St Jérome 9

Darras tome 12 p. 211

 

47. Cette effusion de sensibilité, mêlée de reproches vraiment paternels, toucha vivement l'évêque d'Hippone. Il répondit à l'illustre solitaire de façon à dissiper ses légitimes sujets de plainte. Les malentendus furent expliqués. Les mésaventures de la corrospondance précédente furent mises à jour. Il y avait eu soit une indiscrétion coupable, soit une intrigue hostile, dans la fausse direction des lettres d'Augustin. Peut-être la célébrité des deux correspondants avait-elle, sans autre mauvaise intention, provoqué l'infidélité des messagers antérieurs. Quoi qu'il en soit, des précautions furent prises, de part et d'autre, pour éviter à l'avenir le retour de ces désagréables incidents. Restait à éclaircir la doubla question qui faisait l'objet de la controverse. Sans aucune arrière-pensée d'amertume, mais avec une vigueur incroyable d'argumentation, Jérôme entreprit la lutte. Sa justification, au point de vue de la nouvelle traduction des livres saints d'après le texte hébreu, ne laisse aucune place à la réplique. « Selon vous, dit-il, j'ai tort d'essayer un pareil travail, après celui que les anciens nous ont laissé. Votre dilemme vous semble triomphant. Il s'agit, dites-vous, ou de passages clairs par eux-mêmes, ou de textes réellement obscurs. Sur ceux-ci vous pouvez vous tromper aussi bien que l'ont pu les Septante; sur ceux-là, dès lors qu'ils sont clairs et d'un sens obvie, les Septante les ont certainement bien interprétés, et votre version est inutile. Je vous rétorquerai facilement ce dilemme. Tous les anciens interprètes, qui nous ont précédés dans le Seigneur, se sont nécessairement trouvés en présence de ces passages intrinsèquement obscurs ou manifestement clairs. Pourquoi donc, quand il s'agit de textes obscurs, déployez-vous toute la vigueur de votre génie pour les éclaircir mieux que ne l'ont fait les anciens? Et, s'il s'agit de textes clairs par eux-mêmes, n'est-il pas superflu de prendre la parole après eux? Ainsi Origène, Eusèbe de Césarée, Théodore d'Héraclée, Asterius de Scythopolis, Apollinaire de Laodicée, Didyme d'Alexandrie, Hilaire de Poitiers, Eusèbe de Verceil et notre grand Ambroise ont commenté tous les psaumes. Cela vous a-t-il empêché de publier vos Explanationes in Psalmos ? Si les psaumes sont obscurs, vous avez pu vous tromper

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dans leur interprétation. Si le sens en est manifestement clair, les commentateurs précédents l'auront nécessairement bien saisi, et votre interprétation devient superflue. En pressant la conséquence de votre principe, il n'y aurait plus aucune étude à faire sur les Écritures, après ce qu'en ont dit nos prédécesseurs. Et cependant vous n'hésitez point à écrire après eux. De grâce, laissez aux autres la faculté que vous vous attribuez à vous-même. En ce qui me concerne, le but que je me suis proposé, dans ma version d'après l'original, n'est pas de contredire les traductions faites sur le grec. J'ai voulu surtout mettre en lumière, d'après l'hébreu lui-même, les témoignages favorables au christianisme, que les Juifs s'efforcent ou de dénaturer ou de passer sous silence. J'ai voulu mettre cette arme aux mains de nos frères. Après cela, chacun est libre d'adopter ma version ou de la rejeter. L'un trouve ses délices à boire le vin vieux des antiques interprètes; il dédaigne mon vin nouveau. Je ne m'en offense point. Quant au plan que je me suis tracé pour ce labeur immense, je l'ai développé amplement, soit dans le livre De optimo genere interpretandi, soit dans les préfaces particulières placées en tête de chacun des Livres saints. Vous me demanderez peut-être pourquoi j'ai compris le Nouveau Testament dans l'ensemble de ma traduction. Il ne manque pas, direz-vous, d'hellénistes en notre temps, et chacun pouvait vérifier sur l'original l'exactitude des versions précédentes. Eh bien ! je l'ai fait précisément pour donner une preuve irréfragable de la fidélité scrupuleuse avec laquelle je procède. Le grec est en effet si répandu parmi nous, que la plupart des lecteurs sont en état de confronter ici ma traduction latine avec le texte même du Nouveau Testament. J'ai cru qu'en me trouvant fidèle sur ce point, ils en concluraient que je ne le suis pas moins vis-à-vis de l'hébreu. Si vous en doutez, consultez les docteurs juifs. Mais, direz-vous, ce contrôle n'est pas si facile, et vous en appellerez à cette anecdote du lierre de Jonas, qui faillit renverser de son siège un des évêques africains vos collègues. Rien n'est pourtant plus simple et plus inoffensif que le changement introduit à ce sujet, dans ma version de Jonas. L'arbuste miraculeux qui protégea le prophète, n'est pas

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proprement un lierre, mais c'est encore moins une courge. C'est une plante particulière à la Judée, dont les feuilles, larges comme celles de la vigne, en ont à peu près la forme. A peine planté, cet arbuste croît à une grande hauteur, sans avoir besoin de support comme la courge ou le lierre, et se soutient par son propre tronc. Les Hébreux l'appellent kikeïon, les Syriens, kikeïa. Ce nom n'a pas d'équivalent dans la langue grecque. Les Septante l'ont rendu par xoluxuntè (cucurbita, courge); Aquila par xissos (lierre). Je n'ai donc fait que suivre un usage établi, en adoptant ce dernier mot, d'autant que l'arbuste en question ressemble plus au lierre qu'à la citrouille, et que le vocable hébreu kikeïon est plus rapproché du grec xissos. Quant aux juifs consultés par votre collègue d'Afrique, il est évident qu'ils ne connaissaient point cette plante et qu'ils ignoraient la langue hébraïque; ou plutôt ils auront voulu faire une mauvaise plaisanterie aux partisans de la courge, ad irridendos cucurbitarios1

 

48. Augustin passa condamnation sur ce premier point. Dans sa réponse, il se déclarait convaincu. « Je demeure, disait-il, persuadé de l’utilité de votre version des Ecritures d’après le texte hébraïque. Il ne se peut rien, en effet, de plus utile pour l'Église, puisque vous nous remettez entre les mains des armes dont la perfidie judaïque avait voulu nous dépouiller1. » Jérôme fut moins heureux, quoique non moins énergique, dans sa défense du mensonge officieux. « Vous me demandez compte, dit-il, du sentiment que j'ai adopté dans mon commentaire de l'Épître aux Galates. Le concert que je suppose entre les deux apôtres vous semble une dissimulation inacceptable. Je n'ai cependant point inventé ce système, je l'ai emprunté aux écrits spéciaux d'Origène. Tous les auteurs que je mentionne dans ma préface, Didyme d'Alexandrie mon clairvoyant aveugle, Apollinaire de Laodicée, Alexandre, Eusèbe d'Emèse, Théodore d'Héraclée, et, en ces derniers temps, l'illustre Jean de Constantinople, l'ont admis sans difficulté. De quoi s'agit-il en effet? de sauvegarder la double autorité du prince

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1 S. Hieronym., Epist. cxit, n<» 20-22; Pah: lat., lom. XXII, col. 928-931.— . S. Àugutt., Epist. lxxiii, cap. v; Patr. lut., loin. XX.X11I, col. 290.

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des apôtres et du docteur des nations. Il me semble qu'un évêque tel que vous, dont le nom est vénéré par tout l'univers, ne saurait plus utilement employer son crédit qu'à propager une doctrine si importante pour le maintien de la hiérarchie apostolique.  Sous mon toit de chaume, parmi les pauvres moines qui se sont associés à mon indigence, il ne m'appartient guère de traiter des sujets si relevés. Mais en confessant volontiers mon insuffisance, je puis du moins me rendre le témoignage que je cherche à l’étayer par l'autorité des anciens, dont j'étudie scrupuleusement les ouvrages et dont je m'efforce de suivre pas à pas toutes les traces. Les trésors d'érudition tant sacrée que profane dont vos écrits sont pleins, me prouvent que vous faites de même1. » Après cet exorde par insinuation, Jérôme aborde le fond de la difficulté. « Bien que je m'appuie sur les illustres apologistes qui m'ont précédé, dit-il, ce n'est pas seulement par l'autorité des témoignages, mais par celle de la raison et de la vérité que je veux défendre mon sentiment2. » Il remonte alors à la chronologie des Actes des apôtres; il fait remarquer qu'avant la scène d'Antioche, saint Pierre avait eu la fameuse vision qui lui présentait l'abolition des rites mosaïques sous le symbole d'une immense table, chargée de toutes sortes d'aliments, sans distinction de purs et d'impurs. Le baptême du centurion païen, Cornélius, l'imposition des mains aux gentils de Césarée avaient également précédé la scène d'Antioche. Par conséquent, il est incontestable que dès cette époque  saint Pierre proclamait l'abolition de la loi mosaïque. Donc il était à Antioche exactement du même avis que saint Paul. Ses ménagements vis-à-vis des convertis du judaïsme étaient identiquement les mêmes que ceux dont l'Apôtre des nations usa en d'autres circonstances bien connues. « Donc enfin, ajoutait-il, puisque Pierre et Paul professaient à ce sujet la même doctrine, puisqu'ils avaient, la même conduite, à moins d'une véritable folie, on ne peut admettre que leur débat public à Antioche ait été autre chose qu'une scène concertée entre eux pour rassurer la conscience inquiète

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1 S. Hiorouytn., Epist. exi, nos 4-6. — 2.Ibid., il0 6.

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des convertis de la gentilité 1. » .— Augustin n'eut pas de peine à rétablir ici la véritable et saine doctrine, qui est demeurée celle de l'Église. A l'autorité des pères grecs sur lesquels s'appuyait saint Jérôme, il répond par celle des plus illustres docteurs de l'Occident, notamment saint Cyprien et saint Ambroise. «D'ailleurs, ajoute-t-il, la question est encore libre, et l'Église ne l'a point tranchée. Laissons donc de côté l'argument des témoignages, et ne nous appuyons que sur la doctrine des Écritures canoniques. II vous paraît impossible que Paul ait jamais eu le droit de reprocher au prince des apôtres d'avoir judaïsé, puisqu'en vingt occasions Paul a judaïsé lui-même. Laissez-moi vous dire que ce n'est point ainsi qu'il faut poser la question. Nous examinerons plus tard ce que Paul a fait. Écoutons d'abord les principes invariables et fixes qu'il a posés. Ces principes sont pour moi résumés dans la parole de l'Épître aux Galates : « Retenez ce que je vous écris; car Dieu, en présence duquel je suis, sait que je ne mens pas 2. » De ce principe, qui écarte toute idée de mensonge officieux, Augustin déduit comme conséquence nécessaire la vérité absolue, inspirée, divine, des Écritures. Il passe ensuite à l'examen de la scène d'Antioche. II accorde à Jérôme qu'entre saint Pierre et saint Paul il n'existait pas de divergence doctrinale; il reconnaît que saint Paul a judaïsé comme saint Pierre. Leur condescendance pour les convertis de la race de Jacob n'avait rien de répréhensible en soi. « Après l'ascension du Sauveur et la descente du Saint-Esprit au sénacle, dit-il, les cérémonies de l'ancienne loi n'étaient intrinsèquement ni bonnes, ni mauvaises. Elles avaient cessé d'être obligatoires, sans être encore réprouvées; elles étaient mortes, elles n'étaient point encore mortifères; en un mot, elles étaient devenues choses indifférentes, dont on pouvait user dans une certaine mesure pour la conversion des juifs, de même qu'on les pouvait négliger vis-à-vis des gentils. C'est ainsi que l'apôtre saint Paul qui avait soumis Timothée à la circoncision, ne l'imposa nullement à Tite, son autre disciple. Les circonstances seules déterminaient

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1. S. Ilierouym., Epist. exi, n 7-20. — 2. Galal., I, 29.

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donc, par des raisons de convenances particulières, la conduite à tenir. Or, dans l'incident d'Antioche, la conduite de saint Pierre sembla précisément manquer d'opportunité, puisqu'elle pouvait jeter les convertis du paganisme dans une exagération voisine de l'erreur. C'est donc très-réellement, en toute sincérité et sans ombre de dissimulation, de concert, ni de mensonge officieux, que Paul résista en face à saint Pierre. Exemple immortel! ajouta Augustin. Pierre accepte, avec la pieuse douceur d'une sainte et bénigne humilité, l'avertissement que Paul lui adresse dans la liberté d'une charité divine. Pierre lègue à la postérité ce rare et saint exemple d'un supérieur qui se laisse fraternellement reprendre par son inférieur. Pierre est plus grand, dans sa modestie, que Paul dans son ardeur intrépide pour la défense de la vérité évangélique. C'est en effet un acte mille fois plus méritoire d'accepter une correction que d'avoir le courage de la faire. Porphyre n'a rien compris à tout cela. L'humilité de Pierre, l'apostolique indépendance de Paul sont toutes deux admirables 1. » — Jérôme ne poursuivit pas la lutte. Il avait d'avance indiqué la solution que l'évêque d'Hippone présentait d'une façon si péremptoire. « En somme, avait-il dit, il n'y a pas grande différence entre votre sentiment et le mien. Je soutiens que Pierre et Paul, par crainte des Juifs, ont extérieurement pratiqué les observances de la loi. Vous prétendez qu'ils en ont usé de la sorte non par crainte, ni par dissimulation, mais par une condescendance affectueuse. Crainte ou miséricorde, j'aime encore mieux la seconde que la première, » Telle fut l'issue de ce débat entre les deux plus grands génies du Ve siècle. Les ennemis de l'Église, les envieux d'Augustin, les détracteurs de Jérôme, avaient espéré que cette polémique retentissante laisserait une implacable inimitié entre les illustres rivaux. Il n'eu fut rien. Jérôme continua à bénir le nom d'Augustin, et ces deux athlètes de la vérité se montrèrent bientôt ensemble, unis comme des frères d'armes, pour combattre la plus perfide et la plus tenace des hérésies, celle de Pélage.

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