Darras tome 35 p. 251
S VI. LA BATAILLE DE LÉPANTE
117. L'islam, fondé au VIIe siècle par un visionnaire qui se crut l'envoyé de Dieu parce qu'il avait sur l'épine dorsale une verrue, ne fut jamais que le fanatisme armé contre l'Église et le monde chrétien. Dans son existence historique, il n'est qu'une longue
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invasion. Celte invasion fut conduite tour à tour par les Arabes, par les Maures et par les Turcs. Les Arabes s'élancèrent sur le monde, l'épée d'une main, le Coran de l'autre ; crois ou meurt : telle était leur devise. Quand les Arabes eurent conquis par la force brutale, le groupe des Maures, à peu près éteint aujourd'hui, substitua aux efforts de la conquête, les pacifiques travaux de la paix. De toutes les populations musulmanes, ce groupe est à peu près le seul qui ait atteint un degré brillant de civilisation ; il produisit des artistes, des poètes et des philosophes ; les royaumes fondés par lui égalaient presque en prospérité, au XIIIe siècle, les républiques italiennes. Quand les Maures disparurent, les Turcs seldjoucides, plus tard les Turcs ottomans, vinrent infuser, à ce cadavre, un sang nouveau. A l'époque où nous sommes, les Ottomans reprennent la tradition des Arabes et s'élancent comme une horde sur l'Occident, pour mettre à sac la chrétienté. Pendant le long règne de Soliman, les Turcs se ruèrent sans cesse au pillage de l'Europe. Avec le honteux concours du roi très chrétien et l'absolution que leur offrit lâchement Luther, ces infidèles avaient congé de rançonner à merci les enfants de la sainte Eglise. L'Espagne, après avoir versé son sang dix siècles pour achever l'œuvre de Pélage, n'était pas à l'abri du péril ; les navires étaient guettés à l'entrée de la rade de Cadix et de la rivière de Séville, saisis par les corsaires turcs avec un butin souvent énorme ; outre la perte des cargaisons enlevées le commerce avait à supporter l'élévation du fret, inévitable dans des relations exposées à de tels accidents. Les barques de pêches n'étaient pas épargnées, les pêcheurs pas davantage ; ni les galères royales, ni la présence du roi n'intimident ces hardis pirates ; ils pénètrent dans les provinces et enlèvent des rafles de prisonniers. L'Italie était encore plus maltraitée que l'Espagne ; la population entière d'un village était emmenée en captivité, les châteaux-forts étaient pris d'assaut. Un sujet autrichien a rendu compte d'une captivité de treize ans chez les Turcs; les détails sont déchirants. Les hommes étaient astreints à de rudes travaux, avec une nourriture insuffisante ; les femmes semblaient plus malheureuses encore, même quand elles tombaient aux mains des femmes turques. Mais le sort des enfants surtout était
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misérable : les uns étaient enlevés chez les Grecs et les Slaves tributaires ; on ne saurait exprimer que par des larmes, les déchirements de la séparation ; les autres étaient ravis en Hongrie et sur les côtes de la Méditerranée. On ne les revoyait jamais : ils étaient tous également perdus pour la chrétienté. A la différence des Arabes, qui ne savaient que détruire, les Turcs savaient absorber les vaincus et les enfermer dans leur monde. Les garçons de moins de sept ans étaient convertis, soumis à un entraînement moral et physique qui leur offrait comme un idéal, la mort pour la foi du faux prophète. Toute la virilité du vaincu était de la sorte mise au service du vainqueur. De ces pauvres êtres, les plus intelligents, les plus jolist les plus adroits arrivaient aux emplois civils ou aux commandements militaires ; le reste entrait dans le corps des janissaires, la plume de héron au front, la cotte blanche sur l'armure. C'est ainsi qu'on vit des enfants chrétiens devenus pages du Grand-Seigneur ; ils vivaient dans une torture morale qui produisait des êtres infâmes et des esclaves de combat. Les Turcs n'ont été dangereux pour l'Europe qu'en employant contre elle des européens ; quand le recrutement des janissaires a manqué, ils ont été livrés à eux-mêmes, c'est-à-dire à l'impuissance et à la ruine.
118. Soliman ne survécut pas plus à sa défaite devant Malte que Mahomet II n'avait survécu à sa défaite devant Rhodes, il mourut au siège de Szigeth. L'histoire l'a comparé à Louis XIV, les Ottomans n'étaient qu'une armée, Soliman en fit un peuple ; le Coran fut son code. Son règne, dit Rohrbacher, fut surtout le règne de l'apostasie ; sur dix grands vizirs, il comptait huit renégats. Son successeur Séiim, pouvait ceindre son sabre, non le porter. « — Que mes frères disait-il, mettent leur confiance dans les secours humains, la mienne est dans le bras du Tout-Puissant et dans ma résignation aux inéluctables décrets du ciel ; je ne songe qu'à jouir des plaisirs que chaque jour m'apporte ; je ne songe pas à l'avenir (1) ». Pendant que le maître se plongeait dans toutes les voluptés, Sokkoli, son ministre, échouait au siège d'Astrakan et conquérait ou reconquérait l'Arabie. L'islamisme ne songeait donc pas à s'endormir dans
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(1) La Jonqwère. Histoire de l'empire ottoman, p. 272,
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l'indifférence. Piali et
Mustapha, confidents de Sélim et Mohamed, grand-vizir, pour se rendre nécessaires, voulurent bientôt jeter le faible sultan dans quelque nouvelle entreprise. Les vieux soldats s'étonnaient de leur oisiveté ; les prêtres encourageaient leur impatience.
C'était une antique coutume aux sultans, de se signaler par la construction
d'un temple magnifique, qui leur dût servir de tombeau. La coutume voulait encore qu'on y joignit un caravansérail, dont
l'abri est offert gratuitement aux pauvres et aux étrangers. Sélim désirait
attacher son nom à une fondation de ce genre ; mais ces établissements ne peuvent-être dotés que sur des
fonds tirés d'une province conquise ; le mufti représentait que les descendants du Prophète avaient toujours respecté cet usage et que de toutes les œuvres pies, ils regardaient celle-là comme la plus propre à
éterniser leur nom. Une expédition militaire satisferait tous les vœux, Sélim
se laissa aisément persuader qu'il n'avait qu'a
étendre la main pour cueillir une victoire. Mohamed conseillait de tomber sur l'Espagne; Mustapha et Piali poussaient à prendre Chypre sur Venise,
bien qu'on fût en paix avec les Vénitiens. Sélim se décida contre Chypre pour
une raison personnelle: son penchant à
l'ivrognerie. Les vins de Chypre versaient leurs rares produits dans les coupes du sérail, Sélim voulut être son propre fournisseur. Les circonstances lui paraissaient d'autant plus favorables, que la disette venait
de jeter dans la détresse l'Etat de Venise et qu'une catastrophe avait fait
sauter en l'air l'arsenal de la
République. Le
feu et la famine qui, d'ordinaire, suivaient les hordes musulmanes, leur servaient cette fois d'avant-garde. Sélim déploya l'étendard du Prophète.
119. L'Ile de Chvpre, que Strabon appelle la troisième des sept îles de la Méditerranée, compte six cent cinquante milles de circonférence. Cette île était pour Venise ce que Cuba a été pour l'Espagne. Depuis quatre-vingts ans, le lion de Saint-Marc veillait au berceau d'Aphrodite. Les bois de Paphos, les bosquets d'Amathonte, les jardins d'Arsinoé et de Cléopâtre, après avoir appartenu aux Perses et aux Égyptiens, avaient passé, de la domination romaine aux mains des Juifs et des Arabes, puis à celles des Tem-
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pliers et enfin à Guy de Lusignan, roi de Jérusalem. Les Génois qui brocantaient des royaumes, en avaient trafiqué avec les successeurs de Guy ; puis cette royauté périlleuse était venue se poser sur la tête d'une femme, Charlotte, fille unique de Jean de Lusignan. Cette princesse après avoir cherché sa force dans une alliance avec le Portugal, avait épousé en secondes noces, un fils naturel de Savoie, maison féconde en bâtards. Cette princesse avait été renversée par un autre bâtard, son frère, qui avait épousé une Vénitienne, Catherine Cornaro. Un poison lent, dit-on, vint au secours de la politique des Doges; Catherine Cornaro, devenue veuve, fut adoptée par la sérénissime république, et, en mourant, lui légua son royaume. C'est ainsi que Venise avait ajouté une perle à sa couronne; elle la conserva près d'un siècle. En 1570, une flotte aussi nombreuse que celles que nous avons vu souvent sortir des Dardanelles, appareille de Constantinople, sous les ordres de Piali, le vainqueur de Tripoli, le vaincu de Malte; elle emportait l'armée dont Sélim avait confié le commandement à Lala-Moustapha, déjà connu par sa férocité. Les troupes de débarquement investirent Nicosie, assiégèrent Famagouste, pendant que des vaisseaux entraient au large pour empêcher d'arriver à Chypre les secours de l'Europe (1). Les flottes de Venise n'étaient point assez fortes pour attaquer seules ce redoutable ennemi; elles le tenaient dans les eaux de Candie, attendant les renforts du Sénat. A cette date, Mocénigo venait de succéder à Lorédano dans la charge ducale. Le jour même de son élection, Mocénigo prononça devant le Sénat un discours qui confirma la haute estime que chacun professait pour sa capacité ; les sénateurs, enflammés d'une même ardeur pour la cause de la République, dépêchèrent un exprés au souverain pontife.
120. Pie V méditait la destruction de l'éternel ennemi, il promit, sans hésiter, son assistance. Vainement, au début de son règne, il avait essayé d'élever Maximilien au rôle de libérateur de la chrétienté; l'empereur avait déposé les armes, dès que Sélim avait
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(1) Hernando de Herréra. Relation de la guerre de Cipre, Séville, 1562 et Doc. ined., t. XXI, p. 262 et suiv.
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replié ses tentes, le croissant reparaissait à un autre horizon ; Pie V pouvait se flatter que les princes du Midi se montreraient plus généreux que ceux du Nord, il reprit donc avec un dévouement nouveau ses projets de confédération contre les envahissements de la barbarie. Le moyen le plus efficace de prévenir la prise de Chypre était le concours de Philippe II, en attendant la ligue des nations chrétiennes. Le roi d'Espagne pouvait, en un clin d'œil, détacher des troupes de ses ports de Sicile ; ce renfort immédiat suffirait pour parer les premiers coups. Granvelle combattit cette motion ; les autres cardinaux le contredirent avec tant de force qu'il dut céder. Pie V, quoique épuisé de ressources, fit équiper douze galères qu'il envoya à Venise et envoya, près de Philippe II, un clerc de la chambre apostolique. Dans son message, le Pontife dénonçait aux princes la paix rompue au mépris des traités et le péril qui menaçait l'Europe : « Ne sommes-nous donc réservés en ce monde qu'à être spectateurs d'une si sanglante tragédie ? Verrons-nous les maux qui accablent la chrétienté sans y apporter aucun remède ? Mais que pourrions-nous faire seuls, nos forces étant si inégales et incapables d'être opposées à de si puissants ennemis? L'empire des Turcs s'est tellement étendu par notre lâcheté, que nous ne sommes presque plus en état de nous opposer à ses usurpations, à moins que les princes chrétiens ne fassent des efforts considérables, qu'ils ne se liguent ensemble contre cet ennemi commun, et qu'ils ne lui opposent de puissantes armées de terre et de mer. Pour détourner ces effroyables calamités, nous implorons le secours de tous les princes chrétiens, et particulièrement celui de Votre Majesté, et nous la prions instamment de se liguer avec tous les princes chrétiens, pour faire la guerre au plus implacable et au plus cruel ennemi du nom de Jésus-Christ ; la grandeur du péril que nous voyons si proche ne nous permet point de différer plus longtemps à chercher les moyens d'en garantir l'Église. Elle est à présent resserrée dans un petit coin de la terre, et encore craignons-nous avec fondement de voir bientôt les déplorables restes de la chrétienté réduite aux dernières extrémités, si les princes, qui peuvent et qui doivent la protéger, ne prennent
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sa défense. Mais, comme nous sommes persuadé qu'il n'y a point de monarque dans la chrétienté qui puisse résister seul aux forces des Turcs, et que les forces des princes chrétiens, unies ensemble peuvent s'opposer à leurs efforts ; il est absolument nécessaire qu'ils se liguent ensemble pour abattre l'orgueil des Ottomans, leurs ennemis communs. Votre Majesté, qui est si considérable par sa piété et la grande étendue de ses Etats, doit contribuer des premiers à un si glorieux dessein. Vous voyez une nation barbare et infidèle qui, n'étant pas contente d'avoir réduit tant de peuples sous la tyrannie de ses lois, veut étendre les bornes de son empire, et se promet tous les royaumes de l'Europe, pour satisfaire à son avarice et à son ambition... Nous seconderons vos saintes intentions avec joie et nous épuiserons la chambre apostolique. Cependant nous prions incessamment Dieu pour ce sujet... Dès qu'il nous verra combattre pour la gloire de son nom, il jettera l'épouvante dans l'âme de ces barbares qui fuiront à la vue de nos armes. Pendant qu'on ménagera l'esprit des princes chrétiens pour les faire entrer dans cette sainte ligue, qu'on lèvera des soldats et qu'on préparera toutes les choses nécessaires, nous prions instamment Votre Majesté de faire incessamment mettre en mer la plus puissante flotte qu'elle pourra équiper, que la flotte de Votre Majesté, jointe à celle de la république de Venise, ôtera aux Turcs la liberté des mers et les vaincra avec le secours du ciel. C'est la grâce que nous demandons, parce que nous sommes persuadé qu'une flotte en Sicile renverserait tous les desseins des Turcs et les empêcherait de rien entreprendre sur les terres des chrétiens. La grandeur du péril dont toute la chrétienté est menacée et la conservation de vos propres États doivent vous y porter. Souvenez-vous des promesses que vous avez faites au baptême ; souvenez-vous des obligations que vous avez à Dieu et à son Église : à Dieu qui vous a créé et racheté par le sang adorable de son Fils unique, et qui vous a fait souverain de tant de royaumes; à l'Église, puisque les rois d'heureuse mémoire, ancêtres de Votre Majesté, ont souvent reçu de signalées faveurs du Saint-Siège et le nom glorieux de catholiques. Cette
sainte
Mère est maintenant plongée dans la tristesse, elle pleure,
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elle gémit, elle soupire, elle implore votre secours. Si le fils n'écoute point les prières de sa mère, de qui peut-elle espérer être entendue? Et nous, que Dieu a chargé du gouvernement de toute son Église, quoique nous en soyons indigne, nous qui veillons sur le troupeau du Seigneur, parmi les ténèbres épaisses des hérésies répandues de tous côtés, et au milieu des tempêtes effroyables que les Turcs ont suscitées à l'Église, nous vous avertissons autant par nos larmes que par nos gémissements, par cette lettre, que nous entendons déjà les hurlements terribles des loups cruels qui s'approchent. Et comme nous sommes résolu de nous exposer à tous les dangers et de ne fuir ni peine, ni travail, pour défendre le cher troupeau que Dieu a commis à notre fidélité et à nos soins, de la gueule béante de ces loups carnassiers, nous prions aussi Votre Majesté, et nous la conjurons au nom du Dieu Tout-Puissant, de faire connaître, par toute la terre, sa piété et son zèle pour la gloire de Jésus-Christ, ce qu'elle fera avec gloire, si elle envoie promptement son armée navale en Sicile, si elle se ligue avec tous les princes chrétiens, si elle emploie toute sa force à repousser les Turcs. »
121. Philippe entra dans les desseins du pontife ; il promit d'ordonner au plus tôt la jonction de ses galères à celles du Pape; en ce qui touche le projet de ligue, il en fit l'objet de ses méditations. Le zèle du Pape à presser les secours fut si actif, que ses galères purent prendre le large dès que le permit la saison ; le 3 juin 1570, il en confia le commandement à un capitaine renommé, Marc-Antoine Colonna. Pierre de Monti, grand maître de Malte, fournit trois galères ; le duc de Savoie, quatre. Zane commandait l'escadre vénitienne ; André Doria fut placé à la tête de cinquante galères espagnoles déjà réunies sur la côte de Sicile. Ce choix donna beaucoup d'ombrage aux Vénitiens ; Doria était le chef d'une puissante famille de Gênes et la république génoise, bien que déchue, se souvenait toujours d'avoir disputé à Venise la prépondérance maritime et même le royaume de Chypre. Zane et Colonna, ralliés à Messine dès le mois de juin, ne virent apparaître leur collègue que fin juin et ne mirent à la voile que le 25 août : ils abordèrent à Candie. Là, une maladie contagieuse se déclara à bord et entrava les opérations
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jusqu'à ce que le mauvais temps fut assez proche, pour faire mettre en question si l'on prendrait ses quartiers d'hiver ou si l'on volerait au secours de Nicosie. Par incertitude de résolution ou duplicité de sentiment, Philippe II excellait à donner et à retenir. Il serait trop long d'énumérer les motifs de sourde opposition et les causes de lenteurs calculées qui empêchèrent les trois flottes d'abord de se réunir, puis d'agir, enfin de tenter un suprême effort pour sauver Chypre. Doria accusait les Vénitiens de ne songer qu'aux intérêts de leur domination, et Colonna de sacrifier, aux intérêts de la république, les forces du roi d'Espagne. Colonna qui, au fond de son âme, partageait les soupçons généralement répandus contre la bonne foi du cabinet espagnol, finit par opiner fortement contre Doria. « Il sera plus glorieux, dit-il, et même plus utile au roi Philippe, de perdre des vaissaux dans un combat, que de manquer si gravement à tout ce que l'Europe attend de ce puissant souverain. Devions-nous amener un secours de si loin et si longtemps attendu? Devions-nous réveiller l'espérance de la chrétienté au bruit de nos armements, sans autre but que d'assister à la prise d'un royaume par les infidèles? La terreur à laquelle nous céderions, ajouterait plus à la puissance de ces barbares, que la capture même d'une île. Il est juste, en outre, ajoutait-il, de se rendre au sentiment des partis les plus intéressés, puisque d'ailleurs les Vénitiens s'offrent d'ouvrir la voie et s'engagent les premiers dans cette périlleuse expédition. » Colonna enfin ne déguisa pas les ordres formels du Pape, de marcher droit à l'ennemi et de terminer cette guerre par une action décisive. Doria se rendit, mais dès que le temps devint un peu sombre, il prit la mer et disparut. En s'éloignant, il livrait Chypre aux Turcs.
122. Au premier jour de juillet 1570, la flotte ottomane avait donc débarqué des troupes ; ces troupes avaient investi Nicosie, capitale de l’ile et Famagouste. Dans l'attente de secours, les Cypriotes se défendirent avec une admirable énergie ; les Turcs, dans la crainte de voir arriver à chaque aurore les forces chrétiennes, ne donnaient pas aux assiégés, un instant de relâche ; ayant assez de monde pour renouveler les troupes fatiguées, ils tentèrent l'assaut
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plusieurs fois le jour. Les vaillants Cypriotes repoussèrent les assauts jusqu'à la dernière extrémité ; ils se tenaient aux coups de canon, comme si leurs corps eussent servi de murailles ; la place de celui qui venait d'être emporté, était aussitôt occupée par un autre soldat; quelque fois les Turcs doutaient de la victoire, mais Mustapha interceptait les lettres et voyant la flotte chrétienne retenue à Candie par la maladie, la discorde et l'égoïsme espagnol ; il demanda à Piali, un renfort de janissaires et pressa la chute de la ville. Le 8 septembre eut lieu l'assaut général, cette journée funeste ne fut qu'un long et impitoyable carnage. « Tout ce qu'on peut imaginer d'horrible, dit l'historien de cette guerre, n'approche point de l'état de cette ville, naguère si belle et si florissante. » L'évêque de Nicosie, qui, durant le siège, n'avait cessé d'assister les combattants, fut tué dans la mêlée. On se défendait dans les rues sans commandement et sans ordre, selon qu'on se trouvait en état de faire quelque résistance et personne ne songeait au salut qu'on pouvait trouver dans la soumission ou dans la fuite. Huit jours se consumèrent à épuiser la rage des vainqueurs et à transporter les dépouilles dans le camp des barbares. «Mustapha, dit le biographe de St Pie V, fit apporter devant lui le butin encore moite et tout dégouttant du sang des morts et des larmes des vivants ; il en tira tout ce qu'il y avait de plus précieux, et, avec tout ce qui se trouva de beautés rares et entières, soit en la ville prise, soit dans la campagne désolée, les fit mettre sur quatre vaisseaux de charge et les envoya à Sélim comme les plus glorieuses et les plus certaines dépouilles qu'il put recevoir. Déjà les vaisseaux s'éloignaient du port, quand la plus belle et la plus courageuse de cette troupe infortunée, considérant derrière soi sa liberté et son honneur, sa patrie captive, à demi brûlée, et devant soi la servitude, la famine et la prison malhonnête, où elle était poussée par le vent, résolut de mourir plutôt que de vivre dans un sérail. Comme elle était pleine de cette pensée, elle aperçut un soldat qui entrait dans le magasin de poudre ; elle y entra adroitement derrière lui, et ayant trouvé du feu à propos, assistée de son bon ange et inspiré du Dieu jaloux de l'honneur des vierges, elle se saisit de ce feu et le jeta dans
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un tonneau de poudre. Au môme moment l'embrasement s'étend sur tout le vaisseau et de celui-là sur les trois autres. L'incendie de ces quatre vaisseaux, vengea la ville de Nicosie et brûla avec la prison et la servitude de tant de vierges chrétiennes le nouveau sérail que Mustapha avait fait embarquer pour Sélim (1).