Gerbert 1

 

Darras tome 20 p. 86

 

§   II.   Gerbert.

 

  15. «Cependant, dit le moine Richer, la Gaule voyait resplendir comme une lampe ardente devant le Seigneur, un homme d’un  admirable génie et d'une merveilleuse éloquence, Gerbert, que la Providence, dans un dessein de miséricorde, avait envoyé à nos contrées. Il était né en Aquitaine, à Aurillac, vers l'an 945, et avait été élevé dès sa plus tendre enfance par les soins et dans le monas-tère du saint confesseur Gérauld, où il fit ses premières études de grammaire. Sa studieuse adolescence donnait déjà les plus belles promesses, lorsqu'en 967, le duc de l'Espagne citérieure, Borrell 1, vint faire un pèlerinage au monastère. Il fut accueilli avec les plus grands honneurs par l'abbé. Dans les entretiens qu'ils eurent ensemble, celui-ci lui demanda s'il y avait en Espagne des maîtres habiles pour l'enseignement des sciences exactes. Sur la réponse affirmative du duc, Gérauld le sollicita vivement d'emmener avec lui un des religieux de l'abbaye pour le faire instruire dans les mathématiques. Le duc y consentit volontiers. Gerbert fut désigné par les religieux, ses frères, comme le plus capable de profiter de ce voyage à la recherche de la science; il partit avec Borrell, qui le confia à l'évêque de Vich, Halton, dont l'école épiscopale possédait des maîtres consommés dans l'étude des sciences exactes. Il y fit de grands progrès, ajoute Richer, et les mathématiques n'eurent bientôt plus pour lui de secrets2.» Ainsi, d'après la parole du moine annaliste, contemporain des faits, et dès lors très-exactement renseigné, Gerbert n'alla point, comme on l'a prétendu depuis, chercher aux écoles musulmanes de Grenade et de Cordoue, pour la rapporter au centre de l'Europe qui l'avait oubliée, la science des mathématiques. M. Olleris, le savant éditeur des   Œuvres de Ger-

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1 Borrell, comte d'Urgel avait succédé cette même année à son cousin Béniofrid, dans le comté de Barcelone ; il se trouvait donc réellement alors, comme le dit Richer investi du commandement général de l'Espagne cité rieure : ducem citerions Hispaniœ. (Cf. Olleris. Œuvres de Gerbert,?. !8}.

2. Richer, Historiar,  Lib.   III,  cap. xuii;  Pair.  Lat.,  tom. 0XXX.VIII.

Mi. 101'

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bert, a rétabli la vérité sur ce point, en des termes qu'il nous semble utile de reproduire : « La Marche d'Espagne, que les armes de Charlemagne avaient enlevée aux infidèles, se composait, dit-ii du comté de Barcelone auquel se rattachaient ceux de Giona, de Bésalu, d'Urgel et de Ribagorça. Elle avait été réunie à la Septimanie par le traité de Worms (839).  Les relations des deux provinces entretenues par la similitude des idiomes, par la communauté des intérêts politiques,  l'étaient aussi par les intérêts religieux : depuis la ruine et l'occupation de Tarragone par les Mu¬sulmans, les évêques de la Marche hispanique relevaient de l'église métropolitaine de   Narbonne. La Marche d'Espagne devait, à sa position géographique et au caractère de ses princes, une paix profonde  dont elle jouissait depuis plus  de quatre-vingts ans. Elle paraissait oubliée  du monde. Les écrivains arabes ne prononcent pas le nom des seigneurs qui la gouvernent ;   les chrétiens n'en parlent que pour mentionner la date de leur avènement et celle de leur mort. Les comtes ou  ducs fondent des monastères, enrichissent les églises, entreprennent des pèlerinages. S'il s'élève quelque difficulté, c'est au sujet de prétentions locales ; la décision des conciles de  Barcelone,  une charte du roi, suffisent à pacifier les esprits.  Ces circonstances   heureuses expliquent le maintien  des études épiscopales et monastiques dans la Marche d'Espagne1. »

 

   15. La science de Gerbert fut donc puisée à une source exclusivement chrétienne, dans l'école épiscopale d'Ausona (Vich), sur le point versant méridional des Pyrénées. Y avait-il entre les maîtres chré- tiens de la Marche hispanique et ceux de Cordoue quelque échange de communications verbales ou écrites? Nous ne le savons. « Peut-être, dit M. Olleris, par des voies secrètes et ignorées, les écrits des Arabes de la Péninsule franchissaient-ils les frontières du Califat. On croit lire un des contes de l'Orient au récit des merveilles opérées par Abderame lII et son fils Al-Hakem, qui régnèrent successivement pendant plus d'un demi-siècle (912-976). Par leurs soins, une bibliothèque de six cent mille volumes, achetés ou copiés à

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1. Olloris., Œuvres de Gerbert, p. 28.

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grands frais en Afrique, en Asie, en Europe fut réunie dans un palais à Cordoue. Un catalogue en quarante-quatre volumes fut dressé pour faciliter les recherches. Les personnages les plus influents et les plus riches suivaient l'exemple du calife; partout s'entassaient des livre? s'élevaient des établissements scientifiques. De tous les états de l'islamisme accouraient des savants qui se livraient aux méditations de la science, des maîtres qui la popularisaient par leur enseignement. C'est ainsi que sur les frontières de la Marche, Sarragosse devint un centre d'activité intellectuelle, un foyer de lumière, et que l'on verra, dans le siècle suivant, se former ou naître dans son sein trois hommes d'un rare mérite. Avempace(lbn-Badja) Ibn-Tofaïl, et le juif Avicebron (Salomon-Ibn-Gebirol) 1, qui exerça par ses écrits une grande influence sur l'Europe entière depuis le treizième siècle. Mais sous Abderame III et Hakem le mouvement intellectuel se concentrait dans les pays soumis à leur domination ; il avait un caractère essentiellement religieux. Leurs établissements étaient placés à côté des mosquées; les infidèles n'y étaient point admis. On considérait, plusieurs années après la mort de ces princes, comme un signe de décadence qu'un mozarabe assistât aux leçons qu'on y donnait2. Abderame ni Hakem ne l'eussent point permis. Le premier prit le surnom de défenseur de la foi ; le second fit arracher toutes les vignes pour empêcher que la loi de Mahomet fût violée. Les haines de race et de religion avaient creusé un abîme entre les Musulmans et les Espagnols. Les longues et sanglantes guerres d'Abderame contre les rois de Castille et de Léon, sa cruauté envers les captifs surtout envers les religieux et les clercs, le martyre du jeune Pélage 3 qui avait refusé d'assouvir la passion brutale de ce prince, avaient ajouté à l'horreur que son mahomé-

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1. M. Munk, dans ses Mélanges de philosophie juive et arabe, donne des détails pleins d'intérêt sur ces trois écrivains (note de M. Olleris).

2.Budenger, Ueber Gerberi'e WissensckafthiAe und politische S'ellung. Kassel, 1851, p-  10. (Jdern).

3. Pélage, martyr à Cordoue en 925, était un enfant de treize ans, neveu d'Ermog. évêque de Tuy. Son oncle ayant été fait prisonnier dans une bataille contre les Sarrasins, le donna en otage, pendant qu'il retournait lui-même dans sa ville épiscopale pour y chercher le  prix fixé pour sa rançon.

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tisme inspirait aux chrétiens. Si la nécessité forçait les rois du nord de la Péninsule à entretenir avec les califes de Cordoue des relations auxquelles des circonstances particulières prêtaient un air chevaleresque 1, elles étaient personnelles. Pour leurs sujets, les habitants du sud n'étaient que les envahisseurs de la patrie, les ennemis de Dieu. Ils ne comprenaient pas leur langue; le bien venu d'une source musulmane eût été pour eux l'œuvre du diable. Les disciples du Christ et de Mahomet vivaient dans un tel isolement que les écrivains espagnols du dixième siècle paraissent avoir ignoré les grands travaux accomplis sous les règnes d'Abderame et de son fils. Gerbert qui avait habité les frontières du Califort et qui aurait dû accueillir avidement des nouvelles de cette nature, n'y fait allusion nulle part ; on n'en découvre pas la moindre trace dans ses écrits. On voit par sa correspondance qu'il se concilia l'estime des princes de la Marche d'Espagne 2, qu'il se lia d'amitié avec Bonifilius3 et Guarinus 4, qui devinrent, celui-là évêque de Girone, ceelui-ci abbé du riche monastère de Cusan, au pied du mont Canigou, dans le territoire de Conflans. Nous ne savons pas si ces deux personnages furent ses maîtres ou ses condisciples. Il résulte de quelques mots épars dans Florez 5 et dans Baluze6, recueillis par Budinger 7 qu'ils étaient savants et pieux. Gerbert demanda plus tard à Lupitus de Barcelone sa traduction d'un traité d'astronomie écrit sans doute en arabe 8 ; il réclama le livre de la multiplication

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L'enfant fut conduit à Cordoue et présenté à Abderame, qui voulut en faire le jouet de ses infâmes caprices. Pélage refusa avec une constance héroïque et le tyran le fit couper en morceaux (26 juin).

1. En 957, Sanche, roi de Léon, atteint d'une hydropisie dont ses médecins ne pouvaient le guérir, n'hésita point à se rendre à Cordoue, et les docteurs arabes le traitèrent avec tant de zèle et d'intelligence qu'il recouvra la santé. En 933, Abderame lui donna une armée pour l'aider à chasser du royaume de Léon l'usurpateur Ordono.

2. Gerbert Episl., LVII, LVIU.

3. lbi'L, LV.

4. Ibid.. LVII.

5. Espana Sagrada. L. XLUI, p. 135, 142.

6. Baluze, Jlfarca hispan. L. IV, passim.

7. P. 21-25.

8. Epist. Gerbert, LX.

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et de la division des nombres par Joseph 1 ; mais on ne doit pas en conclure qu'ils ont été ses amis ou qu'il en avait reçu des leçons2. Le voile épais qui couvre cette époque de sa vie, ses connaissances en mathématiques et en astronomie, permirent, près d'un siècle après sa mort, à Bennon, cardinal de l'antipape Guibert et ennemi acharné du Saint-Siège de profiter d'un mot échappé à l'ignorance d'Adhémar de Chabannais, pour affirmer que Gerbert était allé étudier aux écoles musulmanes de Cordoue et qu'il y avait appris les sciences de l'astrologie et de la magie. Des esprits crédules, avides du merveilleux, accréditèrent ces bruits; ils y ajoutèrent de nouvelles fables que le moyen âge accueillit sans hésiter, et que certains auteurs modernes affectent de reproduire encore 3. Mais ces récits mensongers n'ont aucune consistance ; ils sont complètement réfutés par la faveur constante dont Gerbert a joui auprès des évêques et des princes chrétiens du dixième siècle, par le silence absolu de

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1.   Gerbert. Epist. LV, I.XIU.

2.  Hock le dit p. 62 : Gerbert oder Si/lvester II und sein Jahrhundert. Gfrorer le répète dans les mêmes termes, p. 1420 : AUgemtins KircUenge^chichte, drit-ter Rand, drille Abtheilung.

3.   Voici le résumé des calomnies de Bennon contre le saint et immortel Gerbert : Iste Gallicus natione, dictas a quibusdam philosophus, vere fuit negro-mantius (nécromancien). Hicprimum juvenis. Ftoriacensis cenobit in Aureliunenst dicecesi monnchus fuit (Bennon confond l'abbaye deFleury-sur-Loire avec celle de Saint-Gérauld à Aurillac), sed dimisso manasterio diabolo homagiurn fecit, ttt sibi omnia ad votum succédèrent, quod diabolus promisit adimplere. Iste obse-quiis diub'di insistens, fréquenter super desiderus rais cum eo toquebatur. Ventent autem in His/alim (Séville, où Gerbert ne mit jamais le pied), causa addiscendt, tantum profecii quod sua doclrina etiam magnisplaçait. Hutuit autem disctputos, Othonem II, imperatorem, et Robertum,regem Franciœ qui inier atia sequentiam .-SANCTI SPiairos ADSIT NOBIS GBATIA, coa.posuit, et Leolkericum quipost fuit Se-nonensis archiepiicopus. Sed qu\a idem Gerbertus quam plurimum honores ambiebat, diabolus ea quœ pelebat ad votum impteba'. Fuit primo archiepiscopus Remensis, vost Ravennas. Tandem papafaclus quœsivita diabolo quod diu viveret m papatu, Responsuin habutt quamdiu vellet, dum tamen non celebraret in Jérusalem. Ga-visus fuit taide, sperans se longe esse a fine, sicut longe fuit a volunlateperegrina-tionis in serusatem tnlra mare. Et cum tn quadiagesimu adEcclesiam quai dicitur Jérusalem in Laierano celebraret, et strepitum dcemonis sensisset, intetlextt sibi tnortem adesse, et suspirans ingemuii. Licet autem sceleratissimus esset, de miseri sordia Dei non desperans, revetando coram omnibus peccatum, membra omnia quibus diabolo obsequtum prœstaverat jussit proectdt, si dcmde truncum mortuum

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tous ses contemporains, dont quelques-uns pourtant l'ont attaqué avec violence, enfin par son aveu indirect qu'il ne comprenait pas l'arabe puisqu'il demandait des traductions quand il s'agissait de traités écrits en cette langue. Il faut donc reconnaître que Gerbert n'a visité ni Séville ni Cordoue, que ses maîtres étaient chrétiens que les auteurs qu'il étudia étaient ceux dont, avant les invasions normandes et les guerres civiles de la dernière période carlovingienne, on avait fait usage en France, entre autres le rhéteur Victorinus, Martianus, Capella, et surtout Boëce. C'est chez ce dernier qu'il puisa ces notions scientifiques tant admirées par le onzième siècle qui lui donna les titres flatteurs de philosophe, de savant, de nouveau Boëce. »

 

   16. Gerbert passa trois années à l'école de Vich,  lorsqu'en 970 le duc Borell et l'évêque  Halton entreprirent le voyage de Rome dans l'espoir d'obtenir du pape Jean XIII, pour leur cité, le titre de métropole de la Marche hispanique1. « La providence de Dieu, dit le moine Rieher, disposait toutes choses pour que la Gaule, si long- temps privée du flambeau de la science le vît  bientôt  se rallumer dans son sein. Le duc et l'évêque emmenèrent avec  eux le jeune Gerbert âgé alors d'environ vingt-cinq ans. Arrivés heureusement à la ville éternelle, après s'être prosternés au tombeau des saints apôtres et y avoir répandu leurs larmes avec leurs prières, ils furent admis à l'audience du pape Jean XIII, de bienheureuse mémoire, qui reçut favorablement leur requête. Le pontife ne fut pas longtemps sans remarquer le profond savoir du jeune moine et sa passion pour l'étude ; et, comme à cette époque, la musique et l'astronomie étaient tombées en Italie même dans un profond  oubli,  il

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super bigam poni, et ubicumgue animalia producerent et sis'erent ibi sepilerelu? quod et Inctum est. Sepultusque est in episcopio. Lateranensi in signum miserC cordize consecutœ. Sepulcrum ipsius tam ex tumull.u ossium quam ex sudore prazs sagium est morituri papas, sicutin ecclesia et sepi-'cro est luteris ex aratum. Ces inepties ne sauraient nous étonner de la par du sch smatique Bennon. Tel lut portaut leur crédit au onzième siècle qu'on les a insérées dans le Codex regius, fol. 128 et 129.

1. Baluz. Marc hispan. L. TV, col. 403. Voir la bulle d'érection du siège épisoopal de Vich en métropole dans Martène : Amplitsima collectio, tom. I, p. 323.

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fit partir un courrier pour Ravenne où l'empereur Othon le Grand se trouvait alors, l'informant qu'il venait d'arriver à Rome un jeune savant versé dans toutes les branches des sciences exactes, et capable de les professer supérieurement. L'empereur répondit aussitôt au pape en le priant de retenir Gerbert et de ne le laisser s'éloigner sous aucun prétexte. Jean XIII fit part de la volonté impériale au duc et à l'évèque Halton, lesquels se disposaient à retourner en Espagne. L'empereur, disait-il, les priait de lui laisser, pendant quelque temps, le jeune professeur, et s'engageait d'ailleurs à le leur rendre plus tard, non sans avoir récompensé magnifiquement leur propre service et les talents de Gerbert. Le duc et l'évêque acquiescèrent à cette demande : ils laissèrent à Rome leur compagnon de voyage, et retournèrent seuls dans leur patrie. Gerbert, demeuré près du pape, fut bientôt présenté à l'empereur, qui lui demanda ce qu'il savait : il répondit qu'il connaissait assez bien les mathématiques, mais qu'il lui restait à apprendre la dialectique : In matheri se satis possejogice vero scientiamse addmeere velle respondit1.» Othon l’attacha immédiatement à sa cours.

 

   17. Le chroniqueur se tait sur cette période de l'histoire du jeune savant. M.  Olleris supplée à cette lacune par des renseignements puisés dans les lettres de Gerbert lui-même.   «Par la vivacité de son esprit, dit-il, le moine se créa au palais des relations utiles et brillantes. Il gagna l'estime du prince qui devait être Othon II ; il le charma par des conférences scientifiques et littéraires qu'il soutint en sa présence. Il sut se concilier les bonnes grâces des deux impératrices, mère et belle-fille, sainte Adélaïde et Théophanie. « Or, continue Richer, en ce temps, il y avait à Reims un archidiacre, nommé Garamnus 2, qui passait pour le premier dialecticien de son siècle en 972. Le roi de France, Lothaire, chargea Garamnus d'une mission diplomatique près de l'empereur, qui résidait

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1. Recher. IMoriur., Lib. III, cap. XLIII ; Pair. Lai., lom. CXXXVIII, col. 1(1?

2. Richer ne donne que l'initiale de ce nom ; mais nous savons par les actes du synode de Notre-Dame-en-Tardenois, près de Soissons. que l'archidiacre de Reims s'appelait alors Garamnus.

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encore à Ravenne1 . L'arrivée du célèbre logicien combla de joie Gerbert qui supplia Olhon de lui permettre d'accompagner Garamnus à son retour en France afin de profiter de ses doctes leçons. L'empereur y consentit de bonne grâce, Gerbert s'attacha à son nouveau maître et vint avec lui à Reims. Il y eut entre ces deux grands hommes un échange de leçons réciproques, mais Gerbert eut bientôt appris tous les secrets de la dialectique, tandis que Garamnus, malgré tous ses efforts, ne fit aucun progrès dans les sciences exactes et finit par renoncer à l'étude des mathématiques: Garamnus vero cum matkeri operam daret artis difficultate victus, a musica rejectus est. Ce fut alors que l'archevêque Adalberon, si zélé pour le rétablissement des études, confia à Gerbert la direction supérieure de l'école de Reims, et l'on vit bientôt des légions de disciples, turmas discipulorum, accourir aux leçons du savant professeur1. »

 

   18. «Voici, continue le chroniqueur, l'ordre que suivait Gerbert dans son enseignement. Il débutait par la dialectique, expliquant successivement chaque livre et éclaircissant les diverses propositions par des commentaires d'une lucidité incomparable. Il insistait par-ticulièrement sur l'Ysagoge de Porphyre, qu'il faisait étudier soit dans la traduction du rhéteur Victorin, soit dans celle de Manlius. Venait ensuite l'exposition du livre des « Prédicaments ou catégories d'Aristote, puis celle de Priermenias, ou «de l'Interprétation. » Ce n'était qu'après avoir ainsi rompu l'intelligence de ses auditeurs à la discipline logistique qu'il leur faisait aborder l'étude des Topiques ou source des arguments, traduits du grec en latin par Cicéron, et illustrés d'un commentaire en six livres par le consul Manlius. Il y joignait les quatre livres des «Différences topiques, » les deux des «Syllogismes catégoriques, » trois sur les «hypothétiques, » un sur les « Définitions» et un autre sur les « Divisions. » Ce travail préliminaire était à ses yeux une initiation indispensable  à l'étude

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1. Othon Ier resta en Italie jusqu'après le mois d'août 972. Cf. Frédéric Bohmer, Rpgeita chronologica diplomalica regnum atque imperatorum Roma-norum, n. 390,   391.

2. Richer. Historiar. Lib. III, cap. XLV. loc. cit., col. 102.

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de la rhétorique proprement dite. Quant à celle-ci, il avait pour principe qu'on ne saurait jamais atteindre la perfection de l'art oratoire, si l'en ne commençait à se former le style par la lecture des grands poètes. Ceux qu'il interprétait de préférence dans ce but étaient Virgile, Stace et Térence, les satiriques Juvénal, Perse et Horace, et comme modèle de poésie historique Lucain. Quand ses disciples étaient ainsi familiarisés avec les beautés du langage poétique, il abordait avec eux l'étude de la rhétorique, et leur donnait pour manuel le livre de Victorinus. Enfin, il les mettait aux prises avec la sophistique, dans des discussions solennelles où ils devaient soutenir chacun leur thèse avec tant d'art que l'art ne se fit point remarquer; ce qui constituele plus haut point de perfection où puisse atteindre un orateur1.» Ce programme d'études, dressé par Gerbert, et que le moine Richer a eu pour nous le tort de concentrer dans un résumé trop succinct, est le véritable point de départ d'une révolution scientifique dans l'Europe du moyen âge. La scolastique, aujourd'hui si dédaignée par des esprits superficiels, est sortie tout armée du cerveau de Gerbert. Elle a produit ces fortes générations intellectuelles, dont saint Thomas d'Aquin fut le roi. Gerbert estimait qu'il faut apprendre à penser avant d'étudier les formes oratoires dont on peut revêtir sa pensée ; ce principe de sens commun, que Boileau répétait encore au siècle de Louis XIV2, est vrai et restera tel en dépit de tous les rhéteurs frivoles. On l'a méconnu cependant depuis un siècle, et, renversant la proposition de Gerbert, on apprend dans nos écoles modernes l'art de parler ou la rhétorique, avant de penser et de discipliner sa pensée ou la dialectique. Voilà pourquoi nos malheureuses sociétés menacent de s'engloulir dans un déluge de phrases vides et de déclamations creuses. Le péril est évident ; il a été signalé mille fois, mais nul ne songe à le conjurer par un retour généreux et sincère à la vérité et au sens commnn. M. Olleris rend justice à la méthode de Gerbert. « Le moyen âge l'adopta, dit-il, l'université l'a pratiquée jusqu'au  dix-huitième siècle,  saint Ignace l'a recommandée à

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1. Richer, Historiar. Lib. III, cap. XLVI-XLVIH, col. cm.

2. «  Avant donc que d'écrire apprenez à penser. »

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ses  disciples;   les séminaires  l'ont  encore en grand honneur. »

 

   19. « Ce fut surtout, continue Richer, dans les sciences mathématiques que se distingua le génie créateur de Gerbert. Il rendit facile et accessible à tous l’arithmétique qui en est la base : Arith-meticam emm quœ est mathxceos prima, imprimis dispositis accommodavit 1. » Pour comprendre en quoi consistait le système arithmétique de l'écolâtre de Reims, indiqué si brièvement par le chroniqueur, il faut se reporter à la Régula Abaci composée par Gerbert, retrouvée récemment et publiée par M.Olleris. «Jusque-là, dit le savant éditeur, les opérations un peu compliquées de l'arithmétique présentaient de grandes difficultés, parce que l'on employait dans le calcul des caractères de l'alphabet grec ou latin et que la valeur de la position des signes était inconnue ou plutôt tombée dans l'oubli. Gerbert remplaça ce système par celui de l’abacus. Ce mot, qui signifie littéralement tablette, désignait d'abord la table couverte de poudre, sur laquelle, à l'aide d'une baguette de géomètre, on traçait les signes de numération ; puis, on donna ce nom à de vrais traités d'arithmétique et à la méthode de calcul proposée par Gerbert. Pour l'expliquer, il se servait de la table couverte de poudre ; mais afin de frapper plus vivement les esprits, il fit dresser un tableau divisé en vingt-sept colonnes ou compartiments dans lesquels il disposa neuf signes exprimant tous les nombres. Il fit reproduire ces signes en corne de buffle, au nombre de mille, et les répartit dans les vingt-sept compartiments. On les nommait en commençant par la droite ; le premier compartiment désignait les unités, le second à gauche les dizaines, et ainsi de suite décuplant toujours la valeur des signes de la colonne supérieure. Ces colonnes étaient groupées par trois, par un arc qui les réunissait, et chacune était, en outre, terminée par un autre arc dans lequel se trouvait une lettre indiquant la valeur des signes renfermés dans cette colonne : I unités, X dizaines, C centaines, M mille. Elles étaient quelquefois surmontées d'arcs de cercle plus grands qui les réunis¬saient au nombre de six, de neuf. C'était pour faciliter l'énoncia-

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1 M. Olleris. Œuvres de Gerbert.

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tion d'un nombre, parce que, dans les multiplications, souvent on désignait la place d'un chiffre par le nom de sa colonne, au lieu d'énoncer l'ordre des unités de cette colonne. Ainsi on disait: la sixième colonne, sextus arcus ; au lieu de dire la colonne des centaines de mille, centenarius millenus arcus. La nomenclature dans le système des anciens se réduisait aux quatre termes : unités, dizaines, centaines, mille, qu'on répétait indéfiniment. Arrivé à l'ordre des mille, on comptait par unités, dizaines, centaines de mille. Au delà venait l'ordre des mille-mille que l'on comptait de même, puis l'on disait : mille-mille-mille, et ainsi de suite. Pour remplacer le zéro, qu'il ne connaissait pas, Gerbert laissait en blanc la colonne qu'il aurait occupée. Le chiffre de gauche prenait toujours sa valeur de position, comme si la colonne n'eût pas été vide. L'emploi du zéro fit supprimer, dans le premier tiers du douzième siècle, les colonnes désormais inutiles, et l'on substitua aux arcs de cercle, pour marquer les tranches de trois chiffres, des points qu'on mettait au-dessus du premier chiffre de chaque tranche, à partir de la seconde. Vers le dix-septième siècle, ces points furent remplacés par des virgules. Ce fut dans le même temps que les expressions mille-mille-mille furent rendues par les termes million, billion, etc. Les signes employés par Gerbert avaient une forme qui se rapproche de celle des chiffres modernes. A l'aide de ces signes et de leur valeur de position, il se fit un changement complet dans les opérations de l'arithmétique.  Des nombres très-considérables étaient multipliés et divisés avec une telle célérité, nous dit Richer, qu'on les comprenait plus vite qu'on ne saurait les énumérer1. Cependant Richer n'explique pas la manière de procéder de sou maître; il n'est pas facile de s'en rendre compte même avec le traité de la multiplication et de la division des nombres composé par Gerbert lui-même et découvert récemment2, ni d'après le résumé qu'il écrivit de mémoire pour son ami Constantin, scolastique de

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1. Richer. Hisioriar. Lib. III, cap. LIV, col. 105.

2. Ce traité a été publié pour la première fois par M. Olleris, Opéra Gerberti, p. 311.

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Fleury 1. C'est l'un des documents les plus obscurs dans l'histoire des sciences, et qui ont le plus occupé les érudits. Mais les savantes recherches de M. Michel Chasles 2, ses explications pleines de lucidité, ne permettent plus de douter que le système de Gerbert ne fût celui qu'emploie l'Europe moderne. Gerbert avait imprimé un tel élan à l'étude de l'arithmétique que l'on appelait « Gerbertistes » ceux qui s'y livraients.

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