Angleterre 10

Darras tome 21 p. 480

 

   63. A ne prendre de la question que ces trois points dont l'école moderne rationaliste suppose la discussion au sein du collège des cardinaux, il n'est pas difficile de montrer la parfaite légitimité de la décision rendue en faveur du duc de Normandie. Un parallèle entre le prin­cipe d'hérédité généralement admis au moyen-âge et celui de l'élection populaire dont on trouve exceptionnellement quelques rares exemples à cette époque n'a rien à faire ici. Parler en 1066 de la souveraineté du peuple comme on en parle au XIXe siècle, se­rait un anachronisme non moins impertinent que ridicule. Aussi croyons-nous qu'il suffit d'avoir signalé cette erreur des historiens modernes pour la réfuter suffisamment. Cependant, même à ce point de vue relativement inadmissible, l'école actuelle commet une er­reur de fait qu'un des archivistes les plus compétents du trésor royal de l'Echiquier de Londres, sir François Palgrave, dans son « Histoire des Anglo-Saxons, » relève en ces termes : « Le jour où l'on déposa Edouard le Confesseur dans sa tombe, Harold persuada ou contraignit les évêques et les nobles assemblés à Westminster de l'accepter pour souverain. Plusieurs de nos historiens affirment qu'il obtint le diadème par force, ce qui ne doit peut-être pas s'entendre d'une violence matérielle, mais ce qui signifie que la plu­part de ceux qui le reconnurent agirent contre leur inclination. Certaines provinces anglo-saxonnes paraissent ne s'être jamais sou­mises à l'autorité d'Harold. Dans d'autres, une morne obéissance fut tout ce que l'on put obtenir du peuple, privé des moyens de proclamer un autre roi. Rieu ne prouve que l'avènement d'Ha­rold ait été formellement et légalement reconnu dans la Mercie et il est certain que dans la Northumbrie elle fut entièrement repous­sée. Il n'avait donc point obtenu pour son accession au trône cette majorité imposante de suffrages qui, dans les principes ordinaires des convenances politiques, peuvent seuls légitimer un change­ment de dynastie 1. » Dans ces paroles du savant paléographe an-

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1. Palgrave, Hist. des Anglo-Saxons, chap. iv, p. 466 et 480, traduct. d'Alex. Licquet.

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glais nous avons le résumé complet et impartial de toutes les chro­niques, de tous les documents soit manuscrits soit imprimés décou­verts jusqu'ici sur cette période si importante de l'histoire d'Angle­terre. Ce qui fait dire à un autre publiciste, sir James Mac-Intosh, dont la compétence ne saurait non plus être contestée : « Le legs testamentaire allégué par le duc de Normandie et son droit d'héré­dité ne pouvaient en aucune façon avoir moius de poids que le vote turbulent de quelques chefs saxons obtenu par Harold 1. » Depuis longtemps Guillaume de Malmesbury avait dit la même chose, en style plus simple, mais avec une égale impartialité. Voici ses pa­roles : « À la mort d'Edouard, l'Angleterre resta hésitante, ne sa­chant à qui confier la succession royale entre les trois prétendants Harold, Guillaume et Edgar. Ce dernier n'avait en sa faveur aucune recommandation officielle de la part du défunt roi, mais il était l'héritier le plus rapproché par la naissance, et comme tel il parais­sait répondre le mieux aux intentions secrètes qu'avait pu nour­rir Edouard. Les vœux des Anglais étaient donc partagés. Le jour de l'Epiphanie, après la cérémonie des funérailles, Harold extorquant aux princes un serment de fidélité, arracha le dia­dème, » extorta a principibus fide, arripuit diadema 2. Harold ne fut donc point l'élu spontané de la nation anglaise ; dès lors sa prétendue élection ne put aucunement primer le droit héréditaire du duc de Normandie. Quand M. Augustin Thierry affirme que « le fils de Godwin ne se résignait à être roi que par scrupuleuse déférence à la volonté populaire, » il parle le langage du parlementarisme mo­derne. Non-seulement Harold ne fit pas le moindre acte de résigna­tion en cette circonstance mais, suivant l'énergique expression d'un auteur du XIe siècle, « il usurpa une royauté qui ne lui appartenait ni par le droit ni par la naissance, » regnum nec jure nec natura sibi debitum usurpans. De plus au mépris de la foi jurée il transgressa le pacte qui l'engageait avec le duc Guillaume, transgressione pacti

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1 Mac-Intosh, Hist. d'Angleterre, tom. I, p. 159.

2. Willelm. Malmesbur. Lib. II, cap. ccxxvui et Lib. III, cap. ccxxxvm;Patr.Lat. tom. CLXXIX, col. 1209 et 1222.

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cum duce Willelmo et fidei lœsione1. Ce dernier point dont l'école moderne fait bon marché tenait à l'essence même de la société féo­dale, tout entière hasée sur la religion du serment. Guillaume, dit-on, s'était servi des choses saintes comme d'un piège contre Harold, dans la diète ducale de Bayeux. Le piège, répond le savant abbé Gorini, ne fut qu'un accessoire du solennel engagement. Qu'importe l'urne remplie de reliques saintes, dissimulée à la vue d'Harold sous les franges d'un drap d'or? Harold avait sous les yeux l'évangéliaire posé ostensiblement sur la table; il étendit la main sur le livre sacré pour prononcer un serment que tous les pairs du duché de Normandie recueillirent de ses lèvres. Qu'importe l’évangéliaire lui-même ou tout autre insigne sacré? car en réunissant le texte des diverses chroniques contemporaines il parait qu'à côté du mis­sel ou évangéliaire était posé sur la table du serment un petit reli­quaire sur lequel le fils de Godvrin étendit la main. Ces détails pou­vaient ajouter à la sainteté du serment, mais ils n'en changeaient point la nature. Devant Dieu et devant les hommes, Harold engagea sa parole solennelle à la diète de Bayeux. Deux fois antérieurement il l'avait engagée dans des conférences particulières avec le duc Guil­laume. Le défaut de liberté dont il excipa plus tard ne pouvait s'en­tendre ni d'une violence matérielle puisqu'il était l'hôte honoré et fêté du duc de Normandie, ni même d'une contrainte morale puisqu'en trois reprises, sans présenter la moindre objection, il avait souscrit à toutes les propositions de Guillaume. Dès lors ou il devenait mani­festement parjure en violant un serment solennel, ou il était notoire­ment atteint de lâcheté pour avoir prêté un serment qu'il n'avait eu ni l'intention de tenir ni le facile courage de refuser. Dans l'un et l'autre cas il tombait, d'après les lois alors en vigueur, sous le coup d'une indignité irrémédiable. Ce ne fut pas seulement à Rome, ni «uniquement sur le continent,» que la question fut jugée ainsi. Les partisans d'Harold, ses défenseurs, ceux qui allaient combattre et mourir pour sa cause, avaient exactement la même pensée. Voici en quels termes ses deux frères Gurth et Léofvin lui parlaient la

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1. S. Eduard. Act. Bolland. v. Januar. p. 30J

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veille de la bataille d'Hastings : « Tu ne peux nier que volontaire­ment ou non tu n'aies prêté un serment à Guillaume; dès lors tu ferais sagement de ne point prendre part en personne à l'action et de nous laisser courir les hasards du combat. Nous autres, n'ayant prêté aucun serment, nous avons le droit de tirer le glaive pour la défense de notre patrie. Si tu livres toi-même la ba­taille, il est à craindre que tu ne trouves la défaite ou la mort, tan­dis que, nous laissant combattre seuls, ta cause profitera de notre victoire sans être compromise par notre défaite puisque tu resterais pour recueillir les fuyards et venger les morts 1. » Si dans la fa­mille même d'Harold on parlait ainsi de son parjure, que ne devait pas dire le reste de l'Angleterre? La décision d'Alexandre II et de son premier ministre Hildebrand fut donc ce qu'elle serait de nos jours si pareille question était soumise à l'arbitrage d'un congrès européen. La «chronique de Normandie » dans son vieux français du XIIIe siècle a parfaitement résumé toute la négociation, quand elle dit : « Et après assembla le duc son conseil et envoya messagers notables et bons clercs devers le pape montrer son droit et comme Harold s'était parjuré ; pourquoy requérait licence de conquerre son droit en soy soumettant si Dieu lui donnait grâce d'y parvenir de tenir le royaume d'Angleterre de Dieu et du saint père comme son vicaire et non d'autre. Le saint père et les cardinaux exami­nèrent la cause de Guillaume et par délibération le pape envoya au duc un gonfanon de l'Église et ung anel où il avoit une pierre moult riche, et dessous cette pierre avoit un des cheveux de mon­seigneur saint Pierre enclos dedans l’anel. Quand le duc Guillaume eust ouy l'ordonnance du saint père et reçu le gonfanon et l'anel, si eut grant joye et non sans cause 1. »

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1   Nec enim ibis in inficias quin illi ( XVittelmo) sacramentum vel invitas vel voluniarius feccris ; proinde constituas âges si, instanti necessitati te subtraliens,
nostro periculo colludium puyne tentaveris : nos omni juramento expeditl justeferrum pro pntria stringemus. Temendum ?ie, si ipse décernas, vel fugam ve' mor-
tem appelas : sed nobis solis prseliantibus causa tuo utrobique portu navfgabit •quia et fugientes resiiiuere et mortuos ulcisci poteris.
(Willeliii.Maluiesbur. Lit).
III;
Pat:: Lat. Toui CLXXIX, col. 122G.

2   Chronique de Normandie, Tom. XIII, p. 227 du Recueil des liistor. de Franc.

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p484         pontificat d'alexandre II (1061-1073).

 

   64. Une nouvelle assemblée des barons normands convoquée à Lillebonne se déclara pour la guerre. Les magnifiques promesses du duc attirèrent une foule immense de   guerriers   venus de tous les points de l'Europe. Le ban qu'il fit publier en France et par toutes les provinces voisines s'adressait «à tout homme, haut de taille et robuste de corps, qui voudrait le servir. »Le roi Philippe laissa ses sujets s'enrôler sous les drapeaux de son vassal, mais ne voulut point intervenir officiellement. «Vous êtes le souverain d'un duc, lui dit Guillaume, s'il vous plait de m'aider et que Dieu me fasse la grâce d'obtenir mon droit sur l'Angleterre, vous deviendrez le souverain d'un roi. » Cette offre ne tenta point Philippe. Il garda une neutralité prudente peut-être au point de vue de sa poli­tique actuelle, mais dont l'événement fit regretter plus tard la pusillanimité. Une flotte considérable fut réunie par Guillaume à l'embouchure de la Dive, rivière qui se jette dans l'Océan entre la Seine et l'Orne. Durant un mois les vents furent contraires, puis une brise du sud poussa les vaisseaux jusqu'à l'embouchure de la Somme au port de Saint-Valéry, où les mauvais temps recommen­cèrent avec persistance. « Les soldats forcés de camper sous leurs tentes humides murmurèrent, dit Guillaume de Malmesbury. Dieu se prononçait contre l'entreprise, disaient-ils.  Une tentative de

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M. Thierry conclut de ce texte que la conquête de l'Angleterre se fit « à frais communs» par Alexandre II et le duc de Normandie. «Convenons en, dit l'abbé Gorini, les subsides fournis avec tant de prodigalité par le souverain pontife, un étendard, uu diamant, un cheveu de saint Pierre, n'autorisent-ils pas merveilleusement cette conclusion? » M. Aug. Thierry parle également d'une bulle d'excommunication lancée contre Harold. Si cette pièce a existé, ce qui pourrait être, elle ne s'est jamais retrouvée. Cf. Gorini, Défense de l'Eglise contre les erreurs historiques, toni. II, p. 462. Enfin M. Thierry se scandalise de l'hommage fait d'avance au pape par Guillaume de Normandie. Il fait remarquer qu'en même temps que le futur conquérant tenait ce langage à Alexandre II, il prenait un engagement analogue vis à vis du roi Phi­lippe I. La contradiction entre ces deux faits également certains est purement apparente. Le duc de Normandie était vassal du roi de France; en priant ce der­nier de l’aider dans son entreprise contre l'Angleterre, Guillaume avait parfaite­ment le droit de lui promettre, le cas échéant, de lui rendre plus tard comme roi des Anglais l'hommage auquel il était déjà tenu envers lui pour son fief de Normandie. La suzeraineté du pape était d'une tout autre nature.

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descente en Angleterre avait déjà échoué à l'époque de Robert le Diable, le fils ne réussirait pas mieux que le père. Ce projet avait toujours été fatal aux ducs normands. Telles étaient les ru­meurs qui circulaient dans l'armée. Guillaume d'après le conseil des principaux chefs ordonna une procession solennelle où les re­liques de Saint-Valéry furent apportées au milieu du camp et expo­sées en plein air sur un autel magnifiquement décoré. Eu ce mo­ment le vent changea soudain et gonfla les voiles. Un cri de joie retentit dans toute la plaine 1. » L'embarquement eut lieu le 27 septembre 1066. Sur le vaisseau qu'il monta Guillaume fit arbo­rer l'étendard envoyé par le souverain pontife. Le lendemain après une paisible traversée, il débarquait sur les côtes de Sussex dans la plaine d'Hastings. Le pied lui manqua en quittant le navire et les assistants le voyant tomber allaient croire à un mauvais présage. «Non, s'écria Guillaume en se relevant. Je viens de poser les deux mains sur cette terre pour en prendre possession. Par la splendeur de Dieu, tant qu'il y en a, elle est à vous ! »— « Cependant, reprend le chroniqueur de Malmesbury, trois jours auparavant Harold ve­nait de remporter sur son frère Tostig, dans les plaines d'York, une victoire dont il se montrait extraordinairement fier. À mon sens, ajoute le pieux moine, il aurait dû modérer l'expression de sa joie, car Tostig avait perdu la vie dans cette bataille fratricide. A la nou­velle du débarquement de Guillaume, il se précipita à la rencontre de ce nouvel ennemi. Comme il demandait si l'armée normande était forte et nombreuse, on lui répondit que Guillaume paraissait n'avoir amené avec lui que des prêtres ; car tous ceux qui l'entou­raient avaient les cheveux courts et la barbe rasée. Les Anglo-Saxons qui faisaient ce récit étaient accoutumés à voir les soldats porter toute la barbe et les cheveux longs. Mais Harold connaissait mieux les usages de Normandie. « Ceux que vous prenez pour des prêtres, dit-il en souriant, sont de rudes et vaillants guerriers. » Ce fut alors que Gurth et Léofvin, deux de ses frères qui avaient combattu à ses côtés contre Tostig,  lui conseillèrent de ne pas

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1. Willelm. Malmesbur. loe. eit. col. 1225,

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s'aventurer contre de si redoutables ennemis, avec un parjure sur la conscience. « Non, répondit Harold, il ne sera pas dit qu'aucun péril m'ait fait tourner le dos. » En ce moment, un moine chargé d'une mission du duc Guillaume vint publiquement lui offrir le choix entre ces quatre propositions : Ou renoncer au trône moyennant des compensations fixées à l'amiable ; ou conserver le pouvoir en se reconnaissant vassal de Guillaume ; ou accepter le combat singulier avec le duc en présence des deux armées; ou s'en rapporter au ju­gement du siège apostolique. Harold se borna à répondre que Dieu seul jugerait entre Guillaume et lui1.» La chronique de Nor­mandie ajoute que Guillaume après cette réponse fit repartir le messager pour le camp d'Harold avec cet ultimatum : « S'il s'obs­tine à refuser tout ce que je lui offre, vous lui direz devant tous ses gens qu'il est parjure et foi-mentie; que lui et tous ceux qui le soutiendront sont excommuniés par une bulle du pape2.». — Quand le moine prononça le mot d'excommunication, les Anglo-saxons se regardèrent avec un étonnement mêlé d'inquiétudes ; mais Harold n'en persista pas moins dans son refus.

 

   65. De part et d'autre on prit donc les dernières dispositions pour une bataille décisive. « Dans le camp des Anglais, ainsi que je l'ai su d'une manière certaine, dit Guillaume de Malmesbury, les sol­dats ne dormirent presque point : ils passèrent la plus grande partie de la nuit à chanter et à boire, ce qui ne les empêcha pas d'être prêts dès l'aurore à marcher à l'ennemi. Les Normands au contraire passèrent toute la soirée à confesser leurs péchés, afin de pouvoir communier dès le matin au corps du Seigneur 3. » La messe fut célébrée par l'évêque de Bayeux, frère utérin du duc, et après la

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1.Id. Ibid.

2. Chronique de Normandie, Recueil des hist. de France, tom. XIII, p. 23^ C'est ce passage de la Chronique de Normandie qui a fait croire à l'existence d'une bulle d'excommunication fulminée par Alexandre II contre Harold. Mais il nous semble plus vraisemblable d'admettre que Guillaume n'avait réelle­ment pas en sa possession une pièce de ce genre, autrement il ne se lut pas contenté d'en menacer les Anglo-Saxons, il la leur aurait fait lire, et il en eût répandu les exemplaires dans toute l'Europe.

3.Willelni. J!a!m. col. 1220.

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communion les troupes reçurent la bénédiction solennelle. L'infanterie avec les archers fut divisée en deux colonnes d'attaque, sou­tenues aux deux ailes par la cavalerie. Guillaume en montant à che­val s'écria : « C'est aujourd'hui qu'avec l'aide de Dieu le duc de Normandie sera roi d'Angleterre !1.» Il portait au cou quelques unes de reliques sur lesquelles Harold lui avait prêté serment ; à ses côtés un jeune chevalier neustrien, nommé Toustain le Blanc, tenait l'éten­dard de saint Pierre. En ce moment un guerrier appelé Taillefer entonna la « chanson de Roland,» qui fut redite par toutes les voix avec un martial enthousiasme. 2. Aux cris de « Dieu nous soit en aide ! » les Normands se précipitèrent sur l'armée saxonne. Celle-ci était formée en un triangle impénétrabIe, protégée par des fossés et des palissades. Les Anglais à pied autour de leur étendard planté en terre, couverts de leurs boucliers comme d'une carapace de tor­tue, reçurent l'ennemi à coups de haches d'armes dont le double tranchant brisait les lances et rompait les cottes de mailles. Les Normands ne pouvant pénétrer dans les redoutes ni en arracher les pieux se replièrent, fatigués d'une attaque inutile, vers la division que commandait Guillaume. Le duc alors fit avancer de nouveau ses archers, leur ordonnant de ne plus tirer droit devant eux, mais de lancer leurs traits en haut, pour les faire tomber par des­sus les remparts du camp ennemi. Cette manœuvre eut d'abord un certain succès ; Harold lui-même fut atteint à l'œil par une flèche, ce qui ne l'empêcha d'ailleurs ni de commander ni de combattre De son côté Guillaume ne s'épargnait pas ; un instant le bruit cou­rut parmi les siens qu'il avait été tué, et déjà les Normands pre­naient la fuite. Relevant alors la visière de son casque : «Regardez moi, dit-il aux fuyards : je vis encore et avec l'aide de Dieu je serai vainqueur. » Il le fut en effet et peut-être cet incident lui suggéra-t-il l'idée du stratagème qui devait assurer son triomphe. Un corps

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1    Willelm. Malmesbur. toc. cit. Vertetur fortitudo comrtatus met in re-
gitum.

2    Time raht'lena Rotlandi inchoata, ut martium viri exemplum pugnaluros accenderet, iyictamatogne Dei auxilio prxlium consertum. (Willeliu. Jlalinesbur.
loc. cit.)

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p488 FONTIPICAT  D'ALEXANDRE   II   (-1061-1073».

 

de mille cavaliers reçut ordre de s'élancer pour un nouvel assaut, puis de se retirer avec toutes les apparences d'une déroute complète. Cette ruse de guerre fit sortir les Anglo-saxons de leurs retranchements palissadés. La hache suspendue au cou, l'épée ou la lance à la main, ils se précipitèrent à la poursuite des Normands. Guillaume profita de cette faute qu'il avait provoquée pour pénétrer avec le gros de ses forces dans l'enceinte jusque là inaccessible. Mais ce ne fut pas sans difficulté. Il eut son cheval tué sous lui. Les Anglo-saxons restés à l'intérieur opposèrent une telle résistance que les fossés furent comblés de cadavres. Jusqu'à la nuit la bataille se poursuivit avec une égale fureur. «Tant qu'Harold fut vivant, dit Guillaume de Malmesbury, les chances restèrent égales, mais une flèche lui traversa le crâne et fit jaillir sa cervelle. Les Anglo-saxons désespérés s'enfuirent alors dans toutes les directions. Un chevalier normand rencontrant le cadavre d'Harold brandit son sabre et le mutila. Ce trait de vengeance sauvage fut connu de Guillaume, qui dégrada aussitôt son auteur de l'ordre de chevalerie (14 octobre 1066). La bataille d'Hastings donnait le trône d'Edouard le Confes­seur à Guillaume-le-Bâtard. Sur la colline où la vieille Angleterre avait péri avec le dernier roi de race saxonne, Guillaume bâtit une belle et riche abbaye, appelée le « monastère de la Bataille » de Bello l, selon le vœu qu'il avait fait à saint Martin en souvenir d'une fondation analogue et sous le même titre érigée dans les plaines de Tours par Charles Martel après la défaite d'Abdérame 2. Harold et ses deux frères Gurth et Leofvin étaient morts au pied de leur éten­dard. Les trois fils de Godwin furent enterrés sur le lieu même où le glaive des Normands les avait frappés. «Ils ont gardé cette côte de leur vivant, dit Guillaume : ils la garderont encore après leur mort.» L'é­tendard anglo-saxon fut envoyé au pape, comme le plus glorieux tro-

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1 Voici un Irait qui peint admirablement les mœurs de l'époque et le carac­tère du conquérant. Quand on creusa les fondations du monastère, les archi­tectes firent observer à Guillaume-le-Bâtard que l'eau manquait dans l'empla­cement, qu'on avait choisi. « Travaillez toujours, dit le roi; si Dieu me prête vie il y aura plus de vin chez les religieux de la Bataille qu'il n'y a d'eau dan» le meilleur couvent de la chrétienté. »

2.. Tom. XVII, de cette Histoire, p. ??.

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p489 CHAP. IV.—ALEXANDRE II ET LA CONQUÊTE DE L ANGLETERRE.

 

phée de cette mémorable victoire. « C'était, dit Guillaume de Malmesibury, un tissu de soie et d'or, relevé de broderies, couvert de pierres précieuses et représentant un guerrier la lance à la main. » Sur des tables de marbre que Guillaume fit placer dans le cloître de l'abbaye de la Bataille, on grava les noms des conquérants. Cette liste est devenue « le livre d'or » de la noblesse d'Angleterre. La législation d'Edouard le Confesseur, ses dispositions relatives au clergé et aux ordres religieux furent confirmées par le roi vainqueur dans un décret rédigé en latin et divisé en viugt-deux articles. L'institu­tion du denier de Saint-Pierre, la liberté des voyages à Rome, la sécurité des pèlerins y étaient garanties. Malgré la sagesse de ces mesures, le ressentiment de la défaite subsistait chez les vaincus. Si la conquête de l'Angleterre fut l'œuvre d'une seule bataille, son assimilation complète devait exiger encore de longues années.

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon