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Les Juifs connaissaient mieux le caractère de Saul; ils ne le prirent jamais pour un halluciné. Cependant comme il leur fallait trouver un motif quelconque à sa conversion instantanée, voici celui qu'ils inventèrent; s'il n'est pas plus vrai que celui de nos rationalistes, il est du moins beaucoup plus habilement imaginé : «Paul, disent-ils, né à Tarse d'une famille païenne, était païen lui-même. Venu jeune à Jérusalem, il y passa plusieurs années, rencontra la fille du grand prêtre et se berça de l'ambitieux espoir d'en obtenir la main. Pour y parvenir, il n'hésita pas à se faire prosélyte et à recevoir la circoncision. Malgré ces avances, le pontife lui refusa sa fille et dès lors Paul, dans sa rage, ne cessa d’écrire contre la circoncision, le sabbat et la loi de Moïse 1. »
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1 C'est saint Épiphane qui nous a transmis cette calomnie judaïque, dont Ebion et ses disciples s'emparèrent plus tard. Nous croyons utile de reproduire ici ce texte peu connu : 4>aTy.o0o(v aOtèv eîvai "EMrjva, xal 'EUrçviSo;
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5. Tout succédait au gré de l'ambitieux Agrippa. Il n'avait plus qu'une dernière faveur à obtenir, pour se trouver en possession de l'intégrité du royaume de Judée, dont le premier Hérode avait été investi. Il fallait déterminer l'empereur à lui céder la province romaine dont Jérusalem était le centre. Les événements ne se prêtèrent point d'abord à la réalisation de ce vœu, caressé depuis si
longtemps; il lui fallut attendre quatre années et traverser encore une révolution, avant de l'atteindre. Caligula, qui distribuait si libéralement des royaumes, voulait obtenir, en retour, les honneurs de la divinité. Après avoir fait couper la tête à toutes les statues de Jupiter, de Mars et d'Hercule, dans les temples de Rome, de Grèce et d'Asie, pour y faire substituer la sienne, il avait donné des ordres semblables à Pétrone, successeur de Vitellius dans le gouvernement de Syrie, et
l'avait expressément chargé de faire ériger la statue du dieu Caligula au milieu du Temple de Jérusalem. Le gouverneur d'Egypte, Avillius Flaccus, devait prescrire les mêmes mesures à Alexandrie et dans le reste de sa province. Dès que la teneur du décret impérial fut connue en Palestine, les habitants abandonnèrent leurs travaux et vinrent en masse se prosterner aux pieds du gouverneur romain, à Ptolémaïs, pour le supplier de ne pas exécuter un tel ordre. « Si vous persistez à inaugurer l'image du nouveau dieu, dans le Temple de Jérusalem, disaient-ils, vous n'y réussirez qu'après nous avoir massacré tous; et la statue de César passera à travers des flots de sang!» Pétrone eut le bon esprit de ne point pousser à bout une population exaspérée. Il gagna du temps et trouva moyen de faire prendre patience au dieu son maître. Avillius Flaccus fut moins prudent, ou moins heureux, à Alexandrie. La population égyptienne et grecque de cette ville tenait fort peu à une divinité de plus ou
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de moins, elle accueillit d'autant plus volontiers le caprice impérial qu'elle y trouvait une excellente occasion d'assouvir sa haine contre les Juifs. On comptait alors, dans la province d'Alexandrie, un million d'Hébreux 1. Ceux-ci refusèrent unanimement de laisser élever la statue du dieu Caligula dans leurs synagogues. Les Egyptiens et les Grecs envahirent alors les deux quartiers habités par les Juifs, égorgeant sans pitié tous ceux qu'ils rencontrèrent. Le carnage fut horrible. La rage populaire cherchait des supplices plus cruels que la mort, contre cette race abhorrée. On jetait les uns dans des bûchers; d'autres étaient flagellés, jusqu'à ce que toute leur chair fût éparpillée en lambeaux. Après ces scènes de barbarie, on mit le feu à toutes les synagogues, et, sur leurs cendres fumantes, on dressa les statues impériales. Les Juifs qui survécurent au massacre furent chassés de leurs anciens quartiers, et entassés dans le coin le plus infect de la ville, avec défense d'en sortir.
6. Au moment où ces nouvelles parvenaient à Rome, Caligula rentrait triomphant d'une expédition militaire en Germanie, dans les Gaules et la Grande-Bretagne. Il avait cherché partout des ennemis et n'avait rencontré que des populations empressées à reconnaître l'autorité des aigles romaines. La colère du dieu empereur fut à son comble, quand il apprit que les Juifs refusaient d'adorer ses images. Hérode-Agrippa eut besoin de toutes les ressources de son imagination, pour calmer les premiers transports de cette divinité outragée, et l'empêcher de signer une sentence de proscription universelle contre la race juive. Cependant une enquête fut ouverte sur les événements d'Alexandrie. Les Hébreux de cette ville envoyèrent à Rome cinq députés, chargés de fléchir la colère de César et d'obtenir justice de l'inaction du gouverneur d'Egypte, qu'on rendait responsable de tout le sang versé. Le chef de cette ambassade fut le célèbre philosophe juif, Philon. De leur côté, les habitants d'Alexandrie, de concert avec le gouverneur romain, faisaient partir, sous la conduite d'Appion, des députés qui devaient rejeter tout l'odieux des derniers événements
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1. Philo, In FIuxo, tom. Il, pag. 523..
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sur les Juifs, et disculper la population égyptienne. Cette double légation fut admise en présence de Caligula. « Au premier abord, dit Philon, nous pûmes nous convaincre, en observant le visage et l'attitude de l'empereur, que nous avions en lui un ennemi déclaré, non un juge. Pour examiner une cause dont les griefs, remontant à quarante années d'oppression silencieuse, allaient enfin pouvoir se produire; quand il s'agissait du sort de tant de milliers de Juifs, fixés à Alexandrie, un juge aurait pris place sur son tribunal, il se fût entouré d'un conseil de ministres. Les deux parties, citées à son tribunal, auraient eu successivement la parole ; la clepsydre officielle eût mesuré leurs discours. Après les avoir entendues, le juge en aurait conféré avec ses assesseurs, et la sentence, publiquement rendue, aurait porté les caractères et les formes de l'équité légale. Mais Caligula, le sourcil froncé, nous apparut comme un odieux tyran. Aucun appareil de tribunal, dans son audience. Il s'entretenait avec deux intendants des jardins de Mécène et de Lamia, voisins de Rome. Il y était en villégiature, depuis trois ou quatre jours, et voulait passer l'inspection des bâtiments. On venait de les ouvrir tous, et il commençait cette promenade d'architecte, quand nous fûmes introduits. Tomber à ses pieds, l'adorer humblement, et le saluer des noms d'Auguste et d'Imperator, fut notre premier devoir. Sa réponse nous fit trembler, non plus pour la cause elle-même, mais pour notre vie. Il nous dit, avec un ton d'effroyable sarcasme : N'êtes-vous pas ces mortels, exécrés des dieux, qui outragez ma divinité, reconnue par tout l'univers, et me préférez je ne sais quel être, dont vous ignorez même le nom? — Levant ensuite les mains au ciel, il éclata en blasphèmes. J'ai dû les entendre, mais je ne pourrais les transcrire, sans me rendre coupable de sacrilège. Nos adversaires triomphants comprirent que leur cause était gagnée. La joie rayonnait sur leurs visages; ils s'approchèrent à leur tour et acclamèrent l'empereur, en lui prodiguant tous les titres et tous les surnoms qu'on donne aux dieux. Ces hommages, qui excédaient sans mesure la portée d'une nature humaine, furent agréés. Le vil sycophante Isidore 1, encouragé par
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1. C'était un des membres de la légation opposée.
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ce bon accueil, prit la parole : Seigneur, dit-il en nous montrant, vous détesteriez bien davantage encore ces hommes et toute leur race, si vous connaissiez leur impiété et leur haine contre vous! Pendant que les Alexandrins offraient des victimes, pour le rétablissement de votre santé, seuls, ces hommes ne firent point de sacrifices. Quand je dis ces hommes, je parle de tous les Juifs. — Une protestation unanime contre ce mensonge s'échappa de nos lèvres. Seigneur Caïus, dîmes-nous, c'est là une horrible calomnie! Nous avons immolé pour vous des hécatombes; leur sang a coulé sur nos autels; nous n'en avons point rapporté la chair dans nos maisons, pour nous livrer à de joyeux festins, comme d'autres l'ont fait ; mais nos victimes furent tout entières consumées par le feu. Trois fois nous avons renouvelé ces sacrifices : la première, lors de votre avènement à l'empire; la seconde, à l'époque où vous avez échappé à cette grave maladie qui consterna l'univers; la troisième, lors de votre triomphe sur les Germains. — Soit, dit l'empereur. Vous avez offert des sacrifices, mais à un autre, non à moi. Quel honneur m'en est-il revenu? Ce n'est pas à moi que vous avez sacrifié ! — A cette interpellation foudroyante, le sang se glaça dans nos veines. Cependant l'empereur continuait son inspection, parcourant les galeries, les salles, les appartements les plus secrets, notant les défauts qu'il rencontrait sur son passage et indiquant les améliorations qu'il voulait faire. Nous le suivions, montant ou descendant les escaliers, serrés de près par nos adversaires, qui ne nous épargnaient ni les railleries ni les outrages. C'était une scène d'histrions. Tout-à-coup, s'interrompant au milieu des ordres qu'il donnait, l'empereur se retourna vers nous et nous demanda gravement : Pourquoi ne mangez-vous pas de chair de porc? — Cette question provoqua de bruyants éclats de rire au milieu de nos adversaires, moins encore pour ce qu'elle avait de plaisant que par l'occasion qu'elle leur offrait d'applaudir aux facéties du jovial despote. Quoi qu'il en soit, leur hilarité choqua même les courtisans du prince, qui savaient qu'un sourire devant César pouvait coûter la vie, et que Caligula le permettait à peine à ses familiers les plus intimes. Nous essayâmes de répondre: Chaque peuple, disions-
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nous, a ses coutumes diverses. Nos adversaires ont eux-mêmes des aliments qui leur sont interdits. Il y a des nations qui regardent comme un sacrilège de manger la chair des agneaux. — César nous interrompit, en riant, et nous dit : Vous faites bien de ne pas manger de porc; cette viande est détestable ! — Ainsi il se jouait de nos terreurs. Quelques instants après, il reprit, d'un ton de colère : Je voudrais savoir à quel titre vous réclamez un droit de cité dans Alexandrie! — Nous commençâmes aussitôt une réponse catégorique. Il s'aperçut que nous alléguions des raisons péremptoires et que nous entamions une discussion sérieuse. Sans vouloir davantage nous entendre, il se précipita tout-à-coup dans la galerie principale, et, la parcourant à grands pas, de droite et de gauche, il ordonnait à ses intendants de remplacer les pierres translucides, qui étaient à chaque fenêtre, par des vitres blanches. Puis revenant lentement vers nous : Que dites-vous? demanda-t-il. — Nous essayâmes encore de résumer les observations que nous avions à faire valoir, mais il courut à une pièce voisine, où il fit mettre en place des tableaux anciens. Il nous fallut renoncer à achever un discours entrecoupé de la sorte. Harassés, sans espoir, n'attendant plus que la mort, et dans une inquiétude qui nous laissait à peine notre présence d'esprit, nous nous remîmes simplement entre les bras du Dieu véritable, le suppliant de nous délivrer des fureurs de ce faux dieu. Le Seigneur eut pitié de nous. Caïus sembla un instant oublier sa colère: Ces hommes, dit-il, me semblent plus malheureux que coupables. Insensés, qui ne veulent pas croire à ma nature divine !— Ce fut ainsi qu'il nous congédia '. »