un repentir et d'une conversion sincères. Politiquement parlant, cette combinaison était habile. Mais Justina, en ce moment même, restait au fond tout aussi attachée à l'arianisme qu'auparavant. Elle se promettait, une fois la crise passée, de revenir à ses premières violences.
32. Saint Ambroise ne partit pas moins pour Trêves. Il y arriva quelques jours après le sacre du nouveau métropolitain Félix et le départ de saint Martin. Les évêques de la faction d'Ithacius s'empressèrent tout d'abord de le gagner à leur cause. Ils lui faisaient entendre que le succès de sa mission politique près de l'empereur serait assuré, s'il consentait à les admettre à sa communion. Mail Ambroise fut inflexible. « Tous ces évêques, disait-il, les uns qui ont sollicité, les autres qui approuvent l'effusion du sang, ressemblent exactement aux Pharisiens poursuivant la femme adultère. De ce que les scélérats doivent être punis par les juges publics, ils en veulent conclure que les prêtres ont le droit de poursuivre des procès criminels. Les Pharisiens ne demandaient la tête que d'une seule victime ; ceux-ci en demandent des milliers. Jésus-Christ ne voulut pas qu'une seule femme pérît : eux ils ne trouvent point qu'il y ait encore assez d'hommes immolés 1! » On le voit, saint Martin et saint Ambroise pensaient de même sur la question d'Ithacius. Le premier avait un instant sacrifié ses scrupules, afin de sauver la vie d'une multitude d'accusés. Saint Ambroise ne crut pas que le succès de son ambassade méritât un pareil sacrifice. Il résista donc énergiquement et demanda une audience à l'empereur. Comme la première fois, Maxime lui fit répondre qu'il le recevrait en consistoire public. « C'est contre toutes
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1 S. Ambros., ùpist. xsvi.
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les règles, objecta Ambroise. Les évêques ont le privilège d'être admis en audience particulière dans le palais des princes chrétiens. Mais soit ! Puisqu'il s'agit d'une affaire qui se traite entre deux frères couronnés, la simplicité est à sa place.» — «Il entra donc, dit M. de Broglie, et dès qu'on le vit paraître, il y eut un mouvement général dans l'assemblée. Parmi les fonctionnaires qui composaient le conseil, chacun s'empressa de lui faire place. Maxime lui-même se leva et fit quelques pas en avant pour lui offrir le baiser de paix. Mais l'évêque se reculant: Pourquoi, dit-il, voulez-vous embrasser un homme que vous ne connaissez pas? Si vous saviez qui je suis, je pense que vous ne me recevriez pas ici. — Évêque, reprit Maxime, vous êtes ému! — Oui, je le suis. J'ai droit de l'être, puisque je me trouve à une place qui n'est pas la mienne. — Mais c'est ici que je vous ai reçu à votre première ambassade. — Il est vrai, mais non par ma faute : c'est vous qui m'y aviez appelé. — Et pourquoi n'avoir pas réclamé alors? — Parce qu'alors je venais demander la paix au nom d'un suppliant, tandis qu'aujourd'hui je viens traiter au nom d'un égal. — S'il est mon égal, à qui le doit-il? interrompit Maxime avec une colère concentrée. — Au Dien Tout-Puissant, répondit Ambroise, qui a conservé à Valentinien II le pouvoir qu'il lui avait donné. — Cette réponse amenait tout de suite la discussion sur le point particulièrement sensible à Maxime, car sa prétention était que Valentinien ne devait la couronne qu'à sa clémence et ne l'avait obtenue que par les promesses, depuis lors mal tenues, de la première ambassade. Il éclata donc sur-le-champ en récriminations violentes. Il énuméra tous ses prétendus griefs : les invasions des barbares provoquées sur ses frontières par les intrigues du comte Bauto ; les désertions d'officiers gaulois qui passaient au service soit de Valentinien, soit de Théodose. Il revenait toujours sur ce fait, qu'après tout Valentinien ne régnait que par sa grâce. Quand vous êtes venu la première fois, dit-il à Ambroise, si vous ne m'aviez retenu, qui donc aurait pu s'opposer à ma puissance? — La colère est inutile ici, repartit Ambroise. Écoutez paisiblement ce que j'ai à répondre. Si je reviens près de vous, c'est justement parce que je sais que vous vous plai-
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gnez d'avoir été trompé par l'ambassade dont j'ai fait partie. S'il était vrai que j'eusse sauvé l'empereur orphelin. je m'en ferais gloire. Car nous autres évêques, à qui devons-nous notre protection plus qu'aux orphelins? Il est écrit : Prenez soin de l'orphelin et défendez la veuve. Mais Valentinien ne me doit pas un tel bienfait. Comment donc aurais-je pu arrêter vos légions? Avec quelles barrières, quels rochers? avec quelles troupes? Est-ce avec mon corps que je vous aurais fermé la route des Alpes? Plût à Dieu que je l'eusse fait ! Je ne craindrais pas vos reproches. Mais montrez-moi les promesses que je vous ai faites pour vous tromper! —Ambroise reprit alors, point par point, tous les griefs énumérés par Maxime. Il ne craignit pas, pour justifier son maître ou plutôt son client, de prendre à son tour l'offensive. Si Bauto a cru devoir appeler des barbares à son aide, disait-il, c'est que l'armée de Maxime lui-même en était pleine, et que l'invasion du sol italique était à craindre. C'était ainsi que Maxime, occupé à préparer ses propres troupes pour la guerre civile, négligeait la défense des province limitrophes et laissait violer les frontières dont il avait la garde. Les Jeuthongues avaient pénétré dans la Rhétie ; où était le mal d'avoir appelé les Huns pour les combattre? Si les officiers autrefois au service de Gratien quittaient la cour de son successeur, à qui la faute, sinon à ce successeur lui-même, qui les frappait de sa disgrâce et quelquefois même les envoyait à la mort? —Quels sont donc ceux que j'ai fait mourir? s'écria Maxime. — Ne vous souvient-il plus, dit Ambroise, du comte Vallio, ce grand homme, ce noble guerrier? Sa fidélité à la mémoire de Gratien méritait-elle donc le supplice? — Je n'ai pas tué Vallio. — On nous l'a di cependant. — Il est vrai, reprit l'empereur, que s'il ne se fût par fait justice à lui-même en se poignardant, j'avais donné l'ordre de le conduire à Cabillonum (Chalon-sur-Saône), où il eût été brûlé vif. — La discussion avait pris un ton d'animosité et d'aigreur toujours plus accentuées. Quand saint Ambroise aborda enfin le sujet officiel de son ambassade et réclama le corps de Gratien, Maxime se récria vivement. Une telle cérémonie, dit-il, troublerait le repos public, en réveillant des souvenirs sinistres et en renouvelant les regrets des
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soldats. — Saint Ambroise désignant alors du geste Marcellin, frère de l'empereur, qui siégeait à la droite du trône : Regardez, dit-il, ce prince qui est à vos côtés. Valentinien vous l'a renvoyé avec honneur. Au lieu de le retenir comme un otage, il me chargea de l'amener sain et sauf près de vous. Et maintenant qu'il vous a remis un frère vivant, vous lui refusez son frère mort ! Vous craignez, dites-vous, qu'un tel spectacle ne cause de l'agitation dans votre armée. Calmez vos inquiétudes. Des soldats qui ont abandonné un empereur vivant ne se lèveront pas pour le défendre à présent qu'il est mort ! Vous-même, que pouvez-vous craindre de ces ossements inanimés? Vous avez toujours protesté que le meurtre de Gratien ne fut point votre fait et que vous y étiez complètement étranger. Comment voulez-vous qu'on vous croie, si vous refusez obstinément de rendre son corps à une famille éplorée et au tombeau de ses aïeux? Vous voulez la paix, dites-vous. Rendez donc à Valentinien, comme un otage de paix, les cendres de son frère! — Maxime répondit qu'il y réfléchirait et leva la séance 1. »
33. Le lendemain, saint Ambroise recevait l'ordre de quitter Trêves. On eut soin de le faire rencontrer, aux portes de la ville, avec le vieil évêque de Corduba, Hyginus, que des soldats traînaient en exil parce qu'il avait refusé la communion d'Ithacius, et qu'il avait entretenu avec l'ambassadeur de Valentinien des relations pleines d'intimité et de déférence. Le vieillard était étendu sur la paille, dans une charrette, comme un criminel vulgaire. On lui avait refusé jusqu'à une couverture de voyage, malgré la rigueur de la saison. Ambroise s'approcha du chef de l'escorte et demanda qu'il lui fût permis d'offrir des vêtements et des provisions au prisonnier. Le tribun lui répondit : « J'ai mes ordres : vous n'avez pas le droit d'intervenir. Mêlez-vous de te qui vous regarde ! » — Cette parole inquiéta les compagnons de saint Ambroise. Ils craignaient qu'on ne se portât contre l'ambassadeur à des mesures violentes et qu'on ne l'assassinât sur le chemin. Ambroise dédaigna ces terreurs frivoles. Il avait parfaitement
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1.■il. du U.ugUe, L'Êyliseet ip. rem., tom. VI, pag. 216-219.
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compris que Maxime était déterminé à renverser Valentinien, mais il se tenait pour assuré que ce résultat serait atteint non par la force ouverte, mais par la ruse et la fourberie. D'un autre côté, il ne se faisait pas illusion sur la manière dont Justina accueillerait à Milan son échec diplomatique. Pour prévenir, autant qu'il était en son pouvoir, les fausses démarches que la haine de l'impératrice ne devait pas manquer d'inspirer, il écrivit, dès la première halte, un récit détaillé des faits au jeune Valentinien. Sa lettre se terminait par ces paroles significatives : « Voilà tout ce que j'ai fait. Salut maintenant, auguste empereur, et ne négligez aucune précaution contre un homme qui veut couvrir du manteau de la paix une guerre irrévocablement résolue dans sa pensée ! » Cette dépêche, expédiée par un courrier spécial, parvint à Milan huit jours avant le retour du saint évêque.