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§ II. Translations de reliques dans les Gaules.
La translation simultanée d’un si grand nombre de reliques eut dans tout l’Occident un retentissement immense. A partir de cette époque, dans chaque église, on voulut honorer par des hommages extraordinaires les reliques des saints locaux, ou s’en procurer de nouvelles. La discipline si rigoureusement observée par saint Grégoire le Grand , alors qu’on ne permettait dans l’église latine aucune exhumation de corps saints, aucune division des ossements sacrés2, se transforma pour faire place à l’usage actuel. En apprenant que la ville de Rome venait de s’enrichir d’une quantité si considérable de reliques, le pieux évêque de Metz saint Chrodegang, ancien référendaire de Charles Martel 3 et l’un des plus fidèles conseillers de Pépin le Bref, aspira au bonheur de partager un pareil trésor. Les services rendus par lui au saint-siège en 753, durant sa mission près du pape Étienne III 4, l’avaient honorablement fait connaître à Rome. Ses hautes vertus, la réforme qu’il introduisait alors dans le clergé séculier par la règle canoniale dont nous parlerons bientôt, la fondation des trois
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terra os sinon, vivos ileglutivit. Et cum diabolo... atque cum Juda traditore... et cum omnibus impiis deputali in tartareo igné et inexstinguibili incendio et in vora- gine chaos denier si crernentur in aternum. (S. Paul. 1, loc. cit., col. 1195.)
1. Biéser, Rome et ses monuments, pag. 383.'
2. Cf. tom. XVI de cette Histoire, pag. 95.
3. Cf. chap, i, pag. 103 de ce présent volume.
4. Cf. chap, ni, pag. 244 de ce volume.
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abbayes de Laureshaw(Lorsch), de Saint-Hilaire de Metz et de Gorze, le plaçaient au premier rang de l’épiscopat des Gaules. « Il adressa donc, dit l’hagiographe, une ambassade au saint-siège, pour la délivrance duquel il avait déployé tant d’énergie et de zèle. Ses envoyés sollicitèrent du pape Paul trois corps de saints martyrs, sous le patronage desquels Chrodegang voulait consacrer les trois monastères fondés par lui. Le pontife apostolique accueillit avec la faveur qui lui était due la prière d’un évêque si dévoué à l’église romaine. Il choisit pour les lui transmettre les corps des saints martyrs Nazaire, Nabor et Gorgonius. Ce fut Willichaire, évêque de Sedunum (Sion-en-Valais, en allemand Sitten), qui fut chargé de transporter le pieux trésor à l’abbaye de Gorze où Chrodegang le reçut avec des transports d’allégresse. Il donna le corps de saint Gorgonius à l’église de Gorze, celui de saint Nabor à l’église de Saint-Hilaire ; le bienheureux Nazaire fut destiné au monastère de Lorsch. La translation attira un concours immense. Tous les habitants de la province , sans distinction de rang ni de sexe, jeunes gens et vieillards, vinrent à la rencontre du cortège jusqu’à la foret de Vosagus (les Vosges). Les très-nobles comtes Canthuir 2 et Warin, tous les hommes illustres, tous les notables (spectabiles) de ces contrées voulurent porter sur leurs épaules le corps du bienheureux martyr que Dieu leur envoyait pour protecteur céleste. L’innombrable multitude suivait processionnellement, au chant des hymnes et des cantiques spirituels. On arriva ainsi
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1 Gorzia ou Gorze, si connu par le monastère bénédictin qu'y fonda saint Chrodegang, est situé dans une gorge pittoresque, au-dessus des montagnes qui bordent le bassin de la Moselle, à quinze kilomètres O.-S-O. de Metz.
1. Canthuir alias Cancor, comte de la province du Haut-Rhin, fils du comte Robert et de Williswinde, était proche parent de saint Chrodegang. Il donna à ce dernier l'ile de Waschnitz située à une lieue ouest de Heppeuheim, le long de la Bergstrasse, dans le grand duché actuel de Hesse-Darmstadt. Déjà Canthuir et sa mère Wiiiiswinde avaient construit en ce lieu un couvent. Saint Chrodegang y établit seize moines tirés de son abbaye bénédictine de Gorze, et y transféra le corps de saint Nazaire. Telle est l'origine du monastère depuis si forissant de Lorsch, ou Lauresheim, désigné par les anciens chroniqueurs sous les noms divers de monasterium Laureacense, Laurissense, Laurissa, Lauresham.
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p336 PONTIFICAT D13 SAINT 1‘AUL 1 '757-707).
jusqu’à l’abbaye de Lorsch, située alors dans l’île d’Alten-Munster. Mais l’île elle-même, les rives du fleuve resserrées dans une gorge de montagne se trouvèrent trop étroites pour la prodigieuse affluence de peuple qui chaque jour accourait vénérer les saintes reliques. L’évêque Chrodegang dut céder au vœu unanime et transférer le monastère dans un site plus spacieux. Il confia ce soin à son frère Gundeland, alors abbé de Lorsch, lequel accomplit sa mission avec autant de zèle que de magnificence 1. » Saint Nazaire qui voyait un temple s’élever à sa mémoire au delà des rives du Rhin, parmi les belliqueuses populations de la Germanie, était ainsi que saint Nabor un soldat chrétien, décapité à Rome par ordre du tyran Maxence, l’an 304, pour avoir refusé d’apostasier la foi de Jésus-Christ et de sacrifier à Jupiter 2. L’abbaye de Saint-Hilaire où Chrodegang déposa les reliques de saint Nabor prit le vocable de ce dernier. Depuis, le nom de saint Nabor se transforma dans l’idiôme populaire en celui de saint Avoid, sous lequel il est connu aujourd’hui3 . L’abbaye de Gorze, primitivement dédiée sous le vocable de Saint-Pierre, prit pour second patron le glorieux martyr Gorgonius, cet héroïque chambellan de Dioclétien, martyrisé à Nicomédie le 9 septembre 303 quelques jours après la promulgation du fameux édit qui inaugura la Xe persécution générale 4 . Etranglé par ordre de Galerius, son corps avait été jeté à la mer avec une meule au cou. Les flots se refusèrent à engloutir le précieux trésor. Plus tard, vers l’époque de saint Damase, le corps de Gorgonius avait été transporté à Rome, et maintenant le glorieux martyr venait recevoir sur la terre des Gaules les hommages des anciens sujets de Constantin le Grand.
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1. Chronic. Laureshamens., ana. 764; Bolland., VI Mart., Ad. S. Chrodegang.
2. Les saints Nazaire et Nabor de Rome, différents des deux martyrs do Milan du même nom, sont honorés le 12 juin.
3. Saint-Avold est aujourd'hui une ville de 4,000 ämes, à 21 kilomètres de Sarreguemenes.
4. Cf. lom. IX de cette Histoire, pag. SCO.
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10. Pépin le Bref, informé de la découverte du corps de sainte Pétronille, tint à honneur de contribuer avec une royale magnificence à la décoration de la chapelle dédiée à la fille du prince des apôtres dans la basilique vaticane. A partir de cette époque jusqu’à la révolution de 1793, les rois de France conservèrent comme un de leurs plus glorieux privilèges le droit d’entretenir cet oratoire, auquel Louis XI, Henri IV et Louis XIII firent de somptueux présents1 . Ainsi la dévastation des catacombes par les Lombards, coïncidant avec la persécution iconoclaste de Copronyme en Orient, eut pour résultat providentiel la glorification posthume des saints dans l'église latine. « Les princes et les peuples, dit un hagiographe, environnaient d’honneurs la sépulture des saints qu’autrefois leurs pères avaient mis à mort. Le vénérable Fulrad, qui gouvernait pieusement le monastère du très-bienheureux Denys, se faisait remarquer entre tous par son zèle pour le culte des martyrs. Il sollicita du glorieux roi Pépin la permission de se rendre à Rome, afin d’obtenir du pontife quelques-uns des corps saints qui venaient d’y être transférés. Il voulait en enrichir les monastères fondés par lui en France. Le très-pieux roi s’associa de grand cœur au projet de Fulrad ; il prit toutes les mesures nécessaires au succès de l’entreprise. Le vénérable abbé cherchait cependant des compagnons de voyage sûrs et dévoués. De ce nombre fut un laïque, son parent, personnage considérable qui, n’ayant aucun héritier de son nom, avait résolu de consacrer ses biens au service du Seigneur. Ensemble ils accomplirent leur pèlerinage et reçurent du pontife Paul, outre le corps du glorieux enfant de Lucanie, Vitus (saint Gui), martyrisé dans la persécution de Dioclétien, ceux des saints martyrs Alexandre et Hippolyte. Au retour, le pieux laïque fit construire sur ses domaines une église et un monastère dont il fit donation à l’abbaye de Saint-Denys, et il obtint d’y conserver le corps du bienheureux Vitus, par les mérites duquel le Seigneur daigne opérer chaque jour de nombreux miracles 2. » Fulrad donna le corps du martyr
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1. Ciacon., Vit. romanor. pontifie., tom. I, pag. 534. Haron., ad ann. 69. Holland., Act. S. Petronill., 31 maii.
2. Transtatio S. Viti in Francium, Holland., 15 juin. Vitus, enfant de douze xvii.
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saint Alexandre au monastère de Leberaha, aujourd’hui Leberau ou Liepvre, fondé par lui en Alsace 1. Un autre monastère également fondé par Fulrad dans la même contrée, et connu alors sous le nom de Fulradi-Villare, reçut le corps de saint Hippolyto. Il en prit le vocable , transformé depuis par la langue populaire en celui de Sanct-Bild, que porte aujourd'hui la ville de ce nom 2. Vers l’an 778, lors de l’expédition de Charlemagne contre les Sarrasins d’Espagne, un troisième monastère bénédictin, fondé par Fulrad au pied des Vosges, s’enrichit d’une relique non moins précieuse. Le testament du saint abbé la désigne en ces termes: Tertiam allant infra vasta Vosogo œdificavi, ubi sanctus Cocovutus rcquiescit, super fluvium Laima, quts dicilu~ Fulrado-Cella. Kokwah ou Koufah, nom arabe, transformé dans nos idiomes d’Occident en ceux de Cucuphat, Culgat, Couat et Quiquenfat, est celui d’un des plus illustres martyrs de la dixième persécution générale sous Dioclétien. Koufax
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ans, avait été amené de Lucanie à Rome sous Dioclétien, exposé dans l’am- phythéâtre aux bêtes furieuses qui refusèrent de le toucher, et enfin décapité pour la foi de Jésus-Christ. On ne connaît plus le lieu où le paient de Fulrad bâtit une église eu l’honnenr du jeune martyr, mais cette localité était certainement située dans le diocèse de Paris. Elle ne devait pas être très éloignée de l’abbiye de Saint-Denys, comme nous aurons l’occasion de le constater, lors de la seconde translation de ssint Vitus en Saxe.
1. Le nom d’Alsace était déjà employé au temps de Fulrad. Il est écrit Alisasius dans le testament du saint abbe. (Cf. Félibien, Testamentum Fulradi; Hist, de l’abbé de Suint-Denys, pièces justifie., pag. 38.) Leberau ou Liepvre, près Sainte-Marie-aux-Mines, est aujourd’hui une ville de 2,500 habitants à 20 kilomètres N.-N.-U. de Colmar. Ou croit que le corps du saint Alexandre qui y fut transféré par Fulrad est celui du pape, premier de ce nom, martyrisé en l’an 117 le 3 mai, jour auquel ou célèbre sa fête. (Cf. tom. Vil de cette Histoire, png. 25.) Cependant, aiusi que le font observer les Bollandistes, aucune preuve écrite ne constate celte identité. La même réserve doit s’appliquer au saint Hippolyte transféré par Fulrad. La tradition locale en fait le même que le saint Hippolyte, disciple de saint Laurent, martyrisé à Rome avec sainte Concordia et dix-neuf antres chrétiens, durant la persécution de Dèce, le 13 août 258. (Cf. Rolland., eod. die et Act. S. Fulrad., 47 februar.)
2. Saint-Hippolyte, ou Sanct-Bild, est aujourd’hui une ville de 2,400 habitants au pied des Vosges, à 16 kilomètres de Colmar, daus le canton de Ribeauvillé.
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né en Afrique dans la ville de Scillite 1, appartenait à une opulente famille. L’édit de persécution promulgué en 303 vint le surprendre à Césarée de Mauritanie, ou avec son compatriote saint Félix il terminait le cercle des études libérales. Les deux amis s’embarquèrent pour l’Espagne, comptant y trouver plus de sécurité pour leurs travaux intellectuels. Mais déjà les poursuites contre les chrétiens y étaient commencées. Félix fut martyrisé à Girone : Koufah traîné à Barcelone devant le proconsul, après avoir été jeté dans un bûcher dont les flammes le respectèrent, eut la tête tranchée le 23 juillet 304. « Or, continuent les actes, son corps, transporté de Barcelone dans les Gaules par le très-révérend et glorieux abbé Fulrad, fut déposé dans un monastère situé au pied- des Vosges, où il resta jusqu’à l’an de l’incarnation du Seigneur 833. A cette époque, le religieux abbé Hilduin le transféra au monastère de Saint-Denys, et le plaça dans la crypte où le patron des Gaules et ses compagnons Bustique et Eleuthère ont leur sépulture 2. » C’est ainsi qu’étrangers par leur naissance à la terre des Francs, des martyrs de toutes les nationalités, orientaux comme saint Gorgonius, romains comme les saints Nazaire, Nabor, Vitus, Alexandre et Hippolyte, africains comme Koufah, apportaient à notre patrie leur protectorat céleste et y trouvaient un culte dont la popularité a survécu aux révolutions des siècles et des empires.
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1. Scille ou Scillite, ville de la province proconsulaire de Carthage, était déjà célèbre dans l'histoire de l'Église par le martyre de Speratus et de ses compagnons, dits martyrs Scillitains, en l'an 200. Sous Charlemagne, le corps de Speratus (saint Spérat) fut dérobé à la vigilance des Sarrasins, et rapporté d'Afrique dans l'église Saint-Jean Baptiste de Lyon, avec les reliques de saint Cyprien et le chef de saint Panla.éon. (Cf. Ado, Mnrtyrolog., il julii ; Patr. lat., tom. CXXI1I, col. 302; et toin. VU de celle Histoire, 'îg. 515.)
2. Bolland., Act. S. Cucufatis, 23 julii.