Darras tome 27 p. 269
§ IV. LE CARDINAL, LÉGAT GUILLAUME DE PAVIE.
22. A ces paternelles avances, à ces avertissements solennels, dont l’écho frappait sou oreille, le roi répond en expédiant à Rome une nouvelle ambassade, ayant pour chef et pour interprète le sempiternel Jean d’Oxford. Cet homme amplement pourvu de ruses et de mensonges, mais que l’or anglais rend encore plus dangereux, achète de bas auxiliaires à la cour d’Alexandre III ; il surprend en partie la bonne foi de l’incorruptible Pontife. Assurant et promettant tout ce qu’on veut, ne reculant devant aucun parjure, il obtient que la sentence d’excommunication suspendue sur la tête du roi ne soit pas encore prononcée, et que celle dont il est atteint lui-même n’ait pour le moment aucun effet, avant que des légats ne soient allés vider le litige en Angleterre. Il obtient enfin que le cardinal Guillaume de Pavie, ce caractère équivoque, ce louche interlocuteur qui s’était commis avec Barberousse, et qui n’a rien d’avoué que sa haine pour Thomas, soit chargé de cette légation, mais non d’une manière exclusive ; le Pape adjoint à Guillaume le cardinal Otton, du titre de Saint-Nicolas in Carcere Tulliano, comme garantie de justice et d’impartialité. Encore sa conscience n’est-elle pas entièrement rassurée par les sentiments bien connus
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du second légat; il exige du premier les promesses les plus explicites et les plus graves serments au sujet de sa mission. En regagnant l’Angleterre, Jean d’Oxford sème partout le bruit de son triomphe. Il ne dit rien des restrictions imposées et des précautions prises ; il s(t ?)ait le nom du légat Otton et ne parle que de Guillaume son complice ; il fait sonner bien haut que lui-même et le roi sont soustraits à la juridiction de l’archevêque de Cantorbéry, que celui-ci sera bientôt déposé par l’autorité pontificale, que l’excommunication déjà portée n’a plus aucune valeur et que l’autre ne sera jamais prononcée. Ces nouvelles jettent dans la consternation, non-seulement les catholiques anglais, mais encore et surtout l’Eglise de France tout entière; nous savons avec quelle unanimité elle avait épousé la cause du saint archevêque de Cantorbéry. Le doute ne se présentait pas d’abord ; comment supposer une pareille impudence? Au premier moment, lui-même se regarda comme abandonné par le suprême défenseur de l’innocence et de la justice.
23. Entendons le cri qui s’échappe alors de son cœur déchiré. Le langage des prophètes lui parait seul capable d’égaler sa douleur et d exprimer son angoisse. « D’ où vient que nous sommes encore un opprobre pour nos voisins, un sujet de dérision et de moquerie1, je ne dis plus seulement pour ceux qui nous entourent, je dis plutôt pour toutes les nations qui forment les deux royaumes, la France et l’Angleterre ; peut-être devrais-je ajouter, pour l’empire lui-même ? Quels bruits infamants, quelles rumeurs scandaleuses circulent de toutes parts contre la personne auguste du Vicaire de Jésus-Christ! En comparaison de ce qui le touche, Dieu m’en est témoin, j’oublie ce qui touehe mon humble personne... Voilà ce Jean d'Oxford et les compagnons de son ambassade qui, depuis leur retour de la Curie Romaine, s’exaltant au-dessus de tout ce qui reçoit les honneurs et porte le nom de Dieu2, se vantent d’avoir obtenu de cette même curie l’objet de leurs désirs quelconques. Le roi serait donc exempt vis-à-vis de l’autorité des évêques et ne re-
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1. Psalm. Lxxviii, 4.
2. II Thessal. il, 4.
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lèveraient que du Pape seul, se riant désormais de toute autre excommunication. Ce Guillaume de Pavie, notre ennemi plus que manifeste, viendrait muni de tous les pouvoirs dans les terres royales, non pour édifier et planter, mais pour déraciner et détruire. C’est lui qui trancherait le litige entre le monarque et le primat, qui jugerait en dernier ressort une cause de cette importance. Déjà les évêques anglais revenaient à nous, non sans crainte. Celui d’Héreford, se rendant enfin à notre appel, n’attendait qu’un vent favorable pour passer le détroit, lorsque, malgré toutes ses précautions, il se rencontra face à face avec l’ambassadeur arrivant de Rome; et celui-ci lui défendit d’aller plus loin, au nom du roi d’abord, au nom du Pape ensuite. C’est en vain que le prélat, qu’un désir sincère amenait, dans l’espoir d’user de son influence et de négocier la paix, demanda qu’on lui montrât les lettres pontificales ; Jean d’Oxford prétendit qu’il les avait envoyées à la Cour. L’évêque de Londres, qui lui-même se disposait à nous visiter en dépit de ses répugnances, les aurait lues, dit-on, et se serait alors écrié : A la bonne heure! Thomas ne sera donc plus mon archevêque... — Si tout cela est vrai ; nul doute que le Pape, notre chef spirituel, en accablant notre humble personne, en renversant notre autorité, n’ait porté coup à la sienne, en même temps qu’à tous les dignitaires ecclésiastiques dans les deux royaumes, aux Eglises si dévouées de France et d’Angleterre. Ce fatal exemple étant donné, où s’arrêtera désormais l’audace des autres souverains? A quelle puissance recourir pour opposer une barrière à leurs usurpations, en admettant toujours que l’Eglise Romaine nous ait de la sorte abandonné, nous qui pour elle avons résisté jusqu'au sang...
24. « Quelle sera la fin de ces choses, nous l’ignorons ; ce que nous savons bien, c’est que, vraies ou fausses, elles pèsent sur nous d’un poids écrasant. Evêques, Abbés, clercs de tout ordre n’ont plus pour nous aucun égard et nous refusent hardiment leur obéissance, assurés qu’ils se croient de notre prochaine déposition. Que le Pape se rassure néanmoins; pour aucune raison nous n’irons plaider notre cause dans les domaines du roi, nous ne comparaîtrons
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au tribunal de nos ennemis, de ce Guillaume surtout, qui ne désira que notre perte, afin d’obtenir notre siège primatial, dont il a reçu la promesse, nous assure-t-on, pourvu que le roi parvienne à se débarrasser de nous. Un autre malheur nous accable, toujours par suite de ces mêmes bruits: les nobles personnages, les grands seigneurs du royaume de France, qui jusqu’ici nous témoignaient tant de dévouement, désespèrent maintenant de notre cause et rejettent sur nos bras nos compagnons d’exil. Dénués de toutes ressources, ces infortunés périront comme plusieurs ont déjà péri. Représentez toutes ces choses au Pape, ne perdez pas un instant. Nous espérons encore; puisse notre espoir n’être pas confondu ! Hâtez vous aussi de nous renseigner sur ce qui se passe1. » Thomas écrivait à l’un de ses secrétaires les plus dévoués, résidant alors à Rome dans l’intérêt de l’Eglise persécutée. L’âme du saint, comme il est aisé de le comprendre, subit une sorte d’agonie, et d’abord elle pousse des cris de détresse que la froide raison ne saurait approuver, mais qu’elle explique par le sentiment de la douleur et celui de la justice. C’est le cri du Sauveur sur la croix :« Mon Père, mon Père, pourquoi m’avez-vous abandonné2? » Cette grande âme se dégage vers la fin : elle admet le doute et s’obstine à garder l’espérance. Jean de Salisbury, l’inséparable ami de l’archevêque, est moins indulgent et plus sévère dans ses interprétations. Le jour ne va pas tarder à briller, confirmant les espérances de l’un et dissipant les préventions de l’autre. Les bruits infamants répandus avec tant d’impudence et les récriminations passionnées qu’ils soulevaient ne pouvaient manquer de retentir aux oreilles du Pape. Il en fut même directement instruit par un sous-diacre de l’Eglise Romaine, natif de la Lombardie, et nommé seulement Lombard à cause de son origine, que plusieurs dès lors confondent avec le célèbre docteur Pierre, dont la mort cependant remonte à plusieurs années, comme nous l’avons dit.
25. Le nouveau Lombard remplissait une mission pontificale dans les Gaules ; mais il n’hésite pas à se poser en défenseur de
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1 Codex Vat. Sanct. Thomæ Cant. Epist.i, 164.
2 Matth. xxvn, 46.
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l’archevêque opprimé 1. N’était-ce pas défendre en même temps l’indépendance de l’Eglise et l’honneur de son chef ? Le Pape dut éprouver une émotion d’autant plus pénible qu’il avait mieux déterminé dans la lettre remise aux légats pour les évêques d’Angleterre l’objet de cette légation. Il n’envoyait nullement des juges au saint primat de Cantorbéry, mais bien des intercesseurs et des avocats pour plaider sa cause et ménager une reconciliation. Il avait pris soin d’écrire à Thomas lui-même ; « Vous pouvez avoir une pleine sécurité ; nos deux cardinaux doivent vous inspirer toute confiance. Vous connaissez Otton ; mais n’ayez même aucun doute sur Guillaume. Nous leur avons enjoint de la manière la plus expresse et la plus forte d’employer toute leur autorité, de mettre tous les moyens en œuvre pour vous rétablir dans la plénitude de vos fonctions et les bonnes grâce du roi. Guillaume nous a fait des promesses qui ne permettent ni soupçon ni crainte à cet égard. » Comment seront respectées ces généreuses paroles, un prochain avenir nous l’apprendra. Du reste, le Pontife n’était pas seul dans l’illusion, si facile aux grandes âmes ; Jean de Salisbury la partageait. « J’espère, écrivait-il à l’archevêque son maître et son ami, que cette familiarité même qui règne entre le légat et le monarque, bien qu’elle soit pour beaucoup un sujet d’appréhension, pourra tourner au bien de l’Eglise ; c’est l’instrument dont Dieu veut se servir pour notre relèvement, le salut du légat lui-même et votre gloire à vous. » Alexandre n’avait admis qu’une trêve, comme elle a lieu souvent entre parties belligérantes en vue de négocier la paix, l’estimant toujours aussi possible qu’elle était réellement désirable. Au fond il n’entendait pas faire la plus légère concession, au détriment du pouvoir spirituel ni des droits de l’innocence. Voici ce qu’il écrivait encore au primat exilé : «Si le roi, ce qu’à Dieu ne plaise, endurcissant son cœur, persévère dans son obstination ; s’il refuse de se réconcilier avec vous et de rendre la paix à l’Eglise, ainsi qu’à vos amis ; s’il n’écoute pas enfin l’expression de la volonté divine, nos paternels avertissements, ce que son honneur lui
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1. Ibid. Epist. i, 165.
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commande, agissez alors en toute liberté: ce royaume, ceux qui le gouvernent ou l’administrent, tout ce que vous avez sous votre juridiction de métropolitain ou de légat, nous abandonnons tout à votre sagesse de pontife ; vengez comme il conviendra le mieux dans votre appréciation, et vos injures personnelles et les torts que l’Eglise a subis1 . » Après un tel langage, il n’y a plus que la mauvaise foi qui puisse incriminer le pape Alexandre.
26. Jean de Salisbury le proclame hautement lui-mème : « En résumé, quand on examine avec soin ce qui s’est fait à Rome, on ne peut s’empêcher de voir que le Souverain Pontife, malgré les obsessions dont il était circonvenu, a fidèlement rempli sa haute mission, sauvegardant les intérêts de l’Eglise et les nôtres. » On n’en saurait dire autant de tous les membres du Sacré-Collége ; à quoi bon le taire ou le dissimuler. L’or de l’Angleterre se glissa dans quelques rangs obscurs de l’auguste assemblée. Thomas le déplore avec un sentiment de profonde humiliation et de douleur amère ; il stigmatise sans détour et sans pitié ces consciences vénales, « que le poison de l’Occident a flétries et corrodées. » Mais quel magnifique témoignage ne rend-il pas aux cardinaux dont l’invincible désintéressement avait maintenu l’honneur de l’Eglise Romaine ! Parmi ceux qui, non contents de mépriser l’or britannique, ont prodigué le leur pour secourir les Bretons exilés et pauvres, figuraient Humbald d’Ostie, qui montera plus tard sur le trône de S. Pierre sous le nom de Lucius III, et le cardinal diacre Hyacinthe, de la maison des Orsini, qui lui-mème sera pape sous le nom de Célestin III. « D’autres nous ont consolé par des paroles, leur écrit l’exilé ; mais votre bonté pour nous s’est manifestée par des actes et des largesses. Vous avez ressenti nos malheurs et les malheurs de l’Eglise ; les angoisses des pauvres de Jésus-Christ, de ceux qui portent avec nous le poids de la proscription, sont devenues les vôtres. Daigne au dernier jour récompenser votre charité paternelle, votre généreuse compassion, le Juge équitable qui promet aux miséricordieux une surabondante miséricorde ! Vous n’a-
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i Codex Yat. Sum. Pont. Alexand. III Epist. n, 7.
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vez pas subi les chaînes d’or où plusieurs se sont laissé prendre, pour notre préjudice à nous et pour la confusion du siège apostolique. C’est à leur vénalité que le roi d’Angleterre doit ces lettres pontificales qu’il fait publier dans tous les carrefours de ses deux royaumes... Le Seigneur connait ceux qui sont avec lui, et l’Église connaît déjà ceux qui ne sont pas avec elle ; car le roi ne sait nullement les noms des hommes qu’il a payés, ni la somme qu’ils lui coûtent. Les dons royaux sont nos dépouilles, le pain des indigents ; plus que cela même, la robe du divin Crucifié 1. »
27. Parmi les dignitaires qui traînaient ainsi dans la boue la pourpre romaine, il faut réserver une place d’honneur au cardinal Jean de Naples, qui, remplissant les fonctions de légat dans la Sicile, s’était fait sous ce rapport une réputation honteusement éclatante. Il ne reculait devant aucun moyen, il était habile à saisir toutes les occasions pour augmenter les revenus de sa charge, exploitant les Siciliens avec une rare impudence. Un fou de cour, noble d’origine, usant des privilèges de sa prétendue folie, le lui reprocha publiquement d’une manière aussi vive que spirituelle, mais sans le corriger ni même le faire rougir. — Combien de milles comptez-vous de Palerme à Rome? lui demanda-t-il d’abord, jouant sur le mot mille ; puis il ajouta sur un ton beaucoup plus sérieux qu’on ne pouvait l’attendre d’une pareille tête : si le vieux Guillaume notre roi vivait encore, tu ne retournerais pas à ton palais romain, les poches pleines de l’or de Sicile ; tu ne reviendrais pas non plus susciter à la cour tant de divisions et de querelles 2. » Comme la triste humanité, l’histoire vit de contrastes. Il en est un qui s’offre à nous dans l'ile et la capitale. A cette cupidité doublement repoussante, que nous avons dû stigmatiser en passant, opposons un glorieux modèle d’abnégation et d’humilité. Guillaume Ier était mort l’année précédente, avec la réputation que nous savons et le surnom déplorable qui la consacrait, mais dans le fond de son âme et la réalité de sa vie valant mieux que sa réputation ; il avait pour successeur au trône un enfant de douze ans au plus, Guillaume II,
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1. Codex Vatic. Sand. Thom,v cant. Epist. il, 54.
2. Hugo Falcàkd. de Calomit. Sicil. ad annum 1167.
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surnommé le Bon; par un autre genre de contraste ; son second fils lui succédait comme duc d’Apulie. La reine mère, Marguerite d’Aragon était la nièce de l'archevêque de Rouen frère de Rotrou comte du Perche; elle obtint que son oncle envoyât auprès du jeune roi un membre important de leur famille ; et le prélat, secondant ses pieuses intentions, fit partir Etienne son neveu, avec une nombreuse et brillante suite.
28. De cette émigration était Pierre de Blois, à qui sa réputation littéraire et scientifique, jointe aux plus solides vertus cléricales, promettait un grand avenir. Lui-même nous apprend dans une lettre écrite un an plus lard à Galtier d’Agrigente, alors archevêque élu de Salerne, les emplois et les honneurs qu’il avait rencontrés à la cour de Sicile : « Vous savez que j’ai du vous remplacer comme précepteur auprès du roi Guillaume; après que vous l’aviez instruit dans l’art de la versification et l’étude des lettres, il me restait à l’initier par mes soins à de plus hautes sciences. J’accomplissais de tout cœur cette délicate mission; mais, laissant là les livres, notre élève s’est jeté dans les bruyantes distractions du palais. » La fortune du maître et sa qualité d’étranger avaient excité la haine et la jalousie ; on voulait l’éloigner de la cour, serait-ce même en le poussant aux dignités ecclésiastiques. Pierre le dit ailleurs: « J’étais garde des sceaux du royaume et précepteur du roi ; après la reine et l’élu de Salerne, j’avais la principale autorité, quand les jaloux qu’importunait ma présence, réussirent par leurs secrètes machinations à me faire nommer archevêque de Naples. Appelé, je ne me rendis pas ; entouré d’obsessions et de prières, je refusai mon consentement1.» Ce refus des dignités ecclésiastiques chez un clerc aussi distingué par son érudition proclame bien haut son abnégation et sa piété ; il déclina même longtemps l’honneur du sacerdoce et ne s’y résigna que dans un âge avancé. Ne pouvant en faire un évêque, ses ennemis menaçaient d’en faire un martyr, moins la gloire qui s’attache à ce titre. Pendant la minorité de son roi, la Sicile traversait une période extrêmement agitée et profon-
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1. Petr. Blés. Epist. lxyi.
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dément calamiteuse. La conspiration n’en avait que plus beau jeu. Ecoutons encore Pierre : « Avec quelle atrocité les agitateurs avaient conjuré la perte de l'archevêque élu de Salerne chancelier du roi, plus n’est besoin de le dire. Quand mon protecteur et mon ami fut contraint de s’éloigner, j’étais malade, hors d’état de le suivre en exil ; l’archevêque de Salerne, à la demande du jeune roi, me rçut dans sa demeure ; il ne me prodigua pas moins d’attentions et de soins que si j’avais été son maître ou son fils. Dès que ma guérison fut assurée, j’allai trouver le prince et les grands de sa cour, implorant la permission de quitter le royaume. On insista vainement pour me faire garder mon emploi ; ni les prières, ni les présents, ni les promesses ne purent m’y décider. Cette terre est aussi de celles qui dévorent leurs habitants ; redoutant les trames et la méchanceté de mes ennemis, je n’avais plus qu’une pensée, rentrer au plus vite dans ma patrie. Or je ne pouvais pas quitter la Sicile en passant le détroit et voyager à travers la Calabre sans encourir toutes sortes de dangers. Un navire génois venait d’être pris avec tout son équipage par des pirates Siciliens ; le roi le mit à ma disposition, en faisant jurer aux hommes qui le montaient de m’être en tout fidèles et de pourvoir à ma sécurité : fuyant donc la mort sur terre, j’affrontais la mort sur mer 1.» Pierre débarquait heureusement à Gènes peu de jours après. De là il fit route vers l’Angleterre, où le roi l’admit à sa cour, et lui donna même bientôt une place de confiance, en le nommant son secrétaire particulier. Le savant et modeste clerc n’usera de sa position que pour défendre avec courage et procurer avec une infatigable ardeur les grands intérêts de l’Eglise.
29. Dans l’année 1107, Henri II avait perdu sa mère, veuve de l’empereur Henri V d’abord, et de Geoffroy Plantagenet ensuite. On l’appelait toujours l’impératrice Mathilde. Si la première partie de sa vie s’était écoulée dans de violentes agitations, la seconde relativement plus paisible fut consacrée au bien de la religion et de l’état. Par des œuvres pieuses elle rappelait de loin la grande Mar-
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1 Ejusd. Episl.xc.
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guerite d’Ecosse. Avant de mourir elle distribua son immense fortune aux églises les plus dénuées, aux couvents de l’un et de l’autre sexe, aux institutions d’orphelins, à tous les pauvres signalés à sa charité ; sa couche de soie eut la même destination et ne reçut pas son dernier soupir. Celle mère chrétienne avait plus d’une fois tenté de rétablir la concorde entre le roi son fils et le primat d’Angleterre, qu’elle admirait comme un héros et vénérait comme un saint. Bien que son influence eût rencontré dans l’orgueil du prince et les menées de la cour les plus funestes obstacles, peut-être eût- elle empêché, par sa seule présence, par le mystérieux pouvoir de l'amour maternel, les dernières catastrophes.
30. Le jour même des calendres de janvier 1168, les nouveaux légats quittèrent Rome, prenant des chemins différents pour se transporter dans les Gaules, mais après s’être donné rendez-vous à Montpellier. Ils portaient les lettres pontificales dont nous avons parlé plus haut : deux adressées à l’archevêque et sauvegardant pleinement ses droits1 : une au roi d’Angleterre, le pressant de seconder leur pacifique mission2; une enfin au roi de France, le remerciant avec une tendre effusion de ce qu’il avait fait pour le saint archevêque et le priant de s’interposer pour le rétablir dans les bonnes grâces du roi d’Angleterre, ou pour ménager du moins une réconciliation indispensable au bien de la société chrétienne3. Le légat Guillaume de Pavie compromit dès le début le résultat des négociations par une malheureuse lettre à Thomas, dans laquelle il se posait en juge, et non pas seulement en conciliateur. Sous l’impression de cette missive, le primat offensé traça sur-le-champ une courte réponse qui pouvait tout enrayer en déchirant tous les voiles. « Vous m’annoncez, lui dit-il, dans une lettre enduite de miel au commencement, pleine de venin au milieu, répandant à la fin quelques gouttes d’huile sur la blessure, que vous êtes venu pour dirimer le litige entre le roi d’Angleterre et nous. Non, vous n’êtes pas venu pour cela, nous ne pouvons le croire ; ce qui n’est
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1 Codex vatic. Sum. Pont. Alexand. 111 Epist. 1, 163 ,• n, 1.
2Ibid. Epist. il, 2.
3Ibid. Epist. n, 3.
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p279 CHAP. V. — SAGE FERMETÉ D’ALEXANDRE III.
pas douteux, c’est que nous ne vous acceptons pas à ce titre, pour bien des raisons que nous vous exposerons en temps et lieu... » Il eut cependant la prudence de ne pas obéir à ce premier mouvement et de soumettre cette réponse à Jean de Salisbury, dont il connaissait par une longue expérience le discernement et l’amitié. Jean blâma la forme, sans contredire le fonds ; il estima qu’une telle lettre ne devait pas être envoyée. « En supposant que Guillaume soit toujours le même à votre égard, animé de sentiments hostiles, ne le démasquez pas, laissez-le se trahir par ses œuvres. Gardez la modération que nous commande la présence de Dieu, et qui finit par commander aux hommes1. » Le saint comprit; retenant sa première lettre, il en écrivit une qu’on peut regarder comme un modèle de sagesse et de modestie. La leçon indirecte qu’elle renfermait n’était pas à la portée de Guillaume; il allait partout se vantant que la cause dépendait absolument de sa décision, que le Pape l’avait constitué juge en dernier ressort. Sa jactance donnait bien vite raison à Jean de Salisbury ; si la lettre avait paru susceptible d’une interprétation mitigée, les paroles ne laissaient aucun doute.