Persécution en Prusse 4

Darras tome 42 p. 630

 

   41 Et quels résultats obtint, par la persécution, le tout puis­sant, mais peu scrupuleux Chancelier? Avec sa nature tenace et féconde en ressources, il poussa la persécution jusqu'aux dernières extrémités; il avait, à sa disposition, les forces de l'empire, le prestige de la victoire, le fanatisme protestant et le fanatisme libéral, plus impie encore; il travaillait avec l'appui de la franc-maçonnerie, aux applaudissements de tous les ennemis de l'Église el du Saint-Siège. Et pourtant il devait, non seulement n'obtenir aucun des résultats qu'il poursuivait, mais ébranler l'œuvre qu'il voulait soutenir, mettre en échec sa propre croyance et ce qui est pire, ruiner les bases mêmes de la société. Pour le compte du roi de Prusse, Bismarck poursui­vait l'œuvre la plus radicalement révolutionnaire, et ses adver-

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saires, pour le vaincre, n'avaient besoin ni de  conspirer,  ni d'agir ; il leur eut suffi de mettre les mains dans leurs poches.

 

Pour faire brèche au catholicisme, Bismarck avait appuyé les Vieux catholiques ; les vieux catholiques se fondirent comme neige au printemps, armée sans soldats, église sans fidèles. Bismarck avait pensé détruire la foi par l'école, par le mariage civil, par toutes les rubriques du naturalisme; les protestants cessèrent de se marier même au civil, ne firent plus baptiser leurs enfants et les écoles qui devaient fournir des impies, don­nèrent des recrues au socialisme. La logique est plus forte que les hommes. Il n'est pas donné, au persécuteur, de limiter la portée de ses coups. Les brèches qu'il veut faire à l'Église, il les fait à sa propre maison. La ruine morale et matérielle est la conséquence forcée et le châtiment de ses fureurs.

 

   Voici les raisonnements, selon nous très justes, que fait là dessus l'évêque de Mayence : « Le libéralisme fait de l'État un Dieu prudent, dit-il; cependant il parle de religion et d'Église. C'est un non-sens manifeste. Vient le socialisme qui dit :  Si l'État est Dieu, le développement historique de la religion est une immense duperie. Moi, socialisme, je ne veux plus entendre parler ni de religion, ni d'Église, ni de culte. -- Le libéralisme veut enlever au mariage son caractère religieux. Cependant, il tient à le conserver sous la forme de mariage civil. Le socia­lisme vient et dit : Si Dieu n'a pas réglé le mariage, nous ne voulons point du règlement des hommes; notre volonté est notre loi, nos passions sont notre droit, que personne n'y touche! Le libéralisme dit : Il n'y a pas de loi divine éternelle au-dessus de la loi de l'État. La loi de l'État est absolue. L'Église, la famille, le père, n'ont d'autres droits que ceux que l'État veut bien leur octroyer par ses organes législatifs. Mais la propriété est invio­lable. Il y a donc aussi des exceptions. L'État peut enlever à l'Eglise tous ses droits, car ils reposent sur la loi civile; par la même raison, il peut supprimer toutes les institutions catho­liques; mais pour la propriété, personne ne peut y toucher. Le socialisme répond : Non-sens. Si l'Etat est la source unique

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p632     PONTIFICAT DE  PIE IX  (1840-1878)

 

du droit et de la loi, il est aussi la source de la propriété. Ce qui est réglé par la loi est le droit. Nous demandons la révision des lois sur la propriété et sur l'héritage. Dans la condition ac­tuelle, tous les biens sont entre les mains d'un petit nombre, la masse vit dans la pauvreté et la misère; cette condition est cruelle et inhumaine. Ce n'est que le travail personnel qui peut donner droit à la propriété. Le droit absolu d'héritage est in­juste. La propriété foncière appartient à tout le monde. — Si les prémisses sont vraies, si l'Etat est le Dieu présent, si la loi est absolue, qui peut lui contester le droit de réformer les lois qui règlent la propriété? Ce qu'il a fait comme Dieu, il peut le re­faire. Ce qui était juste une première fois, doit l'être une se­conde (1).

 

Les faits répondaient à ces exigences de la logique. La pres­que totalité du peuple catholique restait fidèle à la religion per­sécutée. Ceux qui n'avaient pas le courage de la persévérance se laissaient couler dans l'état sauvage, dans cet abîme d'ins­tincts surexcités et de passions mécontentes, où les mœurs sont pires que dans la sauvagerie. Au moment où Bismarck se flattait de n'aller point à Canossa, deux socialistes tiraient à bout portant sur l'empereur ; les revolvers de Hœdel et de Nobiling avaient emprunté leur bourre aux petits papiers de Bismarck. Ce n'étaient pas les ouvriers qui avaient attaqué le Danemarek, conquis des provinces allemandes et détrôné leurs princes ; ce n'est pas eux qui avaient préconisé l'adage : La force prime le droit. Mais ces principes posés, les ouvriers avaient conclu que, Dieu écarté, ils devaient trouver le paradis sur la terre ; et ceux d'entre eux que des disgrâces privées, un caractère sombre, les entraînements du fanatisme ne poussaient pas à la violence, se rabattaient sur les désordres des mœurs. Minée par les socialistes, dont les têtes folles ne cessaient de se multiplier, l'unité allemande ne l'était pas moins par une démoralisation effrayante. Les statistiques le démontrent ; la dissolution morale est proportionnelle  au progrès du Kultur-

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(1) Le Kullurhampf, p. 11.

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kampf. En 1871, le nombre des crimes déférés en Prusse à la police, était de 6,403; en 1877, il est de 12,807. En 1871, telle maison de correction rhénane renfermait 71 femmes ; en 1877, 222. De tous les symptômes le plus alarmant, mais le plus facile à expliquer, c'est que la jeunesse se faisait surtout remarquer par les prouesses du crime. Il est vrai, comme compensation, on avait chassé les sœurs et retiré aux prêtres l'inspection des écoles, Bismarck en belle humeur avait appelé sa persécution « une chasse aux porcs» ; c'est son œuvre qui venait s'échouer sur les récifs de la porcellerie.

 

Bismarck, au surplus, ne se laissait pas désarçonner pour si peu. Après avoir dressé des batteries contre les catholiques, il se retourna contre les socialistes et voulut les abattre. Ce fut l'objet d'une loi. Pour l'obtenir des chambres, le chancelier pria la cour de Rome de presser sur le centre ; le nonce, sans qua­lité pour offrir cet avantage au rusé politique, se borna à deman­der la liberté de l'Eglise. Les catholiques refusèrent leur vote et bien leur en prit. La loi, votée un samedi contre les socialistes, était tournée le lundi contre les catholiques. Ce jour-là même la police déclarait à l'association catholique des jeunes emplo­yés de commerce, qu'elle tombait sous le coup de la loi comme « s'occupant d'intérêts sociaux et religieux. » Par cette hâtive rigueur, le gouvernement montrait bien qu'il prenait à son compte les aveugles passions dont un des chefs du parti conser­vateur, pendant la discussion de la loi contre les socialistes, le comte de Bethisy-Huc, s'était fait l'interprète en pleine tribune : « Pour moi, avait-il dit, les cercles catholiques d'ouvriers, les associations catholiques de toute nuance me paraissent bien plus dangereuses que les réunions socialistes proprement dites. » Etait-il possible de mieux justifier les prévisions des députés du centre qui, en repoussant la loi, rappelaient plusieurs de ses dispositions « des articles de caoutchoux » dont la police ferait tout ce qu'elle voudrait ? Après comme avant la promul­gation de cette loi, le gouvernement prussien se servait des lois de Mai et s'y disait condamné par  la nécessité de défen-

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dre l'Empire. Allégation frivole, mal fondée en principe, démen­tie par les faits et qui n'est que la marque d'un aveuglement passionné. Il faudra que le prince de Bismarck devienne réac­tionnaire en politique et en religion ; il faudra qu'il fasse du droit la base de sa politique ; il faudra qu'il respecte le droit de l'Eglise comme celui de l'Etat, car l'Eglise a, de concert avec l'Etat, une mission tutélaire à remplir pour le salut des âmes.

 

49. Que peut bien valoir cette grosse Allemagne dont nous parlons sans cesse ? Quelle est sa force réelle, sa puissance au­thentique et que peut-on bien augurer de son avenir ?

 

On a écrit, sur l'Allemagne, des livres pleins d'enthousiasme ; d'autres pleins de dénigrements. Ceux-ci ont vu les mauvais côtés ; ceux-là les bons ; mais ni les uns ni les autres ne paraissent avoir sondé du regard les profondeurs de l'Allemagne.

 

Si je porte mes yeux sur l'antiquité, depuis les origines du monde, jusqu'à la grande invasion du IVe siècle, l'Allemagne n'a été qu'une fourmilière de tribus sans affinité, ni cohésion. C'est une sorte de rendez-vous de tous les vagabonds du monde an­tique. Ce n'est plus l'ère patriarcale, avec sa famille voyageuse et son chef respecté ; c'est quelque chose d'analogue aux rois des mers septentrionales, seulement les pirates opèrent sur l'eau et les Allemands opèrent sur le plancher des vaches. Race de tribus errantes et pillardes, demandant la subsistance à la culture sans travail ou au vol, roulant sur les charriots, attachant ses chevaux de ça et delà, picorant partout. Claudien et Sidoine Apollinaire parmi les anciens, parmi les modernes, Chateau­briand et Augustin Thierry, ont donné, de ces races allemandes, des descriptions pittoresques. Le fait général qui en sort c'est que les Allemands ne sont pas un peuple, qu'ils ne forment qu'une mosaïque mouvante de tribus hostiles, un ramassis de gens sans culture, sans travail, sans civilisation, sans rien qui constitue la nationalité.

 

Si vous franchissez dix siècles de l'histoire des peuples mo­dernes, vous verrez naître, en 1525, la petite Prusse, d'un vol

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fait à l'Église par le rusé grand maître de l'Ordre Teutonique, un chevalier qui prit à l'Église, une principaulé et escamota à Dieu une femme. Après cette naissance peu glorieuse, elle vi­vote obscurément pendant deux siècles. La tradition de ces ducs est très simple ; tout prendre et si l'on peut tout garder : voilà leur programme. Leur symbole, c'est l'aigle à deux têtes ; une seule n'exprimerait pas suffisamment leur voracité; deux ça marque mieux, par le double bec, et les quatre serres, une forte puissance d'arrachage et de gloutonnerie. Leur nom, Hohenzollern, cela signifie des gens qui savent tondre le mou­ton de près, lui enlever toute sa laine en lui laissant sa chair. A la fin de la guerre de Trente ans, la Prusse était dans la tête de l'Electeur de Brandebourg, comme Minerve, avant le coup de hache, dans la tête de Jupiter. Frédéric-Guillaume commença par retirer, des flammes de la guerre, les morceaux rôtis de sa principauté. Le Brandebourg était le pays le plus considéra­ble du Saint-Empire ; l'électeur y vivait comme un gueux. L'électeur vit que pour agrandir ses états, il fallait de l'argent et des soldats ; de l'argent, il en prit dans la poche de ses sujets: des soudards, il en fabrique avec les fils dont il avait dé­pouillé les pères. Avec des rognures de territoire et des mor­ceaux de peuples, lui et ses successeurs composèrent, petit à petit, le royaume de Prusse. Quand le petit royaume fut fondé, le prince s'adjugea le nom de roi. Les ancêtres de l'Empereur actuel avaient acquis le territoire de l'État prussien avant que fut né le peuple de Prusse; fidèle à leur tradition, il a conquis ou pris les duchés de l'Elbe, Francfort, et la Hesse et le Hanovre. On a beaucoup remarqué son décret magnanime : Article pre­mier, nous prenons ! L'empereur d'Allemagne est à l'Allemagne ce que le roi de Prusse est à la Prusse, un monarque qui prend. C'est ce qu'on appelle le problème germanique : il est très simple.

 

L'Allemagne ne s'accommodera pas aisément du régime prus­sien. L'empire est fort, matériellement parlant; moralement il est plein de difficultés. La statue de la Germania au Niederwald

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p636   PONTIFICAT DE  PIE IX (184C-1S73)

 

est l'image de sa situation. Un monument magnifique, glorieux, riche, florissant, entouré de princes dévoués à sa fortune, mais miné à la base : voilà le symbole de l'Allemagne.

 

On répand des prophéties sur les malheurs qui l'attendent : c'est signe que les esprits ne sont pas rassurés. On dit qu'à certaine apparition périodique, les Hohenzollern doivent s'at­tendre à une catastrophe. C'est pourquoi les fondateurs de l'em­pire sont inquiets. L'empereur a 91 ans, son fils a un cancer dans la gorge ; son petit-fils, un élément de dissolution dans la poitrine. Ces puissants sont tristes. Le vieil empereur, comme jadis, Charlemagne, regarde avec anxiété l'avenir. Le Kronprinz a la terreur de l'inconnu. Le prince Guillaume se raidit contre les dangers futurs et a prononcé des paroles de menace. Très sombre aussi est la philosophie de Moltkeet la politique du cons­pirateur de Varzin, le Mazzini et la diplomatie. On ne peut re­procher à ces hommes, cette infatuation qui est de la sécurité. Leurs yeux sont grands ouverts ; vigoureuse est l'attitude de la défensive. Tout ce monde sait qu'il est plus aisé de vaincre sur le champ de bataille et d'improviser une constitution, que de faire vivre l'incohérente Allemagne sous la vigueur de la loi prussienne.

 

Je ne dis rien des dangers du dehors ; mais au dedans tout est péril. Les principautés juxtaposées ne se soudent pas ; celles qu'on veut prendre, résistent. Le peuple se plaint d'avoir à porter de trop lourds fardeaux. Au sein du peuple un mouvement socialiste se déclare et il est fort probable qu'il ne s'arrêtera pas facilement.

 

L'Allemand, dit Lavisse, trouve la vie belle et il veut en jouir. Il lui faut bon souper, bon gîte et le reste. S'il a une tête idéa­liste, il a un ventre exigeant, et la tête vient au secours du ven­tre ; elle fait la philosophie de l'appétit. Il n'est pas jusqu'à la Réligiolasitat allemande qui n'apporte ici son concours. Elle pro­duit une foi sombre dans le néant, une négation tranquille de l'au delà, une ferveur d'athéisme, une religion de l'irréligion. Ajoutez que l'esprit de discipline pris au régiment a été trans-

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porté dans l'armée révolutionnaire. Ces masses profondes obéis­sent en silence à des ordres.  Sur la route de  l'inconnu, elles avancent de ce pas long, régulier, puissant qui bat le sol comme une machine. La marche a je ne sais quoi d'effrayant et d'inexo­rable. Elle a ses chansons terribles : « Nous sommes des pétroleurs inconnus aux hommes. — Nous rendons hommage au pétrole. — Ah ! comme il brûle et   comme il éclaire ! Au fond du cœur du peuple, le pétrole brûle en secret! Vive le pétrole! » Point de sourires dans les rangs ! Le  « travailleur » allemand n'a pas la gaité du nôtre ; il a le visage triste, le calme de la colère con­centrée, l'air fruste d'un barbare. Un soir, à Berlin, sous les tilleuls, tout près du palais impérial, j'ai vu un ouvrier monter sur un réverbère, briser la glace d'un coup  de coude,  allumer sa pipe, puis redescendre et continuer son chemin, sans même daigner regarder autour de lui l'effet produit par cette brutalité. Je n'ai jamais traversé les quartiers ouvriers de la capitale prus­sienne sans penser que, si jamais cette fourmillière humaine se forme en colonne d'assaut, il ne faudra lui demander ni grâce ni merci. Elle pillera, brûlera, tuera ; elle fera table rase. Sou­haitons que ces horreurs soient épargnées au  monde, mais les maîtres du monde se plaisent à les préparer. Le parti socialiste a une raison'd'être certaine dans l'Allemagne, telle que la Prusse l'a faite. Sa doctrine est l'antithèse de la doctrine prussienne de l'État. A l'État qui exploite l'individu à outrance, lui prend des années de sa vie elle-même sur les champs de bataille, il oppose la société travaillant pour vivre et vivant de son travail: aux idées de nation, de gloire et de guerre, l'idée d'humanité et de paix universelle. Au dessus des frontières armées, le prolétariat allemand tend la main au prolétariat de tous les peuples ; il a la conduite du parti cosmopolite de la révolution.  L'hégémonie des forces anarchistes lui revenait de droit : le quartier général de l'armée qui prétend établir la paix entre les hommes par la guerre sociale doit être placé en face et tout près du quartier général où commande M. de Moltke, ce  penseur des batailles » ce théoricien, ce moraliste, cet esthéticien de la guerre : M. de

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p638   PONTIFICAT  DE PIE IX (181G-I878)

 

Moltke n'a-t-il pas dit un jour que la guerre est la source de tou­tes les vertus, et que la paix universelle est non pas seulement un rêve, mais un mauvais rêve.

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon