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42. En résumé, saint Jérôme soutenait ici la légitimité du mensonge officieux. Nous n'hésitons pas un instant à dire qu'il se trompait. Tertullien, saint Cyprien, saint Grégoire le Grand, saint Thomas d'Aquin, sont d'accord pour repousser cette explication de l'incident d'Antioche. L'antiquité ecclésiastique n'était cependant pas unanime sur ce point. Ainsi Origène, dans son commentaire sur l'Épître aux Galates, ainsi que dans le Xe livre de ses Stromates, ouvrages qui ne nous sont ni l'un ni l'autre parvenus, soutenait l'hypothèse adoptée depuis par saint Jérôme2. A Cons-tantinople, saint Jean Chrysostome faisait de même 3. La question était donc libre; les antécédents manquaient pour la fixer quand elle vint frapper le regard de saint Augustin, et solliciter en quelque sorte de ce perçant génie une solution définitive. Augustin, avons-nous dit, n'était encore que simple prêtre. Il ne craignit pas d'entreprendre avec saint Jérôme une controverse dont il sentait toute l'importance. Il écrivit sur-le-champ au solitaire de Bethléem. « Je n'ai jamais contemplé votre visage, lui disait-il, et cependant vous m'êtes connu et cher. J'applaudis à l'ardeur de votre zèle, à la fécondité de vos études dans le Seigneur. Si je n'ai pas eu le bonheur de vous voir moi-même, il me semble que je possède du moins un portrait vivant de votre personne, par le récit d'Alypius, mon ami, dans le cœur duquel vous avez laissé une impression que je partage et qui ne s'effacera jamais. Permettez-moi donc, dans la communion de pensée et de foi qui nous lie, de vous soumettre quelques observations sur deux points qui intéressent l'objet commun de nos sollicitudes. L'église d'Afrique est accoutumée à la version latine des Écritures faite d'après le grec des Septante. Il me semble qu'on devrait s'en tenir là, et se contenter, comme vous l'avez fait pour le livre de Job, d'intercaler entre guillemets les passages qui semblent
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1 S, Ilioronym., Comment, uil Gnlat., lib. 1, cnp. H, vers. 11; Patr. lat., Inra. XXVI, col. 3!!8-3H. — 2. Origeu., Fragmenta ex libris Slromalum. Monit.; '>atr. grœc., toui. XI, col. 100. — 3. Joan. Chrysost., In faciem ei restiti, cap. xvii; Pair, c/nte., tom. LI, col. 3S5. ,
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présenter quelque divergence entre le texte original et la traduction des Septante. Cette dernière, vous le savez, jouit d'une autorité incontestée. Pour ma part, j'ai peine à croire qu'un si grand nombre d'interprètes, tous parfaitement versés dans la connaissance de l'hébreu, aient pu laisser échapper des fautes bien considérables. Leur réunion même donne plus de poids à leur interprétation et la fera toujours prévaloir sur celle d'un docteur isolé, même quand ce docteur posséderait comme vous une science incomparable. Remarquez en outre que les hébraïsants modernes, tout en affichant la prétention de suivre pas à pas le texte, et de se retrancher mordicus, c'est leur mot, dans les règles grammaticales, finissent cependant par ne pouvoir jamais tomber d'accord sur un passage difficile. Donc, de deux choses l'une : ou le sens d'un texte est clair par lui-même, ou il est obscur. S'il est clair, les Septante n'auront certainement pas manqué de le saisir; s'il est obscur et qu'ils aient pu se tromper en l'interprétant, vous qui êtes seul, vous qui êtes homme et par conséquent faillible, vous pourrez vous tromper de même. Je supplie votre charité de prendre en bonne part ces quelques observations et de m'en dire votre sentiment 1. —Il me reste à vous entretenir d'un passage du « Commentaire de l'épître aux Galates, » qui vient de paraîtra sous l'autorité de votre nom. L'apôtre Paul y est accusé d'une dissimulation indigne de son caractère. On y soutient la légitimité du mensonge officieux. Ces doctrines, présentées sous le patronage d'un homme tel que vous, me causent non moins de surprise que de peine. En tout cas, je voudrais voir réfuter, si cela est possible, les objections qui se présentent en foule dans mon esprit contre une pareille théorie. Il me semble que ce serait un blasphème de supposer que les ministres de l'Évangile, les écrivains inspirés dont chaque parole reflète la vérité divine sans ombre et sans mélange, se fussent prêtés à un mensonge de propos délibéré. Une fois admis en principe que l'Écriture renferme des mensonges officieux, je défie qu'on puisse maintenir la véracité d'un seul pas-
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1 S. August., Epist. xxvm, prima pars; Patr. lai., tom. XXXIII,, col. 111.
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sage. Si Paul, à Antioche, simulait ses objurgations contre Pierre, les manichéens ne manqueront pas de nous dire qu'il dissimulait de même ses véritables sentiments à propos de la légitimité du mariage ou de l'alimentation. Ils se rejetteront sur la crainte de scandaliser les gens mariés ou d'effaroucher les gentils, qui aurait empêché l'Apôtre de tenir avec une sincère indépendance le langage de la vérité. Les témoignages de l'Ancien Testament, invoqués à l'appui de cette thèse, me paraissent susceptibles d'une interprétation toute différente. Je ne la présenterai point ici. Plus que personne vous êtes en état de la découvrir. Mais, je vous en supplie, n'exposez pas l'autorité des Écritures divines à la fluctuation du sens individuel, selon lequel chacun se croira libre d'adopter ou de rejeter à sa fantaisie tel ou tel passage. Faites-moi la grâce de m'expliquer nettement et sans équivoque votre pensée à cet égard. Je prends à témoin l'humanité adorable de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qu'il n'y a dans mon cœur aucune arrière-pensée de critique amère ou hostile. Je puis me tromper, redressez-moi. En tout cas mon erreur, si c'en est une, procède d'un amour sincère pour la vérité. C'est à vous de me démontrer que la vérité peut se concilier avec le système du mensonge officieux1. »
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43. Ce ton viril convenait à la correspondance de deux pareils génies. Augustin avait raison de combattre le système du mensonge officieux. Jérôme était dans le vrai quand il remontait au texte hébraïque pour arriver à l'interprétation plus précise de l'Écriture. De chaque côté, il y avait donc une sorte de compensation entre deux erreurs involontaires de part et d'autre, mais réciproques. Le solitaire de Bethléem eût certainement accueilli avec bienveil-
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1 S. August., Epist. xxvin, passim; Pair, lot., toin. XXXIII, col. 111 -i 14. Nous ne savons pourquoi M. Am. Thierry suppose que cette lettre de saint Augustin fut écrite à Rome. (Cf. Am. Thierry, Saint Jérôme, to. II, pag. 137 et pag. 141 ) Il ne saurait y avoir aucune incertitude sur ce point. Saint Augustin déclare lui-même que cette lettre fut écrite lorsqu'il n'était encore que simple prêtre : Primas etiam quas ad te atlhw. pres',yter litteras prrrprimvcram milleiidas per quemdam frairem nostrum Profuturum. Or saint Augustin ne fut ordonné prêtre que trois ans après qu'il eut quitté Rome pour n'y jamais remettre le pied. (S. August., Epist. LXXI; Pair, iat., tom. XXXIII, col. 241.)
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lance cette lettre, dont le style mâle et nerveux rappelle celui qu'il maniait supérieurement lui-même. Toute une série d'incidents étrangers au débat vinrent se jeter à la traverse. La lettre d'Augustin avait été remise à un prêtre d'Afrique, Profuturus, lequel se disposait à faire un pèlerinage aux lieux saints. Mais au moment de s'embarquer pour la Palestine, Profuturus apprit qu'il venait d'être élu pour évêque par le clergé et le peuple de Cirtha (Constantine). Il dut renoncer à son voyage en Terre-Sainte, et aller prendre possession de son siège. Quelques mois après, il mourait inopinément. Avait-il confié à quelque autre pèlerin la lettre adressée à Jérôme? Ce nouveau porteur avait-il volontairement abusé de cette confiance, ou s'était-il vu lui-même dans l'impossibilité d'accomplir son message? On l'ignore. Toujours est-il que la lettre ne parvint jamais à son adresse. Les ennemis de saint Jérôme étaient nombreux à cette époque, où la question de l'origénisme tenait en suspens l'Orient et l'Occident tout entiers. Ils multiplièrent des copies de cette lettre ; ils en répandirent les exemplaires par milliers à Rome, en Italie, en Dalmatie. Vraisemblablement, Rufin était le chef de cette intrigue. Augustin cependant, au milieu des sollicitudes de son nouvel épiscopat, attendait sans impatience la réponse de Jérôme. Un jour on lui annonça qu'un diacre, Praesidius, venu de Bethléem, lui apportait un message de l'illustre solitaire. Mais le billet dont ce diacre était porteur ne faisait pas la moindre allusion aux questions bibliques. C'était une simple et amicale recommandation en faveur de Prœsidius. Elle se terminait ainsi : « La retraite et la solitude du cloître ne me protègent point, contre les orages. Les flots s'agitent souvent autour de moi. Mais je me repose en Celui qui a dit : « Ayez confiance, j'ai vaincu le monde1. » Saluez, je vous prie, de ma part, notre saint et vénérable frère le pape Alypius 1. Les frères qui servent avec moi le Seigneur dans ce monastère vous adressent leurs hommages. Que Dieu vous maintienne sain et sauf et me rappelle à votre souvenir,
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1. Depuis son pèlerinage en Palestine, Alypius avait été promu au siégt épiscopal de Tagaste, sa patrie et celle de saint Augustin. 1 Joan, xvi, 33.
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seigneur vraiment saint et pape vénéré1. » Évidemment rien de tout cela ne ressemblait à la réponse attendue par Augustin. Ne sachant à quoi attribuer un silence si obstinément prolongé, l'évêque d'Hippone écrivit une seconde lettre.
44. « Cet échange de salutations, disait-il, est un gage précieux de votre bienveillance à mon égard. Je vous en suis donc fort reconnaissant. Mais, je vous prie, abordons enfin des sujets plus sérieux, et dédommagez-moi du malheur d'être si loin de vous, en me faisant partager les trésors de votre science. Bien que je n'aie pu vous connaître personnellement, votre génie m'est connu. Il se révèle par vos ouvrages. Nous bénissons Dieu pour vous, pour nous, pour tous nos frères, d'avoir donné à son Église un homme tel que vous. J'eus l'occasion récemment de lire votre livre De scriptoribus ecclaesiasticis; je vous en félicite; il est d'une utilité incontestable. Je ne puis en dire autant du système d'interprétation que vous appliquez à la fameuse discussion de saint Pierre et saint Paul à Antioche. » Augustin reprenait alors, en les accentuant avec une nouvelle vigueur, les divers arguments de sa première lettre, et il ajoutait : «Je vous en conjure, armez-vous d'une sévérité vraiment charitable et fermement chrétienne. Corrigez votre commentaire, faites-en disparaître cette tache, en un mot chantez franchement la palinodie. La vérité chrétienne est incomparablement plus belle que l'Hélène des poètes grecs 2. Pour cette vérité divine, nos martyrs ont livré contre la Sodome du siècle des combats mille fois plus glorieux que ceux des héros d'Homère contre Ilion. Vous n'avez point cependant, comme Stésichore, pour récompense d'une palinodie, à recouvrer la vue intellectuelle. Tant s'en faut que vous l'ayez jamais perdue! Cepen-
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1 On peut lire cette lettre « commendatice » dans le recueil des Épîres de saint Jérôme, où elle porte le no CIII; Pair, lat., tom. XXII, col. 831-
2. Les mythologues grecs racontaient que Stésichore ayant composé de violentes satires contre Hélène, les demi-dieux Castor et Pollux, frères de cette héroïne, se vengèrent du poète en le frappant de cécité. Pour fléchir leur courroux et recouvrer la vue, Stésichore, changeant le ton de sa lyre, célébra, dans une ode magnifique, les grâces et la vertu de celle qu'il avait outragée. C'est à ce trait de la fable qu'Augustin fait allusion.
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dant, par je ne sais quelle fascination, l'œil si clairvoyant de votre génie s'est laissé troubler sur ce point, et n'a pas saisi toutes les conséquences d'un pareil système. Qu'adviendrait-il en effet de l'autorité de nos Livres saints, si l'on admettait que leurs auteurs ont pu, dans un but quelconque, mentir honnêtement, pieusement? Je vous avais déjà écrit une première fois à ce sujet. Sans doute ma lettre ne vous sera point parvenue. Je renouvelle donc aujourd'hui mes instances 1. » — Par une singulière coïncidence, ou plutôt par suite des intrigues toujours vigilantes du parti origeniste, hostile à saint Jérôme, cette nouvelle lettre eut le sort de la première. Des copies en furent expédiées en Occident. On les faisait passer pour des réfutations que saint Augustin se croyait obligé de publier, dans l'intérêt de la foi mise en péril par le solitaire de Bethléem. Mais saint Jérôme avait en Italie des amis dévoués: ils s'empressèrent de l'informer de ces étranges rumeurs. Ils lui mandaient l'impression produite sur les esprits par l'autorité du nom d'Augustin, et le crédit que prêtait la célébrité de l'évêque d'Hippone à la double accusation de falsificateur des Ecritures et d'apologiste du mensonge officieux. Ils lui envoyaient une copie de la seconde lettre d'Augustin, promettant de lui transmettre la première, aussitôt qu'ils auraient pu se la procurer. Leur message parvint à Bethléem et n'étonna pas médiocrement l'illustre solitaire. Sept ans s'étaient écoulés depuis qu'Augustin avait entamé avec lui une correspondance qui se trouvait aux mains de tout le monde. Jérôme seul n'en avait pas su le premier mot. Il eut un moment de cruelle anxiété. Augustin se prêtait-il contre lui à une intrigue coupable? Entrait-il dans le concert de ses ennemis pour le dénigrer en public, et se donner le facile triomphe d'une polémique où la réponse à l'accusation ne pouvait paraître, puisque l'accusé était soigneusement tenu à l'écart?
45. L'incertitude ne fut pas longue. Une troisième lettre de l'évêque d'Hippone, échappant aux mésaventures des précédentes, fut enfin transmise à Bethléem. Elle portait pour suscription :
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1 S. August., Epist. XL pasiim; l'air, greee, tom. XXX11I, col. 154-157.
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« Au seigneur vénérable, au frère très-saint et très-aimé collègue dans le sacerdoce Jérôme, Augustin, salut dans le Seigneur. — Déjà je vous ai adressé deux lettres qui sont l'une et l'autre demeurées sans réponse. J'avais écrit la première, quand je n'étais encore que simple prêtre. Profuturus, l'un de mes amis, devenu bientôt évêque et mort prématurément, s'était chargé de vous la remettre en Palestine. Sa promotion, trop tôt suivie de son trépas, ne lui permit point de remplir ce message. J'ignore si cette lettre vous est jamais parvenue, ou si du moins une seconde que je vous écrivis, à quelques années d'intervalle, aura eu un meilleur sort. D'ailleurs, en voici le sommaire. » L'évêque d'Hippone reprenait alors les deux principaux points antérieurement traités, savoir : les inconvénients d'une traduction nouvelle de l'Écriture d'après le texte hébraïque; l'impossibilité d'admettre l'intervention d'un mensonge officieux dans le débat survenu entre les deux princes des apôtres à Antioche. Relativement à la version des Écritures d'après le texte original, il présentait un argument nouveau. « Je préférerais de beaucoup, disait-il, que vous vous contentiez de nous donner une traduction exacte du grec des Septante. Voici pourquoi. La version nouvelle que vous préparez jettera le trouble dans les églises latines, habituées à une leçon différente. Jusqu'ici on se bornait, dans une controverse, à vérifier le passage contesté sur le grec, généralement compris par tout le monde lettré. Désormais il faudra recourir à l'hébreu, dont la connaissance est fort rare. C'est ce qui vient d'arriver, dans l'église africaine d'Oëa, à l'un des évêques mes collègues. Il faisait lire votre traduction latine du prophète Jonas. Arrivé au passage où le prophète cherchant un refuge contre les ardeurs du soleil, dans la campagne de Ninive, Dieu fait surgir un arbuste pour le couvrir de son ombre, le lecteur donna à cet arbuste le nom de lierre (hedera), que vous avez cru devoir adopter 1. Or, à ce mot, le peuple, habitué à l'interprétation des Septante, se leva en tumulte et s'écria : « Non, non, ce n'était point un lierre, mais une courge (cucurbita). On falsifie les Écri-
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1 Jonœ, iv, 6.
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tures!—Pour apaiser l'effervescence, l'évêque dut recourir aux docteurs hébreux et leur soumettre la question. Soit ignorance, soit malice, ces fils de Jacob déclarèrent que l'évêque avait tort, et que le texte hébreu indiquait très-réellement l'arbuste du prophète sous un nom équivalent à celui de cucurbita. L'évêque fut obligé de passer condamnation sur ce point et de revenir à l'ancienne version italique. Sans cela, tous les fidèles eussent déserté son église1. »
46. La réponse de Jérôme fut vive, sans être pourtant aussi amère qu'on aurait pu l'attendre de son génie naturellement fougueux. « Vous me demandez, dit-il, de répondre à des lettres que vous m'auriez antérieurement adressées. Je n'en ai reçu aucune. Il me semble bien étonnant qu'au lieu de m'être transmises, ces lettres fassent maintenant le tour de l'Italie et défraient la curiosité des oisifs de Rome. Entre amis, il faut parler franc et vider jusqu'au fond les querelles. Ceux qui m'entourent dans ce monastère, les fidèles du Christ qui vivent en grand nombre à l'abri des lieux saints, veulent me soutenir que votre procédé à mon égard manque de sincérité. Ils prétendent que vous songez à élever votre gloire sur les ruines de ma réputation; que vous me provoquez insidieusement sans que je puisse vous répondre, comme si je redoutais la lutte; en un mot que vous prenez le rôle du vainqueur, me laissant celui du vaincu. En vérité, je ne le puis croire. Depuis qu'une copie de vos lettres précédentes m'est parvenue, j'ai hésité à vous répondre, ne sachant si elles sont véritablement votre œuvre. D'ailleurs, il me déplairait souverainement d'entamer une aigre et dure polémique avec un évêque de ma communion. Faites-moi tenir un exemplaire authentique, signé de votre main. Je vous répondrai alors. Sinon, ne poursuivez pas davantage un vieillard confiné dans sa pauvre cellule. Voulez-vous des luttes brillantes, où vous puissiez étaler les trésors de votre érudition, les ressources de votre génie? Choisissez parmi les jeunes et féconds orateurs de Rome un adversaire qui se fera gloire de
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1. S. A'jgnst., Epist. LXïl; Pair, lat., tom. XXXlil, col. 242, 243.
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rompre une lance avec un évêque, et de soutenir contre lui une thèse exégétique. Pour moi, soldat jadis, je ne suis aujourd'hui qu'un vétéran, capable tout au plus d'applaudir à vos victoires, trop usé pour rentrer dans l'arène. Je dirais volontiers avec le poète :
Omm» f'ert œtax, animum guor/ue. Serpe ego longos Cantando puerum memini me condere sole* : Nunc oblita mihitat carmina; vox guogne Mœrim Jam fugit ipsa '.
Mais à ce souvenir trop profane je préfère l'exemple biblique du vieux chef de Galaad, Berzellaï2. Au menent où David voulait le combler d'honneurs, il lui répondit qu'il avait passé l'âge où ces choses ont encore de l'attrait, et montrant son fils, il pria le roi de porter ses bienfaits sur ce jeune homme. Vous protestez n'avoir composé aucun livre contre moi. D'où sort donc celui qui s'est répandu en Italie sous votre nom? Puisque vous le désavouez, comment pouvez-vous exiger de moi que j'y réponde? Je ne suis pas assez stupide pour m'offenser d'une différence d'opinion entre nous sur une matière quelconque. Ce qui blesserait l'amitié, ce qui en violerait manifestement les droits, ce serait une critique de parti pris, laquelle, à mon insu, s'attaquerait à toutes mes paroles, dénigrerait mes livres et sous prétexte de me rendre la vue prétendrait me faire chanter la palinodie. Ne donnons pas au monde le spectacle d'une lutte puérile, qui désolerait nos amis et ferait triompher nos détracteurs. Je vous parle avec cette franchise, parce que mon amour pour vous est sincère en Jésus-Christ. D'ailleurs, je ne sais pas retenir sur mes lèvres une pensée qui est dans mon cœur. Je n'ai pas enfoui ma jeunesse et consumé ma vie dans un monastère pour entrer à mon âge en lutte avec un évêque de votre mérite, un évêque que j'ai aimé sans même l'avoir connu, un évêque qui m'a demandé le premier mon amitié, un évêque dont la gloire naissante me comble de joie et auquel je serais si heureux de laisser l'héritage de mes travaux scripturaires 3!»
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1. Virgile Eclog. ix. — 2. H Reg., xix, 32-37. — 3. S. Hieronjm., EpUt. cv; Pair, lat., tom. XXII, col. 851.