L’Inquisition 4

Darras tome 33 p. 599

 

   157. Bernardino Ochin était né à Sienne. Etant entré  chez les

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capucins, il avait à soutenir des luttes contre la chair : « Je cher­chais en vain, avoue-t-il, à mortifier mon corps par les jeûnes et par les prières. A la fin, je lus l'Écriture et mes yeux s'ouvrirent à la lumière et le Christ me révéla trois grandes vérités : 1e Que le Seigneur, en mourant sur la croix, satisfit pleinement à la justice de Dieu et mérita le ciel à ses élus ; 2e Que les vœux monastiques sont une invention humaine ; 3e Que l'église de Rome est abominable aux yeux de Dieu. » Bernardino acquit la réputation d'un excellent prédicateur. Sadolet et Bembo le mettent sur la même ligne que les plus fameux orateurs de l'antiquité. C'était par ailleurs un homme mortifié, livré même à des pratiques excessives, qui parfois conduisent une âme à une trop grande confiance en elle-même. Il cheminait nu-pieds dans les montagnes, à travers les rochers, dans les neiges, au milieu des ronces: la tête découverte, exposé à tou­tes les intempéries, il demandait l'aumône de porte en porte; la nuit, il s'appuyait contre un arbre et s'y endormait, bien que les seigneurs du lieu lui eussent préparé l'hospitalité. En le voyant pas­ser vêtu d'une robe de bure, avec une barbe longue, blanchie avant le temps, l'œil éteint et les joues creusées par les macéra­tions, ayant l'aspect d'un martyr, la foule s'agenouillait devant lui, cédant instinctivement à l'admiration et au respect. Aux austérités, Ochin joignait la dévotion : dans ses courses apostoliques, il fon­dait des confréries qu'il continuait de diriger et répandait spécia­lement les exercices des quarante heures. Ses lettres, qui existent encore, font le plus grand honneur à son zèle. Quand il fut élu gé­néral des capucins, l'annaliste de l'Ordre, Bovério, ne trouve pas d'expressions trop fortes pour louer sa vertu. « Doué, dit-il, de prudence, de sagacité, de bonnes mœurs, d'une habileté acquise par une longue expérience de toutes choses, d'une finesse d'esprit et d'une grandeur d'âme capables d'embrasser les plus grandes en­treprises, d'un extérieur si modeste et si honnête, qu'on reconnais­sait en lui un rare caractère de vertu et de sainteté ; admirable pré­dicateur dont l'éloquence gagnait les âmes, si bien, qu'à l'approba­tion unanime dans le troisième chapitre de l'Ordre entier il fut élu général, en 1538. Il administra l'Ordre avec tant de sens, de pru-

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dence et de zèle pour l'observance des règles, et en donnant lui-même l'exemple de toutes les vertus, que ses frères s'applaudis­saient de l'élection d'un tel homme. Il fit la visite des divers cou­vents presque toujours à pied ; ses exhortations à la pauvreté, à l'observance de la règle et autres vertus étaient d'une éloquence admirable, aussi la réputation qu'il s'acquit près des siens et au dehors ne fit que croître ; il jouissait d'un grand crédit auprès des rois et des princes, qui l'employaient dans les circonstances les plus difficiles ; le Pape avait pour lui la plus grande estime ; il était tellement recherché, qu'il fallait recourir au Pape pour l'avoir comme prédicateur ; les plus grandes églises ne suffisaient pas pour contenir la foule des auditeurs, si bien qu'il fallait y ajouter des portiques improvisés: plusieurs même, levant les tuiles de la toiture, se laissaient glisser dans l'intérieur du temple pour l'en­tendre. Prêchant à Pérouse, en 1540, il calma les inimitiés quelque invétérées qu'elles fussent. A Naples, ayant recommandé du haut de la chaire, je ne sais quelle œuvre pie, les aumônes recueillies montèrent à la somme de cinq mille séquins. » Cependant, sous ces apparences, Ochin cachait un extrême orgueil, le désir de faire du bruit, la confiance en son propre jugement, et la tendance qu'il avait puisée dans les livres de Luther à trouver, dans les Saintes Ecritures, ce qui répondait à ses passions. On dit que, tandis qu'il prêchait à Naples, en 1536, Valdès s'aboucha avec lui, et qu'ayant excité son imagination et son ambition, il le poussa à in­sulter Paul III, parce que ce Pape ne l'avait pas décoré de la pour­pre. Déjà Ochin était suspect comme prédicateur ; à Venise, il le devint encore davantage ; à Vérone, il commença à répandre ses erreurs et à montrer du dégoût pour l'oraison, pour l'office de chœur, pour la messe, si bien que tout le monde en fut scandalisé. Certains frères le réprimandèrent, entre autres Augustin de Sienne qui lui dit en plaisantant : « Lorsque vous allez administrer les sacrements sans la prière, vous ressemblez à un cavalier qui mon­terait à cheval sans étriers. Prenez garde de ne pas tomber. » Ochin, sous prétexte d'aller prêcher les hérétiques, quitta l'habit de son ordre et se rendit à Aoste. En traversant les Alpes,  son com-

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pagnon s'étant aperçu de la fraude,  s'efforça de le ramener  à la bonne voie ; alors il le quitta et s'en revint avec le sceau de l'or­dre que lui avait remis le déserteur. Dès qu'Ochin fut arrivé à Ge­nève, Calvin tressaillit de joie : mais l'accord ne fut pas de longue durée. On ordonna aussitôt des prières dans toute l'Italie; chez les capucins on prit grand soin d'extirper le moindre  germe d'erreur et beaucoup de religieux qui en  furent reconnus infectés abjurè­rent ces hérésies. Le Pape exaspéré par une lettre d'Ochin, voulait supprimer l'Ordre ; on l'en dissuada. Caraffa, Muzio,  Tolomei s'ef­forcèrent de rappeler le transfuge ; Ochin répondait longuement, délayant dans ses lettres tous les poisons des  erreurs nuageuses qui se balançaient dans son esprit. Ochin fonda à Genève la pre­mière église italienne et publia divers opuscules,  entre autres Cento apologhi, livre où il se montre si acharné,  que Sleidan lui-même, l'historien et le panégyriste de la réforme, en  eut honte. Cependant sa longue lettre remplie d'injures contre Paul III est en­core plus ignoble. Ochin toutefois était un philosophe  et un dia­lecticien distingué. Il enseignait qu'on ne peut arriver au vrai par la raison, mais qu'on a absolument besoin de l'autorité divine. Comme l'Écriture Sainte ne suffit pas,  si  une lumière infaillible n'aide à l'interpréter, et comme il avait répudié l'autorité de  l'É­glise, il fut contraint de recourir au mysticisme et à l'interpréta­tion immédiate. Une fois sur cette  pente,  bien qu'adhérant à l'É­glise universelle, il ne tarda guère à se  brouiller avec les protes­tants. Errant à travers le monde réformé, on le vit avec sa femme et ses enfants, à Bâle, à Strasbourg, à Augsbourg, à Cracovie. Par une basse condescendance envers Sigismond roi de Pologne, qui avait grande envie de convoler à un nouvel hymen, Ochin prêcha la polygamie, bel aboutissement pour un homme qui n'avait pas trouvé l'Église Romaine assez pure. — « Ochin,  disait Bullinger, est bien avancé dans la science de la perdition, ingrat envers le sé­nat et les ministres, impie, plein de malice, pour ne pas dire un affreux imposteur. » Ochin, de son côté, se plaignait de lui : « Je ne m'imaginais pas, dit-il, que Bullinger fût Pape à Zurich et qu'on dût obéir non seulement à ses ordres, niais encore à ses exhorta-

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lions, en un mot, qu'il fût plus maître que le sénat,» Théodore de Bèze aussi, le poursuivait de ses invectives : « Ochin, disait-il, est un scélérat, un libertin, un fauteur des ariens, un blaphémateur du Christ et de son Église. » Aussi repoussé de Bâle et de Mulhouse, il alla se cacher en Moravie, et, après avoir perdu, de la peste, deux filles et un garçon, il mourut en 1564.


158. Un certain Vermigli, de Florence, ayant vu mourir tous ses enfants, fit vœu, s'il en conservait un, de le consacrer à Saint-Pierre martyr. Il donna, en effet, ce nom à un enfant mâle qui lui naquit à la Notre-Dame de septembre de l'an 1500, et qui survécut. Maria Fumantina, la tendre mère de cet enfant, cultiva de bonne heure ses talents, et lui enseigna le latin qu'elle connaissait au point de tra­duire Térence. Aucune dépense ne fut épargnée pour l'éducation de l'enfant: confié à la direction de Marcello Vergilio, secrétaire de la république florentine, il eut d'excellents condisciples tels que Fran­çois Médicis, Alexandre Capponi, Ange et Pandolphe Stufa, François Raphaël Ricci et le très illustre humaniste Pierre Vettori. A seize ans il chercha dans le cloître des chanoines réguliers de Saint-Au­gustin de Fiesole un refuge contre la corruption du siècle, tandis que sa sœur Félicité entrait chez les religieuses de Saint-Pierre martyr. La douleur qu'en éprouva leur père ne fut pas toutefois sans consolation, car c'était un dévot de frère Savonarole, et en mourant, il avait légué une partie de ses biens à l'hôpital des Etran­gers pour le soulagement des pauvres. Pierre Martyr trouva dans le séjour de Fiesole de grandes facilités pour ses études : il consa­crait surtout son ardente attention à l'étude des saintes Ecritures. Trois ans après, il passa au Couvent de Saint Jean de Verdara près Padoue, afin de pouvoir fréquenter l'université de cette ville, où il étudia, pendant huit années, les divers systèmes de philosophie et de théologie. A vingt-six ans, il se mit à prêcher et le fit avec suc­cès. Dans ses prédications, il suivait la méthode scolastique, mais il lisait les Pères et avait appris le grec et l'hébreu. Chargé de la direction de l'abbaye de Spolète, il montra une grande aptitude pour les affaires, chercha à faire disparaître beaucoup d'irrégula­rités, ainsi qu'à réconcilier les partis qui divisaient la ville. Ayant

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été choisi comme prévôt du couvent de Saint-Pierre, à Naples, il se mit à lire les commentaires de Bucer sur les psaumes, l'ouvrage de Zvingle sur la dévotion et d'autres ouvrages des protestants : il se rendit par là suspect d'hérésie et augmenta les soupçons en parlant contre le purgatoire. Prieur à San Frediano de Lucques, il fit encore moins mystère de ses opinions et se mit presque à tenir école. Sous prétexte d'encourager les études, il gagna aux nouvelles croyances dix huit moines, qui les répandaient dans les environs, pendant que Pierre les prêchait à la cathédrale de Lucques. Cité à comparaître devant un chapitre général de son ordre, il partit secrètement et se réfugia à Zurich. Bullinger, Bibliander, Gualter l'accueillirent comme un frère ; il passa ensuite à Bâle, puis à Strasbourg. Dans cet intervalle, il écrivit le Catéchisme ou exposition du symbole Apos­tolique et adressa, aux Lucquois, une circulaire pour les exhorter à persévérer dans la foi qu'il avait prêchée. Dans l'impossibilité de se rendre utile, parce qu'il ignorait la langue du pays, il se maria avec une demoiselle de Metz et passa en Angleterre, où il trouva un em­ploi de professeur d'Écriture Sainte. A la mort d'Edouard VI, il re­vint à Strasbourg et commenta le livre d'Aristote De naturâ. De Strasbourg, il fut appelé à Zurich et se remit aux Écritures. A Zu­rich, il commentait les livres de Samuel et avait deux buts princi­paux : justifier les évangéliques contre leurs adversaires romains et montrer le légitime gouvernement de l'Église. Que les protestants eussent rompu l'unité de l'Église et amené un schisme plus profond et plus déplorable que les précédents, il le nie, puisqu'il ne peut y avoir d'union, si ce n'est dans la parole du Christ, dégagée de la parole humaine ; il ajoute que les évangéliques ont demandé aussi un concile auquel ils s'empresseront de ne pas se rendre, lorsqu'il sera réuni à Trente. Outre les longues disputes avec les luthériens sur la cène, Pierre Martyr en eut d'autres avec Brenz sur l'ubi­quité, avec Bibliander sur le libre arbitre, et les nombreux écrits qui traitent de ces sujets sont renfermés dans ses Loci communes. Au colloque de Poissy, où il parut, Pierre Martyr ne réussit pas à faire changer les catholiques de religion, mais amena les protes­tants à croire que, dans la sainte cène, nous recevons réellement,

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par la vertu et la puissance de Dieu, le corps et le sang de Jésus-Christ. Comme il s'ingéniait toujours à effectuer des rapprochements, il changeait le mot transubstantiation en celui de consubstantiation et cherchait à dissiper dans l'esprit de la reine, les rumeurs alar­mantes qu'on avait répandues sur ses croyances. De retour à Zurich, Pierre Martyr se mit au lit pour ne plus se relever. Dans cette ma­ladie, assisté de Bullinger, il s'occupait toujours de matières spiri­tuelles et s'efforçait, jusque dans le délire, de réfuter l'ubiquité de Brenz. Ses corréligionnaires le regrettèrent beaucoup : il n'avait pas le feu de Farel ; il ne contribua pas autant que Luther, Calvin, Bullinger à former les communions protestantes, mais sa modéra­tion ne l'empêcha pas de sacrifier toute sa personne à l'Évangile réformé, et, par son éminente supériorité, il développa beaucoup, parmi les protestants, l'enseignement et l'interprétation des Écri­tures.


159. Pierre Paul Vergerio était originaire de Capo d'Istria. Reçu docteur, il alla travailler dans les cabinets des hommes de loi à Vérone, à Padoue, à Venise, puis s'en fut à Rome, où son frère était secrétaire de Clément VII. Pierre Paul se mit au service du cardi­nal Contarini et acquit les bonnes grâces du Pape, qui l'envoya, en qualité de nonce, près du roi Ferdinand. Le but de cette léga­tion était d'obtenir que les doctrines luthériennes, condamnées déjà par Léon X, fussent extirpées par tous les moyens possibles, et aussi de donner des encouragements à Faber, à Eck, à Cochlée, à Nauséa, ainsi qu'aux autres champions de la religion catholique. Ver­gerio reçut en Allemagne un bon accueil de l'empereur, qui l'investit d'un bénéfice. Les archives du Vatican nous ont conservé plusieurs lettres qu'il écrivit pendant son séjour dans ce pays. Dans celle du 22 septembre 1533, adressée à Jacob Salviati, il montre combien il serait important, pour mieux pourvoir aux besoins de l'Église, que le Saint Siège fit au moins une trêve avec les Turcs. Et si on ju­geait peu digne de la proposer directement au nom du pape, il offre d'entrer lui-même en Turquie, sous le prétexte de retourner dans sa patrie pour affaires ; et là, grâce à sa connaissance de la langue et grâce à l'absence de tout caractère officiel, il pouvait facilement

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passer à Constantinople, et traiter sous main de la paix. Il trouvait des facilités de plus dans la bienveillance du bœïlo Aloïse Griti, ayant fait le panégyrique de son père qui avait été doge. En 1534, il dénon­çait, au sénat de Venise, les menées des partisans de Luther. En 1535, il racontait, dans une lettre à Recalcati, sa conférence avec Luther, qu'il représente comme un rustre grossier et fanfaron. Vergerio était encore laïc ; mais il reçut, en un seul jour, de son frère, l'évêque de Pola, tous les ordres et même la consécration épiscopale, pour un siège en Croatie. Vergerio avait donné, jusque là, des preuves de zèle et de piété ; on conçut alors des doutes sur sa foi. Fatigué ou découragé du peu de succès de ses ambassades, il se re­tira dans son évêché et commença un ouvrage: Adversus apostatas Germaniae. Mais soit que la lecture des livres qu'il se proposait de réfuter eût fait sur son esprit une impression de nature à altérer sa foi, soit que le mécontentement qu'il ressentait l'eût porté aux cri­tiques violentes, le fait est qu'il commença à introduire de nouvel­les doctrines ; c'est ainsi que non-seulement il éloigna les couvents d'hommes de ceux de femmes, mais il enleva encore aux églises certaines images, surtout celles de Saint Christophe et de Saint Georges, et les ex-voto, niant le patronage spécial des saints dans certaines maladies : il fit même conduire, sur un âne, la mitre en tête, trois personnes qui prétendaient avoir assisté à une apparition de la Madone, et prit d'autres mesures qui sentaient l'impiété. L'ar­chevêque de Bénévent, Giovanni della Casa, lui intenta alors un procès ; mais il ne se présenta ni devant l'inquisiteur, ni devant le vicaire général, ni devant le nonce. Vergerio essaya de se présenter au concile de Trente en qualité d'évêque ; il en fut repoussé. Dans ses diatribes postérieures, il attribuait ce refus à la crainte qu'a­vaient eue les Pères que, bien informé des affaires de Rome et d'Al­lemagne, il ne fit, au concile, une vive opposition. Enfin Vergerio apostasia formellement. Le bruit de son apostasie se répandit, non-seulement en Italie, mais en Europe, tant il était extraordinaire d'abandonner son drapeau. Bien des gens reprochaient à la cour de Rome d'avoir poussé à bout un homme qui possédait tant de vertu, tant d'habileté dans la controverse, tant d'éloquence. Dans le con-

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sistoire du 3 juillet 1549, Paul III le déclara contumax, partant dé­chu de la dignité épiscopale et frappé des censures ecclésiastiques ; plus tard il fut excommunié et banni. En quittant l'Italie, il se réfu­gia dans la Valteline, puis dans l'Engadine, rencontrant partout beaucoup d'opposition. En sa qualité de ci-devant évêque, il aurait voulu être au moins pape protestant ; mais Luther n'admettait point de prééminence et moins encore que de tout autre, de ceux qui avaient reçu, ce sont ses expressions, l'Ordre de la grande bête. En Allemagne, en Pologne, Vergerio promena partout son impor­tance ennuyée, mais ne formula aucun dogme. Du reste, outre son zèle infatigable pour la correspondance diplomatique, il fut un de ceux qui comprirent le mieux quel mal on pouvait faire par l'impri­merie, en créant une opinion fausse et en l'imposant aux multitudes. Les journaux n'étaient pas inventés ; Vergerio consacrait toute son activité d'esprit à composer des brochures populaires et satiriques. Le prélat qui l'avait poursuivi et le concile qui avait refusé de l'admettre furent surtout l'objectif de son artillerie. On lui doit en­core des traductions d'ouvrages de Mélanchton, de Placcius Illyricus et de Brenz. : plus un livre d'exégèse, la paraphrase des sept psau­mes de la pénitence, des sermons, des catéchismes et un opuscule sur le Lait spirituel. Les protestants n'ont pas manqué de présenter Vergerio comme l'exemple unique d'un homme qui aurait échangé le magnifique poste de prélat romain, la dignité de nonce, la mître d'évêque et la pourpre de cardinal contre les angoisses de l'exil. Quelque éloge qu'on en fasse, on n'en fera point un héros. Esprit pratique et manquant de généralisation, il traitait la religion comme une matière de droit, citant la Bible comme il aurait cité un code et subtilisant sans grandeur. Homme de négation et rien de plus; vio­lent chaque fois qu'il s'agissait de détruire, il était impropre à édi­fier et professait moins l'amour de la vérité que la haine de l'er­reur ; plusieurs le méprisaient comme un brouillon politique, enclin à la fraude jusque dans la correspondance. A cinquante neuf ans, Vergerio songeait à se marier, quand la mort vint, un beau soir, le fiancer pour toujours à un cercueil.

159. Dans cette légion d'esprits insurgés contre Rome, Curione

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remplit le rôle de Pasquin. Orphelin de bonne heure, il connut à Turin les doctrines protestantes et forma le dessein de s'évader. Tour à tour réfugié à Milan, à Pavie, à Padoue, à Lucques, à Ve­nise il se retira à Lausanne, puis à Bâle en 1547. On a de lui Pasquillorum libri duo, puis Pasquillus théologaster, puis Pasquillus extaticus : dans tous ses ouvrages, il donne libre carrière à sa malice protestante. A Bâle, Curione fit imprimer un traité De amplitudine regni Dei, où il soutenait que le nombre des élus surpasse de beau­coup celui des damnés, ce qui lui mit à dos Bullinger, Vergerio et d'autres qui l'accusèrent de pélagianisme. Ensuite il fit un traité De l'antique autorité de l'Eglise du Christ; il composa différents opuscules, entre autres une lettre aux frères répandus dans le royaume de Babylone ; il paraphrasa le commencement de l'Évan­gile selon saint Jean et mit une préface de douze pages au livre des Cent-dix considérations de Valdés. Grand cicéronien, il a laissé beau­coup de travaux de philologie ; il augmenta le dictionnaire de Nizolio; il publia une édition des œuvres du fameux helléniste Guillaume Buddée ; il fit le Thésaurus linguae latinae ainsi que des commen­taires sur Aristote ; il traduisit en latin vingt livres de l’Histoire d'Italie de Guichardin. Beaucoup de ses lettres ont été imprimées, d'autres sont encore manuscrites dans la bibliothèque de Bâle ; elles sont adressées aux chefs et aux principaux personnages de la réforme. Curione était le correspondant bénévole des jeunes Ita­liens ; il avait une nombreuse famille dont il perdit cinq membres ; et mourut lui-même le 25 novembre 1569. D'une finesse d'esprit excessive, il avait laissé son esprit aller fort au delà des limites de la révélation ; cependant pour qu'on ne l'accusât pas d'avoir ren­versé toutes les bornes, il confessa, dans son testament, la foi à la très-sainte Trinité et au médiateur unique, Jésus-Christ.


160. A côté des défectionnaires, comme Curione, Vergerio, Vermigli, Ochin, il y avait beaucoup de ses esprits incertains, hési­tants, non pas apostats, mais peu fidèles, prompt à s'évanouir dans leurs pensées. A Modène, on cite Castelvetro et Jean Morone ; en Toscane, Carnesecchi, Domenichi, Doni, Buccioli et Gelido ; à Sienne, Bemoglienti, Spanocchi,  Aonio Paleario ; à Lucques, Gui-

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diccioni, Burlamacchi et Simoni ; à Naples, Galeas  Garacciolo. A Côme, Egidius délla  Porta  saluait  Zwingle comme un soldat du Christ et comme  un Père. Michel-Ange, Berni, Vittoria Colonna, Polus même, esprits si distingués, n'échappèrent  pas  aux  soup­çons. Il ne faut pas prendre à la lettre toutes les accusations contre les personnes. Les réformés admettaient les principaux dogmes du christianisme, ils prétendaient même rappeler à leur  observation l'Église égarée. En conséquence, il est très facile, même  dans les discours et les écrits d'excellents catholiques, de trouver des expres­sions conformes à celles des protestants, ou tout au moins l'inten­tion commune  de ramener les opinions vulgaires aux définitions vraies et aux interprétations authentiques de   l'Eglise. Celui   qui n'examine pas l'ensemble en fait des  adeptes des hérétiques. Mais fussent-ils tombés dans l'erreur, c'était plutôt la faute  de leur intelligence que de leur volonté : l'erreur sincère ne constitue pas l'hérésie ; lors même qu'ils en auraient les  apparences, il  con­vient de la distinguer de la rébellion volontaire et préméditée ; et ils étaient plus excusables avant que le concile de Trente eut si bien exprimé et défini les vérités de la foi dans un langage acces­sible à tous.  Les procédés même de la réforme diminuaient le nombre de ses sectateurs. Comment réveiller les consciences endor­mies avec un Credo vague et soumis aux oscillations du doute. La Bible, la méditation, le libre examen : ce sont là de beaux moyens
pour produire la certitude nécessaire à l'action, surtout pour l'homme du peuple qui n'a pas de temps pour ces lectures. Aussi le peuple italien s'en tenait au vieux Credo. Outre les âmes pieuses qui reconnaissaient, dans les nouvelles doctrines, un tissu d'impié­tés, la main des fidèles ne voyait pas sans   peine  le monde  boule­versé par cet orgueil qui prétendait  substituer l'autorité indivi­duelle au mandat divin du Vicaire de Jésus-Christ. Ceux là même qui criaient bien haut contre l'Église Romaine, trouvaient que les protestants n'entendaient rien à sa  correction. Chaque jour, au surplus, révélait davantage le caractère contradictoire du  protes­tantisme : on le voyait en Allemagne affermissant le pouvoir des
princes ; en France, factieux avec les partis ; en Angleterre, despo-
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tique et persécuteur ; en Ecosse, livré aux excès du fanatisme ; en Scandinavie, s'alliant à la forme monarchique ; républicain en Suisse, dissolvant en Pologne. Les protestants étaient aussi intolé­rants et plus encore, que ceux dont ils s'étaient séparés, sans pou­voir, comme eux, s'appuyer sur l'autorité divine ; dans ce pêle-mêle, chaque correligionnaire prétendait à la possession exclusive de la vérité et ce qu'ils savaient tous le mieux faire, c'était se lan­cer des anathèmes.

 

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