Darras tome 41 p. 96
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LIVRE II
LE NOUVEAU PAPE DANS LE GOUVERNEMENT DE L'ÉTAT PONTIFICAL,
ACCORDE L'AMNISTIE ET LES RÉFORMES ;
LES LIBÉRAUX TOURNENT CONTRE LUI LES GRACES ET LES LIBERTÉS ;
OS LE PRÉCIPITENT DU TRONE ET SB FONT TRAITER
EN ENNEMIS DU GENRE HUMA»
I. L’AMNISTI
Au commencement d'un nouveau règne, la personne du souverain est l'objet de toutes les attentions. Les sympathies s'attachent à sa personne ; ceux qui les éprouvent, au bonheur de les ressentir, ajoutent l'honneur de les justifier. On recueille avidement toutes les paroles, on observe toutes les démarches. Pour le souverain, c'est une épreuve ; mais, lorsqu'il a, comme Pie IX, l'esprit élevé, le cœur ouvert, la main tendue, le sourire sur les lèvres, non seulement il se tire de cette épreuve, mais il peut élever les âmes jusqu'au diapason de l'enthousiasme.
Un mois tout entier s'écoula, après le couronnement, sans que Pie IX prit aucune mesure digne de mémoire. Cette prudence parut de bon augure au peuple, qui ne se fie pas autant qu'on pourrait le croire, aux improvisateurs de grandes choses. Mais, pendant que le chef de l'État pontifical s'appliquait à l'étude, au conseil, à la réflexion et à la prière, il ne se tenait pas inactif et invisible. On le voyait arriver, sans être annoncé, dans les paroisses ou se faisaient les premières communions et distribuer lui-même le pain des anges. Les enfants, les pauvres, les délaissés l'attiraient de préférence ; bientôt il n'y eut pas un établissement le bienfaisance, à Rome, qu'il n'eût consolé et réconforté de sa
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présence et de sa parole. Ces petites particularités de la vie intime circulaient dans le public et produisaient la plus heureuse impression.
1. Au bout d'un mois on trouvait étrange que Pie IX n'eut pas encore posé d'acte significatif. Rome catholique est l'anagramme de Mora, lenteur : elle ne fait rien sans y avoir longuement pensé, sans avoir pesé le pour et le contre, paré aux fâcheux effets de ses mesures, élargi la sphère des heureux effets. La population romaine est, au contraire, prompte et mobile, vivant plus par la sensibilité que par la raison, et, pour la contenter, il faut des changements à vue. En présence de ce pape temporisateur, les Romains commençaient à crier : Eviva Mastai, puis faisant une pause et coupant en deux le nom de famille du pape, ils ajoutaient avec le brio expressif des populations méridionales : Ma stai. Mais il s'arrête. L'amnistie et les chemins de fer étaient les deux choses qui préoccupaient le plus fortement l'opinion publique. A ce sujet, on avait répandu, dans Rome, l'anagramme suivante du nom du pape, dans laquelle se résumait l'espérance des Romains :
A GiOVANNI-MaRIA MaSTAI FeRRETI.
Grati nomi, amnictia et ferrata via.
Et, comme malgré ces illusions suppliantes, rien ne sortait des conseils du pape, les plus audacieux témoignèrent leur impatience par cette vive interpellation qu'on trouva placardée jusque dans les corridors du Quirinal : Mastai che fait — Le pape fit écrire au bas: Aspetta et lo vedrai : attends et tu verras.
2. Le mot d'ordre des sociétés secrètes, répété contre le Saint-Siège pendant trente ans, à toutes les oreilles de la chrétienté, avait été une accusation formelle d'intolérance, d'insoucieuse routine on d'aveuglement volontaire en face des éblouissantes lumières du siècle. Ces accusations, ressassées dans les journaux et à la tribune, obtinrent bien vite droit de bourgeoisie à l'étranger ; elles trouvèrent à l'intérieur de sourds mécontentements qui les accueillirent, des hostilités ambitieuses qui les propagèrent. La paix de ces hommes n'était qu'avec la guerre, leur foi qu'avec le mensonge. Mais le mensonge avait si bien su prendre les allures de la
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vérité, qui veut ce que la Révolution désirait ou faisait, qu'il semblait qu'elle le commandât.
A force d'opposer digues sur digues au torrent révolutionnaire, les prédécesseurs de Pie IX étaient parvenus à le comprimer plus ou moins efficacement ; cependant il débordait toujours, tantôt sur un point tantôt sur un autre. Grossi par les orages, il portait partout l'effroi. Sous l'entraînement progressif de cet afflux révolutionnaire, les princes s'abandonnaient eux-mêmes en désespoir de cause; ceux qui voulaient gouverner encore voyaient leurs meilleures intentions trahies, quelquefois par les événements, toujours par les hommes. La Révolution se proclamait le dernier mot de l'histoire, l'harmonie des intérêts, le triomphe définitif de la science pure. Chaque symptôme de mort était pris pour un progrès. La foi s'éteignait, les mœurs s'amollissaient, les passions croyaient se légitimer en s'étalant avec éclat sur un plus grand théâtre, les intelligences, dispersées aux quatre vents du ciel, n'avaient plus de patrie. Le monde religieux et moral, social et politique, allait à la dérive.
Tout à coup une grande joie est annoncée au monde. Un nouveau pontife lui est donné ; la terre est remuée dans toutes ses profondeurs. En présence des symptômes qu'accusait la situation de l'Europe, le conclave n'avait pas cru devoir prolonger le veuvage de l'Église. Mastaï fut choisi encore plus inopinément pour lui que pour les autres. Arrivé à l'improviste au gouvernail de l'Église, et n'ayant jamais été en position de découvrir les écueils qui menaçaient la barque de Pierre; il cherchait instinctivement les moyens de les éviter. Le nouveau pape avait ceint la tiare, sachant combien il y a de douceur et de sagesse à être bon. Bon, il l'avait été dans toutes les circonstances ; chargé du pontificat suprême en des temps malheureux, il pensa qu'il déjouerait encore les calculs révolutionnaires par sa bonté. Grégoire XVI avait, du reste, réservé l'amnistie pour son successeur comme don de joyeux avènement. Les cardinaux Bernetti et Lambruschini, représentants de la politique du règne passé, croyaient et disaient que l'indulgence devait succéder à la justice. Pie IX s'imagina donc
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que le pardon désarmerait les colères qui fermentaient dans l'ombre. «Comprenant avec une générosité pleine de désintéressement, dit Crétineau-Joly, que Dieu donne au berger un troupeau pour l'avantage du troupeau et non pour l'avantage du berger, il se fit de ses principes un devoir et du rêve des autres un essai de système. Il avait goûté longtemps le bonheur d'habiter avec soi, illud felix contubernium de Tacite. Dans la crise sociale qui se préparait, oubliant qu'il ne faut toucher à la Révolution que pour lui abattre la tête, il crut que rien n'était plus facile que de pactiser avec elle par la clémence et par des améliorations sagement progressives. Il ne songea donc qu'à être, aux yeux de ses peuples, un abri pour se mettre à couvert du vent et de la tempête. Sa clémence fut comme la pluie du soir ou de l'arrière-saison. Il ne désira jamais cette popularité des calculs égoïstes, vain bruit qui s'élève au souffle du premier caprice venu et qui tombe toujours avec le bruit qu'apporte un autre caprice. Pie IX avait rêvé la popularité d'un patriotisme sincère ; il la basa sur la vertu. Dieu, par la bouche du grand prophète, avait semblé lui dire : « Je vous ai réservé pour le temps propice, pour le jour du salut, afin de relever la terre et de recueillir mon héritage dispersé, pour dire à ceux qui sont dans les chaînes: Sortez ! et à ceux qui sont dans les ténèbres : Voyez la lumière (1) ! s.
3. Le projet d'amnistie avait germé dans le cœur de Pie IX le jour même de son élévation au pontificat. Depuis, il consultait souvent la liste des seize cents conspirateurs, détenus ou exilés, qui devaient bénéficier de l'amnistie. Son cœur s'émouvait sur le sort de tant d'hommes, surtout de jeunes gens, séparés de leur pauvre famille. Promulguer un décret pour rendre à leurs familles, qui peut-être n'espéraient plus les revoir, les exilés et les détenus, paraissait la chose du monde la plus facile, Mais ce qui semblait très simple aux yeux de la multitude, était plus déli-cat qu'on ne pouvait croire. Outre la nécessité de ne pas manquer aux égards dus au précédent règne et de ne pas rompre brusqueneni avec la tradition, il fallait ménager avec prudence
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(1) L'cglue romaine en face de la Révolution, U II, p. 400.
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les susceptibilités politiques et religieuses. Au premier bruit d'amnistie, le représentant de l’Autriche avait menacé le Pape du déplaisir de la cour de Vienne. Dans les réunions cardinalices on objectait à Pie IX que le retour des exilés serait un ferment de discordes et de révoltes ; que les sociétés secrètes allaient renouer leurs trames ; et que, par sa faute, le pouvoir temporel pourrait sombrer. Il y avait, dans ces observations, beaucoup plus de vrai qu'on n'en pouvait prévoir ; il y en avait aussi que la prudence ne pouvait se dissimuler. Dégagée, en effet, de toutes considérations morales et religieuses, et envisagée au seul point de vue pratique, l'amnistie, toujours couverte d'un spécieux prétexte d'humanité, n'a jamais été qu'une question de parti pour ceux qui la réclament avec des prières souvent sœurs de la menace. Ce sont les hommes d'action, les enfants perdus d'une cause, qui expient en exil le crime de leurs chefs secrets, restés sur le sol natal pour organiser de nouveaux complots. Il vient un jour où ces chefs sentent le besoin de soldats. L'amnistie alors se demande à deux genoux comme une faveur : bientôt après, elle s'impose comme un droit, ou une condition de sécurité. Les pardonnés rentrent au foyer domestique, le cœur ulcéré, l'âme pleine de vœux impies. Le premier témoignage sincère de reconnaissance qu'ils offrent au pouvoir libérateur, c'est une conspiration pour le renverser.
Pour discuter ces objections et ménager les préjugés, Pic IX. convoqua, pour le 15 juillet, au Quirinal, une congrégation des cardinaux. Après avoir longuement expliqué les avantages de l'amnistie et montré combien les craintes qu'on mettait en avant paraissaient peu fondées, le Pape invita les membre de la Congregation à dire leurs avis. Chacun d'eux, interrogé séparément par le Pontife, paraissait partager son opinion; mais lorsqu'on alla aux voix, elles furent toutes opposantes et s'exprimèrent par des boules noires. Le Pape résolut cette difficulté par un trait d'esprit qui était en même temps un acte de grand cœur ; il ôta sa calotte et la posant sur les boules noires : « Les voilà blanches », dit-il.
A. L'amnistie, décidée le 15, fut promulguée le 17 juillet. Il était à peu près huit heures du soir, lorsque les grandes affiches
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furent placardées au coin des rues. La nuit commençait à jeter ses ombres sur la terre. Cette demi-obscurité fut cause que, pendant quelques minutes, l'affiche nouvelle se trouva comme effacée au milieu de plusieurs autres sans importance. Un curieux porta enfin les yeux sur la feuille administrative. A la vue du mot amnistie, un cri spontané et retentissant s'échappe de sa poitrine. Ce cri se propage comme une traînée de poudre. Vive l'amnistie ! Vive l'amnistie! entend-on de toutes parts. En un clin d'oeil, les cafés, les estaminets, et même les demeures particulières se vident : tout le monde se porte vers le coin des rues. On éclaire, avec des torches, des cierges, des bougies, les affiches de l'heureuse proclamation ; on le lit et on les relit sans cesse. Et quand on a lu ces douces, affectueuses et miséricordieuses paroles, des larmes de joie coulent de tous les yeux ; on rit et on pleure de bonheur, on se répète les passages les plus importants : c'est un courant électrique de joie et d'enthousiasme qui s'empare de tous les cœurs.
5. Les maisons se pavoisent, on illumine de toutes parts, la population entière est dans les rues. Tout à coup, une voix s'écrie : « Allons au Monte Cavallo ». Des centaines et des millier le poitrines répètent ce cri ; on organise une marche aux flambeaux, et dix mille Romains se dirigent vers le Quirinal, vers la demeure du miséricordieux Pie IX.
Il est neuf heures du soir. Le Pape se promène seul, de long en arge, dans les belles allées du jardin du Quirinal. Tout à coup un écho lointain de cris et de voix humaines vient troubler sa solitude ; il regarde : la ville ressemble à une mer de feu qui «étend devant lui. Il comprend que la nouvelle de l'amnistie est parvenue à son peuple et qu'elle a été accueillie avec transport. Les cris deviennent plus vifs, ils se rapprochent du jardin ; ils sont plus distincts. Le Pape entend son nom répété mille et mille fois par la foule ; et un serviteur vient l'avertir que le peuple demande avec instance à le voir et à le remercier.
Pie IX rentre au Quirinal et parait au balcon. Mille cris de joie le saluent : «Merci, Saint-Père, merci ! Vous avez accompli un
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grand acte de clémence. Votre peuple vous rend grâces ». Et ces paroles, sans cesse répétées, sont interrompues par des acclamations sans nombre. Pie IX répond aux saluts, remercie du geste et étend ses bras pour bénir. Aussitôt, ce peuple, si bruyant, se précipite à genoux comme un seul homme et reçoit, au milieu du plus solennel silence, la bénédiction du Pape.
Pie IX rentre dans ses appartements. A dix heures, il est forcé, par des cris, de reparaître au balcon. La première fois, il avait béni dix mille hommes ; la seconde fois il en bénit vingt mille.
Ce n'était pas sa dernière bénédiction. A onze heures, Rome entière vient l'appeler pour une troisième bénédiction. Les orchestres de tous les théâtres se sont réunis ; on a pris de force les boutiques pour acheter des torches. Toute la place de Monte-Cavallo est illuminée de mille feux de Bengale.
Le calme se rétablit difficilement ce soir-là à Rome. Après un court repos, on trouva, le lendemain, les affiches du décret pontifical couronnées de guirlandes et de fleurs. Le surlendemain, qui était un dimanche. Pie IX devait se rendre chez les Lazaristes pour la fête de leur patron. Au départ, toutes les maisons s'étaient spontanément pavoisées sur son passage. Au retour, pour rentrer au Quirinal, son carrosse avance avec peine ; une foule immense se presse de toutes parts dans les rues. Sur la place Colonna, au milieu du Corso, impossible d'avancer. Une troupe de jeune gens, composée en grande partie d'étudiants des universités, se précipitent à genoux ; ils demandent avec instance au Saint-Père de leur permettre de dételer les chevaux et de traîner eux-mêmes la voiture. « Non, non », s'écrie Pie IX tout effrayé de ce nouveau genre d'ovation, vous êtes mes enfants, vous êtes des hommes ». Il a beau réclamer, il est trop tard. En un clin d'oeil les chevaux sont dételés, et cent bras vigoureux traînent le carrosse, et, comme un triomphateur, Pie IX parvient au Monte Cavallo. Là. arrivent les prisonniers qu'on vient d'élargir au fort Saint-Ange. Les acclamations deviennent indescriptibles. Ce Pontife, ce père commun de tons les fidèles, qui pleure de joie, qui bénit la foule sous une pluie de fleurs et de couronnes, la multitude agenouil-
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lée pour recevoir sa bénédiction, bientôt relevée pour acclamer son bienfaiteur, les mouchoirs qui s'agitent, les drapeaux qui volent au gré des vents, les maisons pavoisées, les toits, les fenêtres, les balcons couverts d'une foule immense : tous ces transports de joie, de bonheur, d'allégresse, tout cela produit une impression à laquelle les cœurs les moins sensibles ne sauraient se soustraire (1).
Le décret pontifical excite, dans les provinces, le même enthousiasme. Bologne érige un buste au pontife angélique. Ancône fait graver le décret, sur une plaque de marbre en lettres d'or. Partout des illuminations, des fêtes, des banquets à l'italienne, dont l'enthousiasme fait presque tous les frais, banquets où éclataient des cris d'une reconnaissance poussée jusqu'à l'admiration.
6. Les amnistiés cependant arrivaient à Rome. Avant de profiter de l'amnistie, ils avaient dû prendre l'engagement suivant : Je soussigné, reconnaissant une grâce toute particulière dans le pardon généreux et spontané que mon souverain légitime, le pape Pie IX, a eu l'indulgence de m'accorder pour la part que j'ai prise, de quelque manière que ce soit, à la pertubation de l'ordre public et contre le pouvoir légitimement constitué dans les possessions temporelles de Sa Sainteté, je promets, sur ma parole d'honneur, que je n'abuserai en aucune manière et en aucun temps, de cet acte de clémence souveraine, et que, bien au contraire, je respecterai fidèlement tous les devoirs d'un loyal sujet ».
La plupart ajoutèrent, à cet engagement de ne rien faire contre la sûreté de l'État, de particulières protestations que personne ne leur demandait, mais qui s'échappaient de leur cœur comme expression spontanée de leur gratitude. « Je jure, dit l'un, sur ma tête et la tête de mes enfants, de rester fidèle à Pie IX jusqu'à la mort ». « Je jure, dit un autre, de verser tout mon sang pour Pie IX ». Un troisième s'écrie: « Je renonce à ma part de paradis, si jamais je viole le serment qui me lie à Pie IX ». Un quatrième verse des torrents de larmes, il affirme sa reconnaissance
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(1) L iLin; GiLLtr, Pie IX. ta vie et set octet, p. 118.
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profonde et durable, il condamne sa vie antérieure : ce dernier se nommait Galetti, une figure de traître, l'un des Judas de ce pontificat qui aura tant de Pilâtes.
Pie IX avait fait, au bill d'amnistie, quelques exceptions. « Ceux qui ont blâmé les exceptions mentionnées dans l'amnistie, dit l'abbé Pougeois, n'ont pas voulu se rappeler, et peut-être ne savaient-ils pas que le nombre des condanmnés appartenant à ces trois catégories étaient tout au plus trente-neuf, savoir : quatre ecclésiastiques, vingt-deux officiers et treize employés subalternes. On n'a pas voulu comprendre que ces condamnés, ayant violé le serment prêté par eux au gouvernement, se trouvaient beaucoup plus indignes du pardon que le reste, et qu'en face de certaines énormités, la clémence peut devenir un crime. On n'a pas pris la peine de considérer les inconvénients qui résulteraient d'une grâce ainsi accordée, et dans le corps ecclésiastique, et dans l'armée, et dans l'administration, où l'espérance d'une impunité quelconque devient la source des plus effroyables excès, où la rigueur presque excessive de la discipline est une nécessité ; on ne disait pas que si Pie IX eût enveloppé, par exemple, les ecclésiastiques dans l'amnistie, on aurait vu les condamnés militaires, les fonctionnaires de l'administration gouvernementale, et tous ceux qui se font les ennemis du clergé et du Saint-Siège, se lever pour protester contre une telle acception de personnes. On ne saurait pas entrevoir que, dans les ressources de son cœur, Pie IX trouverait moyen de concilier la prudence et le pardon, la justice et la clémence, et qu'après les précautions nécessaires, il ferait tant, que les exceptions tomberaient d'elles-mêmes (1) ».
Malgré ces réserves contre les ecclésiastiques, les officiers et les employés plus spécialement coupables, la joie fût grande à Rome. Le gouvernement crut même devoir rappeler au calme, « la modération, disait-il, augmentant le prix d'une bonne action. » Pour donner à leur gratitude un caractère plus expansif et plus touchant, les amnistiés communièrent de la main du Pape à la Basilique de Saint-Pierre-aux-Liens, où se trouve le Moïse de
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(1) Pie X, 1.1, p. 160.
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Michel-Ange. Si le Moïse avait pu scruter les cœurs de ces communiants et lire dans l'avenir, il aurait découvert les trahisons cachées dans le sacrilège des nouveaux Judas et vu que les chaînes de Saint-Pierre, avec lesquelles ils témoigneront, plus tard, leur reconnaissance, mettent à cet acte le comble de l'horreur : Pessimus genus inimicorum laudantes !
Qui avait pu provoquer ce délire de joie ? L'amnistie seule ne pouvait en être cause, car elle n'avait profité qu'à quatre Romains. La joie n'était certainement pas hypocrite ; bien que légère, elle était sincère. On peut l'attribuer, d'une part, à l'affection qu'inspirait le nouveau Pape, de l'autre, au changement de régime qu'on attendait de sa générosité. On pressentait une ère nouvelle.
7.Des gens qui voyaient de loin avaient pressenti cette portée de l’amnistie. Les souverains de Naples, de Toscane, Parme, Modène et l'empereur d'Autriche avaient vu, dans cette mesure, un échec à leur politique. Louis-Philippe, qui avait fort pressé Grégoire XVI sur le chapitre du Mémorandum, le voyant dépassé, disait, plein de terreur : « Ce pape nous perdra.» Dans des salons mécontents, on appelait Pie IX, « un Robespierre en tiare », sotte exagération qui n'était qu'une injure. Pie IX avait voulu être généreux, il l'avait été jusqu'à la magnanimité, et, comme César, suivant le mot de Pline, « clément, jusqu'à être obligé de s'en repentir ». Mais il n'était point de ces faux libéraux qui sacrifient les vieilles traditions, la vérité, la foi, le droit, les mœurs aux idées modernes, à la mobilité des suffrages, aux caprices, inconscients ou aveugles, d'une majorité ; il sera, au contraire, dans sa longue vie, sans cesser d'être bon et magnanime, l'adversaire acharné du libéralisme, même édulcoré par des catholiques. Pie IX avait été simplement bon, à ce degré ou la bonté est la grandeur.
On peut regretter les abus qu'on a faits de l'amnistie ; il est impossible de la blâmer et même de la regretter. Les amnistiés qui, plus tard, seront des ennemis, montreront, par leur conduite misérable, la justice du coup qui les avait frappés ; ils ne montreront pas l'imprévoyance de la politique qui leur avait fait miséricorde. Il est toujours beau de faire des ingrats.
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8. A cette date, lesprotestants, les rationalistes, les impies et les indifférents, qui dès longtemps déclaraient la papauté morte, demandaient un pontife, qui eût l'intelligence des temps nouveaux du Pape et le sens de la liberté. Nous pensons qu'ils ne réclamaient point la liberté du désordre en politique, des mauvaises doctrines en philosophie, et des pratiques schismatiques dans le gouvernement de l'Église ; et s'ils demandaient seulement la liberté de l'Église, la liberté de l'apostolat, la liberté religieuse dans tout ce qu'elle a de sacré, la liberté civile dans tout ce qu'elle a d'utile, de légitime, de nécessaire, qu'on nous dise quel pape n'en a pas eu l'intelligence ? (1) Mais on croyait, par ces vœux irréfléchis ou indiscrets embarrasser l'Église. Le conclave avait fait la réponse. « Il nous donne, dit Veuillot, un pape né en 1792, arrivé par conséquent à l'âge des études et de la pensée au moment où « les temps anciens » venaient de s'accomplir. Pendant qu'il devenait homme, la France et l'Europe, rétablies sur leurs bases profondément modifiées, se détachaient des vieilles lois, et, par un autre mouvement, retournaient aux vieilles croyances, ne voyant qu'en elles le moyen de sauver des temps anciens ce qu'aucune société ne peut abandonner, le moyen de conserver et de purifier quelques acquisitions, moins nombreuses et surtout moins neuves qu'on ne croit, qui se peuvent appeler, à la rigueur les conquêtes des temps nouveaux. M. de Maistre a publié son livre en 1819. L'abbé Mastaï Feretti avait alors vingt-cinq ans. Probablement qu'il a lu ce livre incomparable ; en tous cas, les idées vraiment nouvelles et vraiment anciennes aussi qui en font le mérite, n'ont pu demeurer étrangères à un esprit si distingué. Elles circulaient dans la sphère supérieure où s'élèvent d'elles-mêmes les rares intelligences que Dieu prépare au gouvernement de l'avenir. L'abbé Mastaï Ferretti était homme des temps nouveaux comme les apôtres et les chrétiens de tous les âges, lorsqu'il renonçait au monde pour se vouer à Dieu ; il était prêtre des temps nouveaux comme tous les bons prêtres de toutes les époques, lorsque, engagé dans l'ordre sacerdotal, il s'enfermait parmi les pauvres et les infirmes
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(l) Voir l'écrit du P. Constant. Le Pape et la liberté.
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p107 2. — PIE IX RÉFORME L'ÉTAT PONTIFICAL
pour les évangéliser et les servir ; il était politique des temps nouveaux, et même des temps à venir comme Grégoire VII, comme Innocent III, et si l'on veut remonter, plus haut, comme Saint Pierre, lorsque dans ses humbles attributions d'auditeur du nonce au Chili, il savait pourtant défendre les droits imprescriptibles de l'Église, et rechercher plutôt l'approbation de Dieu que celle des hommes ; il était enfin évêque des temps nouveaux comme tous les évêques selon le cœur de Dieu, qui, depuis dix-huit siècles, ont gouverné les fidèles, lorsque, cloitré dans son diocèse, il portait le poids et la fatigue du jour, sans songer qu'il y eut d'ailleurs des pompes souveraines et un rang plus élevé. Et si tout cela suffit pour faire un pape digne des temps nouveaux, non pas selon les protestants peut-être, mais selon nos amis qui ne peuvent souhaiter tout à fait la même chose, on est tenté d'espérer qu'ils sont contents. Hélas ! c'est tout au plus 1 (1) »