Première époque

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§ II. Idée Générale de la Première Époque.


58. En achevant le récit de persécutions sanglantes qui ont duré trois siècles, il n'est pas sans intérêt de se rendre compte de la merveilleuse extension du christianisme sous le fer des bourreaux. Dès le commencement du second siècle, saint Justin disait: « Il n'y a pas de peuple chez lequel on ne rencontre des croyants à Jésus-Christ. » Nous lisons pareillement dans saint Irénée que « l'Église s'était étendue sur toute la terre et jusqu'aux extrémités du monde les plus lointaines. » Les paroles de Tertullien ne sont pas moins remarquables: « Nous sommes d'hier ; nous remplissons tout ce qui est à vous; nous ne vous laissons que vos temples. Si nous voulions seulement nous séparer de vous, nous retirer dans quelque pays éloigné, la perte de tant de citoyens déconcerterait votre puissance. Vous frémiriez sur la désolation, sur le silence d'un monde en quelque sorte éteint; vous chercheriez des hommes à qui commander. » On aimerait savoir quel était, à l'époque de la dixième et dernière persécution générale, le nombre des chrétiens relativement à celui des idolâtres. A défaut de renseignements précis et positifs sur cette question, un coup d'œil rapide jeté sur l'Orient et l'Occident nous donnera une idée approximative de l'accroisse­ment de l'Église à la fin du IIIe siècle. Rome comptait dans son enceinte seule, quarante églises, sous le pontificat de saint Syl­vestre Ier (314-355). D'anciennes traditions locales attribuent la fondation de la plupart des chrétientés d'Italie aux disciples de saint Pierre. Lucques regarde comme son premier apôtre saint Paulin, envoyé en Étrurie par le Prince des apôtres; Fiesole, saint Romulus; Ravenne, saint Apollinaire; Milan, saint Anathalon; Aquilée, saint Marc; Bologne, saint Zamas, envoyé plus tard par le pape

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1. Conférence de Notre-Dame de Paris (30 novembre 1845), par le P. Lacordaire.

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saint Denys (259). Zenon, premier évêque de Vérone, subissait le martyre sous l'empereur Gallien (255); Pouzzoles avait eu pour premier évêque saint Patrobas. nommé par saint Paul, dans l'Épître aux Romains. Les anciens martyrologes font remonter à l'é­poque apostolique l'institution de Photin à Bénévent, de Priscus à Capoue, de saint Asper à Naples, de Philippe d'Argyrium à Pa­ïenne, et de saint Marcien, premier évêque de Syracuse. Les ori­gines du christianisme dans l'Afrique proconsulaire, un peu obs­cures au premier siècle, se développent avec éclat dès le deuxième. Le siège principal de l'Église dans ce pays, depuis le désert de Barca jusqu'à l'Atlantique, était Carthage, magnifique et popu­leuse cité, relevée depuis longtemps de ses ruines, et alors en re­lation par son commerce avec le monde entier. Dès la fin du IIe siècle, Agrippinus qui en était évêque y convoquait un synode de soixante-dix autres pontifes. Dès le temps de Tertullien, la reli­gion de Jésus-Christ avait pénétré parmi les Africains primitifs, c'est-à-dire chez les Gétules et les Maures qui demeuraient plus avant dans l'intérieur du pays, dans les gorges et les vallées de l’Atlas, nomades pour la plupart et parlant un idiome particulier. Durant les trois premiers siècles, le nord-ouest de l'Afrique était divisé en trois provinces ecclésiastiques, savoir: l'Afrique procon-sulaire, la Numidie et la Mauritanie. On en compta six dans le siècle suivant, c'est-à-dire, outre celles que nous venons de citer, la Tripolitaine, qui comptait cinq évêchés, la Bysacène et la Mau­ritanie Césarienne. — L'Église d'Espagne, en l'an 250, entre pour la première fois dans le mouvement de l'histoire générale, lorsque deux évêques, Basilide d'Astorga et Martial de Léon, ayant apostasie durant la persécution de Dèce, furent déposés par un synode local et réhabilités à Rome. Mais ainsi que nous l'avons vu précédemment, l’évangélisation de la péninsule Ibérique remonte très-certainement aux apôtres eux-mêmes. En 306, le concile d'Elvire (Illiberis), tenu par dix-neuf évêques espagnols, nous montre à cette époque la religion chrétienne florissante dans cette contrée. Il en fut de même des Gaules qui dès la fin du premier siècle reçurent de saint Pierre et de saint Clément leurs premiers missionnaires. La nation gallo-ro-

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maine qui vit successivement Denys l'Arèopagite à Lutèce, saint Pothin et saint Irénée à Lyon, saint Trophime à Arles, saint bénigne à Autun, saint Vicier à Marseille, saints Donatien et Rogatien à Nantes, comptait au IIIe siècle presque autant de sièges épiscopaux que de villes importantes. Dans le concile tenu à Arles contre les Donatistes (314), parurent les évêques de Reims, de Rouen, de Vaison, de Bordeaux, et les envoyés des Églises de Mende (Gabala), d'O­range, d'Apt et de Nice. — Dans les contrées situées sur la rive droite du Rhin, et divisées en Germanie supérieure et en Germanie inférieure (Germania prima, Germania secunda), la religion chré­tienne était déjà puissante au IIe siècle. Trêves, Cologne, Tongres, Spire, Mayence, formaient autant de centres religieux d'où la doc­trine de l'Evangile se répandait dans les contrées les plus reculées de l'Allemagne. Les pays du Danube, le Norique, la Vindélicie et la Rhétie (l'Autriche, la Bavière, le Tyrol et les Grisons) dont les principales villes, Laureaeum, Augusta-Vindelieorum, Tridentum (Lareh, Augsbourg, Trente) étaient peuplées de colons romains, ayaient reçu de bonne heure les semences de la foi; la persécu­tion de Dioclétien y fit de nombreux martyrs. — La Grande-Bre­tagne où, sous le règne de Claude I, les colonies romaines avaient apporté avec elles la doctrine de l'Évangile, était presque toute peuplée de disciples de Jésus-Christ. Gildas, le plus ancien écrivain de cette nation, raconte qu'en 303 lors de la promulgation des sanglants édits de Dioclétien les églises y furent démolies, les livres saints brûlés publiquement dans les rues, une multitude de prêtres et de laïques suppliciés, en sorte que les forêts et les ca­vernes qui servaient de refuges aux chrétiens semblaient alors plus habitées que les villes elles-mêmes. Nous avons raconté la mort du glorieux martyr de la Grande-Bretagne saint Alban de Verulam, converti à l'Évangile par un prêtre fugitif auquel il avait donné l'hospitalité. Après la persécution, parurent au sy­node d'Arles trois évêques bretons, Eborius d'York, Restitutus de Londres et Adelphius de Civitate coloniœ Londinensium (peut-être Lincoln). La Thrace, l'Hœmimontus, le Rhodope, la Scythie et la Mésie inférieure avaient, sur la rive septentrionale de la Méditerra-

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Née, des chrétientés florissantes comme celles de la Grande-Bre­tagne. En Macédoine, Thessalonique, Philippe, Beroë, églises apos­toliques, n'avaient pas dégénéré, au IIIe siècle, de leur ferveur pri­mitive. Athènes, cette capitale de l'ancienne civilisation grecque; Bysance, destinée à devenir la reine d'un empire nouveau, étaient depuis longtemps conquises à la foi. L'Orient offrait le même spec­tacle de fécondité religieuse. De Jérusalem, berceau du christia­nisme, la doctrine de l'Évangile s'était répandue dans toutes les villes de la Palestine, de la Phénicie et de la Syrie. Les noms de Césarée de Palestine, Tyr, Sidon, Ptolémaïs, Béryte, Tripoli, Biblos, Séleucie, Apamée, Hierapolis, Samosate et par-dessus tous celui d'Antioche rappellent autant d'illustres et grandes églises. Dans l'Arabie romaine, Bosra; dans l'Osroène, Édesse, la capitale, avaient de bonne heure reçu l'Évangile. En Mésopotamie et en Chaldée, les chrétientés d'Amide, de Nisibe, de Séleucie et de Ctésiphon étaient célèbres. L'Asie-Mineure, évangélisée par saint Paul, avait ses sièges illustres d'Éphèse, Laodicée, Porgame, Phi­ladelphie, Thyatire, Tarse, Mopsueste, Smyrne, Iconium, Myre, Milet, Antioche de Pisidie, Corinthe, Nicée, Chalcédoine, etc. Les îles de Crète, de Chypre et de l'Archipel étaient remplies de chrétiens. L'Arménie, la Perse elle-même, malgré les persécutions fréquentes qui s'y élevaient contre le christianisme, comptaient de nombreuses et florissantes chrétientés. L'Egypte, évangélisée par saint Marc qui y fonda le siège patriarcal d'Alexandrie, en­voyait au concile de Nicée les évêques de Naucratis, de Phtionte, de Pelusium, de Panephyse, de Memphis et d'Héraclée. La Thébaïde qui devait être si féconde en exemples de sainteté comp­tait, au IIIe siècle, pour églises épiscopales, Antinoé, Hermopolis et Lycopolis. Ptolémaïs était la métropole de la province de la Pentapole, qui comptait de nombreux évêchés.

 

    59. On le voit, le tableau des conquêtes du christianisme au IIIe siècle embrasse toutes les contrées du monde connu. Une extension si rapide a frappé les historiens les plus hostiles à l’Église. Ils ont cherché à expliquer ce fait par des causes purement naturelles. Ils ont prétendu que les persécutions suscitées dans

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les trois premiers siècles contre les fidèles étaient loin d'avoir les caractères d'universalité, de persévérance et de cruauté que nous leur attribuons. Cette dernière objection, devenue le mot d’ordre de la philosophie du XVIIIe siècle, ne trouverait plus aujourd'hui de croyance chez un esprit éclairé. Les faits sont trop éclatants, trop nombreux, trop avérés pour qu'on puisse les contredire d’une manière aussi flagrante. Qu'on veuille prendre la peine de relever seulement les noms de martyrs indiqués dans le cours de cet ou­vrage. La liste en paraîtra effrayante et pourtant nous n'avons pu citer qu'une bien faible partie de cette phalange héroïque, dont le chiffre exact ne sera connu qu'au ciel et dont l'énumération
incomplète remplit les pages des soixante in-folio de la collection des Bollandistes. Aux yeux d'un observateur de bonne foi, la propagation du christianisme au sein d'une société où pendant trois cents ans le nom de chrétien fut un crime capital, ne peut s'expliquer qu'en admettant la divinité de l'Église de Jésus-Christ. On l'a vu, en effet, tout était obstacle à sa diffusion. Le poly­théisme enraciné dans les mœurs, les habitudes, les croyances. la littérature, la législation, la vie privée et publique, disposait de toutes les forces, ralliait toutes les sympathies, commandait le respect et imposait la soumission. Malgré son impuissance morale, malgré l'incrédulité des classes éclairées, ce n'en est pas moins un fait qu'aux premiers temps de l'Église la grande masse des peuples se trouvait liée par un attachement héréditaire au culte des
idoles.
L'Évangile n'avait pas seulement à combattre les impres­sions si fortes du premier âge, l'éducation et les préjugés idolâtriques sucés avec le lait. Le polythéisme était regardé comme la religion primitive dont la nuit des temps cachait l'origine et sous l'influence protectrice de laquelle s'étaient formées les fa­milles et fondés les empires. Dans le monde romain, le culte des dieux et les institutions qui en faisaient partie étaient liés au système de l'État de la manière la plus étroite et portaient au premier degré une empreinte politique. Le centre de l'empire, la ville aux sept collines, était elle-même l'objet d'un culte religieux. La croyance aux divinités de l'empire était tellement identifiée au
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sentiment du patriotisme qu'il semblait qu'on ne pût abandonner l’une sans abjurer l'autre. Attaquer des traditions affermies par les lois de plusieurs siècles, confirmées par la majesté victorieuse et par l'universelle domination de Rome, c'était se rendre cou­pable de haute trahison, ébranler l'Etat dans ses fondements et se déclarer l'ennemi de la chose publique. Telle était la manière de penser profondément enracinée et généralement répandue contre laquelle, comme contre un mur d'airain, semblaient devoir se briser tous les efforts des messagers de l'Évangile. A ces obstacles extrinsèques à la religion chrétienne, se joignaient ceux qui naissaient intrinsèquement de la sévérité de sa morale, de l'austérité de ses dogmes, du mystère qui enveloppait son culte. Celui qui, à cette époque, embrassait sincèrement la foi de Jésus-Christ se bannissait en quelque sorte de la vie civile, du monde entier tel que l'avait façonné le paganisme. Il ne pouvait plus prendre part aux cérémonies publiques placées toutes sous l'invocation des dieux, aux spectacles, aux jeux favoris de la foule, aux combats sanglants des gladiateurs. Il était exclu des fêtes et des réjouis­sances solennelles où les empereurs faisaient distribuer la chair des victimes; il était exclu des repas de famille ou de corps toujours précédés de libations aux idoles. La vie chrétienne apparaissait ainsi aux païens comme un farouche esprit d'isolement inspiré par la haine de la société. Pour peu qu'on se rappelle l'espèce de fré­nésie avec laquelle la masse du peuple courait aux représentations du cirque et aux luttes de l'arène, on n'aura pas de peine à com­prendre la parole de Tertullien : «L'idée d'être obligé de renoncer aux plaisirs, aux sensualités, aux passions du siècle, éloigne plus du christianisme que la crainte d'être condamné à mort pour l'a­voir embrassé. » — Le dogme de l'unité de Dieu ouvertement professé par les fidèles et faussement interprété par les poly­théistes, faisait tenir les chrétiens pour contempteurs de toute religion. Les païens adoptèrent d'autant plus volontiers cette calomnie que les chrétiens ne déguisaient nullement leur mé­pris pour tout ce qui, selon les idées idolâtriques, était une expression du culte et qu'on ne remarquait chez eux rien d'ana-

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logue. L'apparition du christianisme soulevait donc la haine popu­laire contre une secte impie, sans dieux, sans temples, sans autels. Imbue de l'opinion que les chrétiens étaient des athées et que ces hommes sur lesquels planait la colère du ciel devaient être exterminés, la multitude criait tout d'une voix aux magistrats et aux gouverneurs : Aïpe tous athèos ! A mort les athées! Plus les chrétiens étaient obligés de tenir leurs réunions secrètes, plus les païens accueillaient avec facilité la fable universellement répan­due qu'il se commettait, dans ces assemblées, des crimes horribles et contre nature. Un enfant couvert de farine, disait-on, est pré­senté au néophyte que l'on va initier; celui-ci, sans savoir ce qu'il fait, le perce à coups de couteau; ensuite on se passe dans une coupe le sang de l'innocente victime ; on se partage ses membres comme nourriture et l'on se lie ainsi par un commun sacrifice. Ce festin de cannibales était suivi de scènes d'orgies et d'incestes indescriptibles. L'accusation d'anthropophagie avait pris naissance, nous l'avons déjà fait observer, dans les idées défigurées que les païens s'étaient faites de l'Eucharistie. Le baiser de paix que les chrétiens se donnaient avant la fraction du pain; le nom d'agapes (dilection) consacré pour les repas communs qui suivaient les assemblées, furent travestis en ces affreuses calomnies d'incestes et de crimes contre nature. Plus tard, nous l'avons remarqué, l'affreuse dissolution des Gnostiques sembla autoriser les païens à étendre à la religion chrétienne dans son ensemble les griefs qui ne tombaient que sur des sectes répu­diées par tous les fidèles. En réunissant ainsi comme en un fais­ceau tous les motifs de haine du paganisme contre l'Église, on se rend facilement compte de l'explosion générale de vengeances, de persécutions, de cruautés qui ensanglantèrent les trois pre­miers siècles. Ce que les empereurs proscrivaient par politique était l'objet de l'exécration populaire. Jamais un sentiment d'in­dignation contre tant de flots de sang, de tortures gratuites, de supplices inouïs, n'éclata parmi la multitude qui se réjouissait au contraire de voir mettre à mort les ennemis des dieux et des hommes.

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   Pour lutter contre tous les obstacles que lui imposaient les intérêts, les passions, les préjugés, les habitudes et les supersti­tions réunis, l'Église n'employa d'autres armes que la puissance surnaturelle de sa doctrine. Elle se ralliait des sectateurs dans le sein même de ses bourreaux. La vie exemplaire des chrétiens, le calme de leur conscience, leur mépris pour ce qui faisait l'objet des préoccupations des autres hommes, l'ardeur avec laquelle ils couraient à la mort comme à une vie meilleure et plus durable, .... produisaient une impression profonde sur des âmes façonnées par le paganisme à la mollesse, au sensualisme et au luxe exagéré des jouissances. On sentait malgré soi qu'il y avait dans cette doctrine une force de régénération spirituelle, une véritable réhabilitation de la dignité humaine. Le zèle des chrétiens à propager la foi qu'ils avaient eux-mêmes reçue, comme un bien suprême qu'il leur tar­dait de pouvoir partager avec d'autres frères, contrastait aussi avec l'indifférence glacée du paganisme. « Les disciples des apôtres, dit Eusèbe, après avoir été initiés à la vie chrétienne, parcouraient les pays les plus éloignés pour faire connaître le nom de Jésus-Christ : ils répandaient partout la doctrine des saints Évan­giles. Des milliers de païens, en entendant leurs paroles, ou­vraient aussitôt leur cœur à l’adoration du vrai Dieu. » Iné­branlables dans leur attachement à Jésus-Christ, les menaces, les tourments, l'aspect de la mort sous les formes les plus affreuses ne faisaient qu'enflammer leur courage. « L'homme est de Dieu seul, non de l'empereur ! » disaient-ils avec Tertullien. Étrangers à toute crainte humaine, ils répondaient par un tranquille refus d'obéissance à chaque tentative de l'État sur leur vie de chrétiens, et déclaraient n'avoir d'ordres à suivre en cette matière que ceux de Dieu et de son Église. Le principal moyen employé pour aéantir la foi nouvelle, les persécutions et les supplices, produi­sait un effet diamétralement opposé. « De même, dit saint Justin, que l'on taille souvent les branches fécondes de la vigne, pour faire naître les bourgeons plus abondants et plus forts; de même les païens, sans le vouloir, en usent avec nous: car le peuple chrétien est un cep planté par Dieu le Père et par Jésus-Christ le

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Sauveur. » En présence d'un tel spectacle, ceux des idolâtres qui n'étaient ni tout à fait dépourvus de sens, ni complètement aveu­glés, commençaient à soupçonner que ce devait être plus qu'une illusion qui élevait tant de personnes de tout sexe et de tout âge au-dessus des faiblesses ordinaires et leur inspirait une constance invincible. Souvent même ce joyeux mépris de la mort et des souffrances faisait une si puissante impression sur les spectateurs qu'une

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61. Ce fut surtout par le glaive que le paganisme essaya de tuer la religion de Jésus-Christ. Cependant les écrivains et les philo­sophes païens se donnèrent de leur côté la mission de ruiner dans l'opinion une doctrine que les empereurs et les magistrats cherchaient à éteindre dans le sang. Lucien se distingua dans cette lutte il combattit avec son arme familière, celle du sarcasme et de l'ironie. Ce railleur superficiel, contemporain des Antonins, était par ses tendances épicuriennes l'ennemi de toute religion, sous quelque forme qu'elle pût se montrer. En conséquence il ne voyait dans le christianisme qu'une des faces innombrables de la folie humaine, sur lesquelles il épanchait à l'occasion le fiel de sa moquerie. On se rappelle sa peinture de Pérégrin Protée. Il pré­sente cet imposteur comme affilié à la secte des chrétiens et prend de là sujet de raconter ironiquement ce qu'il sait des disciples de l'Évangile. « Ces pauvres gens, dit-il, s'imaginent qu'ils seront immortels, corps et âme; en conséquence ils méprisent la mort et la plupart d'entre eux s'y exposent volontairement. Leur premier législateur leur a persuadé qu'ils seront tous frères, pourvu que reniant les dieux helléniques ils adorent leur sophiste crucifié. Ils affichent un profond dédain pour tout ce qui fait l'objet de l'ambition des autres hommes ; ils regardent leurs propriétés comme un bien commun à tous et, par cette crédulité, deviennent facilement la proie du premier imposteur habile qui peut faire une fortune rapide parmi des hommes aussi insensés. » Lucien, on le voit, n'avait prêté qu'une attention très-sommaire à la foi chrétienne et ne s'était nullement douté de son impor­tance. Celse, le philosophe, son ami, fut le premier qui écrivit

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un livre spécial contre le christianisme. Cet ouvrage intitulé Discours de vérité, dont nous ne pouvons juger que par la réfutation qu'en a faite Origène, renferme toutes les calomnies populaires contre l'Église et son divin auteur. Les chrétiens, selon lui, sont un parti né depuis peu de temps et qui s'est détaché des Juifs par une révolte schismatique. Jésus-Christ, fils d'une mère coupable, élevé en Egypte dans la science occulte des hiérophantes, s'attacha par des opérations magiques douze misérables pêcheurs. Les prodiges dont sa vie fut pleine ne sont que des enchantements et des prestiges sans réalité. Sa doctrine, mélange absurde des vieilles traditions judaïques jointes à quelques préceptes moraux professés depuis longtemps par les philosophes grecs, ne supporte pas l'examen des esprits éclairés et sérieux. Les adeptes de la religion nouvelle se recrutent dans les rangs les plus infimes, parmi la classe la plus ignorante de la société. « On voit, dit-il, dans les maisons particulières, des hommes gros­siers et ignorants, des ouvriers en laine, des tisserands, qui se taisent devant les vieillards et les pères de famille. Mais rencontrent-ils à l'écart quelques enfants, quelques femmes, ils les endoc­trinent; ils leur disent qu'il ne faut écouter ni leurs pères ni leurs instituteurs ; que ceux-ci sont des esprits étroits, incapables de goûter la vérité. Ils excitent ainsi les enfants à secouer le joug ; ils les engagent à se rendre dans quelque souterrain, dans la bou­tique d'un foulon ou d'un cordonnier, pour y entendre les docteurs de la science nouvelle et apprendre de leur bouche le secret de la perfection. A leurs autres folies, ils joignent la prétention absurde de voir leur superstition devenir un jour la foi générale du monde. Comme s'il était possible que tous les peuples de la terre, grecs et barbares, se soumissent jamais à une seule et même croyance, à un seul et même culte?» Ce qui paraissait impossible au philo­sophe païen n’en est pas moins devenu le fait le plus éclatant et le plus avéré de l'histoire du monde. La parole de Celse fait ressor­tir davantage le miracle du triomphe de l'Évangile à travers toutes les impossibilités et tous les obstacles. — Porphyre s'atta­qua surtout aux livres de l'ancien et du nouveau Testament, dans

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lesquels il prétendait trouver des contradictions, des absurdités, des invraisemblances ou des impossibilités de tout genre. Il s'appliqua avec un soin particulier à combattre les prophéties de Daniel, dont il niait l'authenticité. Voici quelques-unes de ses objec­tions : Jésus-Christ se disait fils de Dieu, cependant il a détruit les sacrifices de l'ancienne loi qui avaient été établis par Dieu lui-même. Or Dieu ne peut pas ainsi se condamner suivant la diffé­rence des époques. — Il n'y a aucune proportion entre le péché commis dans le temps et un châtiment éternel. La loi chrétienne qui a pour sanction des peines sans fin est donc une loi mons­trueuse. — Si le Christ est l'unique voie du salut, comme le pré­tendent les fidèles, pourquoi est-il venu si tard? — Les miracles opérés au tombeau des martyrs ne sont, aux yeux de Porphyre, que des enchantements magiques ou des illusions du démon. —La question des miracles était celle qui embarrassait le plus l'ar­gumentation hostile des philosophes. C'est une chose remarquable qu'aucun d'eux ne cherche à en nier la réalité. Tous leurs efforts tendent à les expliquer d'une manière plus ou moins ingénieuse, ja­mais à les révoquer en doute. Nous aurons plus loin l'occasion de constater le même fait, quand nous examinerons en détail les œuvres de Jamblique. Ce philosophe néoplatonicien, de l'école de Porphyre, né à Chalcis en Cœlé-Syrie, vers la fin du troisième siècle, tourna toutes les ressources de son esprit à découvrir une solution satisfaisante à cette difficulté. Il nous reste de lui une Vie de Pythagore, dans laquelle il enseigne les moyens de com­muniquer avec la divinité ou avec les démons, et prétend avoir trouvé le secret de faire des miracles. Pythagore est présenté dans cet ouvrage comme un thaumaturge aussi puissant que Jésus-Christ et arrivé par la connaissance des mystères théurgiques à ce merveilleux résultat. La tentative la plus audacieuse en ce genre avait, nous l'avons vu, été hasardée par le rhéteur de Lemnos, Philostrate, dès le règne de Septime-Sévére (196-211), dans la Biographie d'Apollonius de Tyane. On conçoit jusqu'à un certain point que le nom de Pythagore, déjà environné dans l'ombre des âges d'une auréole légendaire, ait pu être jeté par Jamblique

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à l'admiration d'un siècle éloigné où il n'était guère possible de vérifier les fables dont on surchargeait cette mémoire. Mais Apollonius de Tyane était mort l'an 90 de notre ère; le souvenir de ses impostures était donc encore vivant dans une génération presque contemporaine. Quoi qu'il en soit, le héros de Philostrate apparaît dans son apothéose posthume comme une manifestation de la divinité sur la terre, semant les prodiges sur ses pas, com­mandant aux éléments, voyant à travers les espaces, conversant avec les esprits, prédisant l'avenir, le racontant avec les détails d'un historien et non plus avec la concision d'un prophète. Après ses nombreuses aventures et des pérégrinations dignes de l'Odyssée, il est accusé, près de Domitien, par un de ses disciples, le cupide Euphrates. Sans s'émouvoir du péril qui l'attend, il se rend à Rome, prédit sa mort, et se voit abandonné par les siens à l'heure du danger. Horriblement torturé par ordre de l'empereur, il est laissé pour mort ; plus tard, apparaissant à un de ses amis, il le somme de le toucher pour se convaincre qu'il vit encore et qu'il n'est point une ombre sortie des enfers. Tel est l'évangile de ce Messie de Philostrate. Les philosophes du XVIIIe siècle ont cherché, à leur tour, à exhumer sa mémoire pour l'opposer à la divinité de Jésus-Christ. Mais, ou Philostrate dit vrai, et alors pourquoi le monde n'adore-t-il pas Apollonius de Tyane? ou Philostrate n'a écrit que des fables, et alors pourquoi réveiller du sommeil des siècles le nom d'un imposteur qui n'a pas eu le talent de se sur­vivre dans un seul disciple? Hiéroclès, ce gouverneur de Bythinie sous Dioclétien, dont nous avons vu l'acharnement à poursuivre les fidèles, dans la dixième persécution, n'omit point l'objection d’Apollonius de Tyane. « Les chrétiens, dit-il, vantent toujours leur Jésus d'avoir rendu la vue à quelques aveugles et d'avoir opéré d'autres cures semblables ; mais nous possédons plusieurs hommes distingués auxquels nous attribuons avec beaucoup plus de droit de pareils prodiges et de plus grands encore. Ainsi, sans parler d'Aristée ni de Pythagore, Apollonius de Tyane a tout ré­cemment accompli de grandes et merveilleuses choses. Ajoutez que les faits de Jésus ont été racontés par Pierre, Paul, et par

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d'autres hommes de cette espèce, des charlatans de bas étage et des imposteurs grossiers, tandis que les motifs les plus purs ont porté des hommes très-éclairés et amis de la vérité, tels que Maxime, Damis et Philostrate, à signaler les actions d'Apollonius. » On ne songerait qu'à l'ineptie de telles paroles, si l'histoire ne nous mon­trait la main qui les traçait couverte du sang de tant de nobles vic­times dont Hiéroclès insultait la foi en même temps qu'il tenait le glaive levé sur leurs têtes. Dans le temps même où parurent les premiers édits de persécution contre les chrétiens, ceux-ci com­mencèrent de leur côté à publier des apologies destinées, soit à ins­pirer aux empereurs et aux magistrats des procédés plus doux à l'égard des fidèles; soit à faire pénétrer dans les esprits cultivés de meilleures notions du christianisme méprisé et méconnu ; soit enfin à dévoiler les parties vulnérables du polythéisme et à justi­fier chez les disciples de la religion nouvelle leur éloignement pour la religion de l'État. Les premiers écrits de ce genre pré­sentés, l'an 131, à l'empereur Adrien par Quadrat et Aristide, sont perdus, de même que ceux de Miltiade et d'Apollinaire d'Hiérapolis. Nous avons parlé, à leur date, des apologies de saint Justin, de Tatien, de Tertullien, de Clément d'Alexandrie, de Méliton de Sardes et d'Origène. Toutes les objections de la philosophie, toutes les accusations et les préjugés du polythéisme sont complètement réfutés dans les ouvrages de ces apologistes. La vérité y est vengée de toutes les calomnies, exposée de bonne foi, appuyée sur les faits, dégagée des nuages dont la passion et l'ignorance cherchaient à l'obscurcir.

 

62. Ce n'était pas seulement contre les attaques du dehors que l'Eglise avait à se défendre. A peine constituée, elle avait vu naître dans son sein des adversaires d'autant plus dangereux qu'ils se servaient contre elle des armes mêmes qu'ils lui avaient emprun­tées. Nous avons fait remarquer, en parlant des hérésies, leur origine diverse. Nées d'abord de l'esprit judaïque qui voulait s'im­planter dans la doctrine de l'Évangile et survivre à sa propre dé­faite en s'imposant à son vainqueur, elles ne soulevèrent au début que des questions cérémonielles. Telles furent les erreurs de

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Cérinthe et d'Ebion. Le paganisme à son tour voulut faire irrup­tion dans l'Église. Il enfanta les diverses sectes gnostiques qui, de Simon le Mage à Valentin, se multiplièrent sous tant de formes et dont nous avons donné un résumé assez explicite pour qu'il ne soit pas nécessaire d'y revenir ici. L'âge de la force et de la floraison du gnosticisme ne dura guère plus de cent ans. Vers la fin du troisième siècle, il était en pleine dissolution. Le mani­chéisme qui renouvelait une partie de ses erreurs lui succéda. Le dualisme des principes, l'antagonisme entre la matière et l'esprit, forment la base de la doctrine de Manès. Elle se résout au fond dans le vaste abîme du panthéisme. Pour que cette importation du système religieux de l'Inde s'accommodât mieux au génie occiden­tal, Manès essaya d'y rattacher une série d'émanations qui reliait son hérésie au gnosticisme. L'Afrique fut la première infestée par ces erreurs exotiques qui se répandirent avec une grande rapidité dans toute l'étendue de l'empire. Nous avons vu qu'en 296 l'empe­reur Dioclétien porta contre les Manichéens une loi très-sévère. Ces rigueurs furent exclusivement dictées par la politique. Les dis­ciples de Manès venaient de la Perse, cette province toujours enne­mie de Rome. On craignit beaucoup plus leur influence à ce point de vue qu'on ne s'occupa d'examiner à fond l'immoralité de leurs principes et la corruption de leur culte. La loi statua donc que leurs chefs seraient brûlés vifs, les autres décapités ou déportés dans les mines, après avoir été dépouillés de leurs biens. Sous le coup de ces terribles édits, le manichéisme demeura à l'état de société secrète et ne conserva plus que des sectaires isolés, sans union, sans corps de doctrine et sans communication entre eux. Il n'est donné qu'à la vérité de triompher à ciel ouvert dans l'arène des persécutions sanglantes. Dioclétien publia contre la religion catholique des édits plus cruels encore que contre les manichéens. Le catholicisme sortit vainqueur d'une lutte où le manichéisme suc­comba sans retour. Outre les grands systèmes d'hérésie dont nous venons de parler, la première époque de l'Église vit s'élever des sectes qui ne s'attaquaient point à tout l'ensemble de la doctrine mais seulement à quelques dogmes particuliers. Ceux de la Trinité,

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p635 CHAP.  VII.     IDÉE  GÉNÉRALE  DE  LA   PREMIÈRE   ÉPOQUE.      

 

de l'Incarnation, de la Rédemption, se trouvèrent le plus souvent discutés par les hérésiarques des premiers siècles sous des formes et à des points de vue divers. Les uns, animés de dispositions radica­lement antichrétiennes, niaient directement la divinité du Rédemp­teur, et, par là, la Rédemption elle-même. Contre eux, l'Église dut défendre la divinité de Jésus-Christ, comme elle avait défendu son humanité contre les Gnostiques. D'autres admettaient volontiers l'union de la divinité avec Jésus-Christ ; mais, rejetant la distinc­tion des personnes, ils ne voulaient voir dans les noms de Père, de Fils et de Saint-Esprit, que les divers aspects d'une seule per­sonne divine. Ils disaient que le Verbe qui s'était uni au Christ était le Dieu unique lui-même, ou le Père. Nous avons signalé dans leur temps les noms et les tendances de chacun de ces héré­tiques dont la génération commençant à Praxéas et terminant au IVe siècle à Arius, ne fit dans l'intervalle que renouveler des attaques diverses aboutissant toutes en dernière analyse au même point, la négation de la divinité de Jésus-Christ. Comme si aucun genre d'attaques n'avait dû manquer à l'Église naissante, pour qu'en résistant à toutes elle donnât mieux la mesure de la force divine qui la soutenait, les schismes longs et opiniâtres de Félicissime, Novat, Novatien, lui suscitèrent de nouveaux obstacles et de nouveaux périls. Dans la lutte engagée contre tant d'ennemis, les Pères et les docteurs en appelaient sans cesse à la tradition comme règle infaillible de la foi. La doctrine catholique étant une doctrine révélée, il n'appartient à aucun esprit humain de la refaire dans le sens de ses propres inspirations. Elle est et doit rester ce qu'elle a été toujours. Chaque homme, à chaque instant, sans descendre dans les détails de la controverse, peut discerner la vraie foi d'avec les systèmes faux et arbitraires des hérétiques. Il lui suffit d'interroger la règle générale et infaillible de la tradition catholique qui condamne d'avance tout système nouveau portant le nom d'un homme. Les Pères en appelaient à cette tradition, sorte d'évangile vivant complétant l'Évangile écrit. Ils montraient la nécessité de croire à l'Église et à elle seule, sous peine de flotter au hasard des opinions humaines, « à tout

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vent de doctrine. » Cette démonstration suffisait pour prémunir les fidèles contre les dangers d'une propagande dissidente. Mais ils ne se bornaient pas à cette réfutation générale et nous avons vu chaque erreur particulière trouver dans les écrits des docteurs ca­tholiques de savants et courageux adversaires.

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