Darras tome 16 p. 284
14. Ce nombre de cent vingt-cinq évêques occidentaux réunis à Rome est relativement très-considérable, puisque celui des pères du concile général de Constantinople ne dépassa jamais le chiffre de cent soixante-dix. Présidé en personne par Agathon, le synode romain emprunte à cette circonstance une valeur particulière. De plus, ainsi que l'ont fait très-judicieusement observer Baronius, Pagi, Labbe, Roncaglia et Mgr Héfélé lui-même2, le synode romain, de concert avec le pape, traça les limites canoniques dans lesquelles devait se renfermer le VIe concile général ; il approuva
-------------
1 Labbe, Concil., t. VI, col. 579-584.
1 Héfélé, Hist. des conciles, tom. IV, pag. 131, Dot. 4; trad. Delarc.
========================================
p284 PONTIFICAT DE SAINT AGATDON (679-682).
les instructions précises que devaient observer tant les légats du saint-siége, que les représentants de l'épiscopat latin. Le mot du Liber Pontificalis se trouve ainsi vérifié par les monuments les plus explicites. Agathon ordonna réellement, ordinavit, dans le synode romain, toute la série des discussions qui devaient ca-noniquement s'établir au sein du futur concile œcuménique. Il fit souscrire par les cent vingt-cinq évêques, au nom de toutes les provinces ecclésiastiques d'Occident, une lettre collective adressée «au très-pieux empereur Constantin et aux augustes Héraclius et Tibère » ses deux frères. Dans cette lettre, les pères de Rome s'expriment ainsi : « Un événement digne de figurer à côté des plus glorieux dont fassent mention les annales de l'empire, s'accomplit en ce moment par vous. Le Seigneur vous a choisis pour faire resplendir dans toutes les âmes la lumière de notre foi véritablement catholique et apostolique. Le rayon de cette vivifiante lumière, émané du saint siège comme de son centre, s'est perpétué ici depuis les bienheureux princes des apôtres Pierre et Paul et leurs disciples, ou successeurs immédiats, jusqu'à nous infimes ministres de Jésus-Christ, sans que, par la grâce de Dieu, jamais aucun nuage hérétique ne l'ait obscurci, aucune erreur atteint, aucun mélange adultère compromis ni troublé. Cette foi sincère, intègre, radieuse, le siège apostolique d'un côté et nos prédécesseurs de l'autre ont travaillé à la maintenir au milieu des plus grands périls, soit par des décrets dogmatiques, soit par des définitions synodales, fixant les termes que nul ne doit franchir, la défendant jusqu'à la mort, inaccessibles aux caresses comme aux menaces, uniquement préoccupés de cette parole évangélique : « Quiconque aura confessé ma foi devant les hommes, je confesserai son nom devant le Père qui est aux cieux 1.» Le lecteur voudra bien remarquer la netteté de cette déclaration de principes. Les cent vingt-cinq évêques du synode romain attestent que, «depuis les princes des apôtres Pierre et Paul jusqu'à eux, la lumière de la foi s'est perpétuée sur le siège apostolique, sans aucun nuage
-------------------
1 Matth., x, 32; Labbe, tom. VI, col. 680.
==========================================
p285 CHAP. V. — PRÉLIMINAIRES DH VIe CONCILE GÉNÉRAL.
d'hérésie, nulla hœretici erroris caligine tenebrarum , sans aucune souillure d'erreur, nec falsitalis nebulis confœdatum, sans nul mélange adultère de dépravation hérétique, nec intermixtis haereticis pravitatibus perumbratum. Il serait difficile d'imaginer une affirmation plus explicite. Les pères la crurent avec raison indispensable pour répondre à l'insinuation de l'empereur Constantin, lequel dans sa lettre au souverain pontife, revenait à deux reprises sur le nom d'Honorius revendiqué par les monothélites comme un partisan de leurs doctrines. «Votre clémence nous demande, continuent les pères, de choisir parmi nous des évêques d'une vie éprouvée, possédant à fond la science de toutes les Écritures, pour être délégués à Constantinople. La pureté de vie, bien que nul ne doive présumer de soi-même, fait l'objet de tous nos efforts; quant à la science parfaite, puisqu'il s'agit de la science qui mène à la vraie foi, elle consiste à notre avis dans la connaissance de la vérité. Mais s'il était question de talent oratoire, d'éloquence humaine, nous ne croyons pas que nul parmi nous fasse état de les posséder au comble de la perfection. Les contrées que nous habitons sont livrées à la fureur de nations diverses, à tous les conflits de la guerre, aux incursions ennemies, au meurtre, au pillage. Notre existence est dévorée par les sollicitudes et les angoisses ; la main des barbares nous enveloppe comme un filet; il nous faut recourir au labeur quotidien pour nous procurer la nourriture du corps; les anciennes propriétés de nos églises ont toutes disparu dans la tempête. Cependant notre richesse véritable, c'est notre foi ; vivre pour elle fait toute notre gloire ; mourir pour elle c'est notre gain dans l'éternité. A nos yeux, la science parfaite consiste à garder, de toute la vigilance de notre âme, les termes de la foi catholique et apostolique tels que le siège de Pierre les tient et les enseigne avec nous 1. » On ne peut se défendre, en lisant ces lignes, d'admirer l'épiscopat d'Occident conservant dans sa laborieuse pauvreté le trésor de l'orthodoxie, pendant que les prélats de cour, au milieu du luxe de l'Orient, parmi les splendeurs des palais byzan-
---------------
1 Synod. roman., Epist. ; Patr. M., tom. LXXXVII, col. 1220.
=========================================
p286 PONTIFICAT DE SAINT AGATHON (G79-G82).
tins, nageaient dans l'opulence et ne songeaient qu'à pervertir la foi. Comme talent oratoire, les évêques latins ne pouvaient décliner plus éloquemment les honneurs de l'éloquence. Passant ensuite à l'examen de la question doctrinale, ils la définissaient en ces termes : « Nous reconnaissons dans la personne unique de Jésus-Christ deux natures ou substances, la divinité et l'humanité unies sans confusion, sans division, sans altération. Par conséquent nous professons qu'il y a en Jésus-Christ, Dieu parfait et homme parfait, deux volontés naturelles et deux opérations naturelles. Telle est la formule de la véritable foi catholique, exposée déjà dans le concile de Latran, et soutenue jusqu'à la mort par le pontife Martin d'apostolique mémoire. Il appartient maintenant à votre zèle pour l'orthodoxie, à votre amour pour la vérité, augustes princes, de faire resplendir par votre impérial acquiescement l'éclat de la lumière apostolique, d'extirper du champ de l'Église les germes de zizanie, les semences d'erreur. Qu'ils soient retranchés de la communion catholique les auteurs de la nouvelle hérésie, Théodore de Pharan, Cyrus d'Alexandrie, Sergius, Pyrrhus, Paul et Pierre de Constantinople, avec tous ceux qui auraient jusqu'à la fin partagé leurs doctrines impies 1. » Cette énumération d'hérétiques est la même que le concile de Latran avait déjà dressée en 649 sous la présidence de saint Martin I. Le nom d'Honorius n'y figure pas ; il n'y est pas fait la moindre allusion. Ce silence est fort remarquable, surtout quand on le rapproche des instructions très-précises que les pères vont donner à leurs délégués, chargés de représenter à l'assemblée œcuménique l'église d'Occident tout entière. « Nous avons, disent-ils, tardé quelque peu à faire partir nos représentants. Mais il nous a fallu d'abord nous réunir des points les plus extrêmes de l'Océan. Jusqu'à la dernière heure, nous avions espéré que notre frère Théodore archevêque de Dorovernum (Cantorbéry), cet illustre philosophe, pourrait venir de la Grande-Bretagne se joindre à nous, avec les autres évêques de ces contrées
----------------
1. Synod. roman., Epist.; Pair, lat., tom. LXXXV1I, col. 1222-1223.
========================================
p287 CHAP. V. — PRÉLIMINAIRES DU VIe CONCILE GÉNÉRAL.
lointaines. Car tous nos frères les évêques établis chez les Lombards, les Slaves, les Francs, les Gaulois et les Goths, s'intéressent également à la solution de cette affaire. Enfin, nous avons fixé le choix des personnages qui doivent en notre nom, et au nom de tous les évêques des régions occidentales et septentrionales, remettre à votre victorieuse majesté la profession de notre foi apostolique, les chargeant non de discuter, comme s'il s'agissait de choses encore incertaines, mais de présenter nos définitions et leurs développements sous une forme irrévocable, non tamen tanquam de incertis contendere, sed ut certa atque immutabilia compendiosa definitione proferre 1. » Voilà bien, très-nettement délimité, le mandat des représentants du synode romain : proclamer la foi aux deux volontés et opérations naturelles en Jésus-Christ ; faire condamner à Constantinople, comme ils l'ont été à Rome, les auteurs du monothélisme nommément désignés, et ceux qui auraient jusqu'à la fin partagé leurs erreurs. Tout ce qu'ils feraient en dehors de ces deux points dépasserait leurs instructions et leurs pouvoirs. Les délégués synodaux furent, ainsi que nous l'apprend le Liber Pontificalis, Abundantius évêque de Paterno, Jean de Rhegium, Jean de Porto, Théodore prêtre de Ravenne, le sous-diacre Constantin et quatre religieux choisis, selon l'intention de l'empereur, parmi les monastères grecs de Rome et de l'Italie.
13. Toutes les précautions prises par le synode le furent surabondamment par le pape Agathon, dans le tomus dogmaticus qu'il fit adopter par les cent vingt-cinq évêques et qu'il remit ensuite à ses propres légats, sous forme de lettre à l'empereur Constantin et aux deux augustes Héraclius et Tibère. Il faut noter ce titre de tomus dogmaticus, donné officiellement à la lettre d'Agathon par saint Léon II successeur immédiat de ce dernier 2. C'est le terme employé par les conciles et les docteurs, à partir du Ve siècle, pour désigner la fameuse constitution apostolique adressée par
---------------
1 Synod. roman., toc. cit., col. 4224-1225.
! Cum tomo dogrnatico apostolkœ memoriœ nostri decessoris domini Agathonis papas atque pontifias. (S. Léon II, Epist. iv ad episc. Hispan. ; Pair. lat.d tom. XCVI, col. 4H.)
=========================================
288 TONTIFICAT DE SAINT AGATHON (679-682).
saint Léon le Grand à Flavien de Constantinople 1. On savait donc dès lors distinguer entre les décrets dogmatiques du saint-siége, que nous appelons aujourd'hui ex cathedra, s'adressant à l'Église universelle, et les simples rescrits pontificaux, n'intéressant que des églises particulières ou répondant à des consultations locales. Cette distinction qui existait aux VIe et VIIe siècles, comme elle existe encore maintenant, nous permet de signaler une fois de plus 2 l'inconséquence des modernes adversaires d'Honorius, lorsqu'ils affirment que les réponses de ce pape au patriarche Sergius étaient des définitions ex cathedra. Connaît-on, dans toute la durée du VIIe siècle, un concile, un pape, un écrivain ecclésiastique quelconque qui ait attribué à ce pontife tant calomnié la rédaction d'un tomus dogmaticus ? tomus dogmaticus. Le VIe concile général lui-même, tout en répudiant les deux lettres rédigées par le secrétaire Jean, au nom d'Honorius, s'est bien gardé, ainsi que nous le constaterons, de leur donner un titre, une valeur, une importance qu'elles n'avaient pas. Saint Agathon, lui, voulait promulguer et promulgua en effet un véritable L'histoire ne nous dit pas si, comme autrefois Léon le Grand, il le déposa durant quarante jours sur l'autel de la confession de Saint-Pierre, mais Agathon lui-même prend soin de nous avertir qu'il en a donné connaissance au concile réuni par lui des diverses provinces, de diversis provinciis familiare nobiscum concilium congregatur3, et que tous les évêques occidentaux furent unanimes à recevoir la décision du siège apostolique, omnes nobiscum4. Nous sommes donc en présence d'un véritable décret ex cathedra de saint Agathon. Le VIe concile œcuménique ne le contrôlera ni ne le discutera point ; il en entendra respectueusement la lecture, et dira : «Pierre a parlé par la bouche d'Agathon 5,» absolument comme le IVe concile gé-
----------------
1 Cf. tom. XIII de cette Histoire, pag. 241 et suiv.
2. Cf. tom. XV de cette Histoire, pag. 512. En citant un extrait de la constitution dogmatique de Léon le Grand, saint Agathon, dans sa lettre à Constantin Pogonat, l'intitule : Ex tomo fidei S. Leonis romance ecclesiœ pontificis, ad sanctum Flavianum episcopum et confessorem [Patr. lat., tom. LXXXVI1, col. 1193).
3 S. Agathon., Epist. i ; Patr. M., tom. LXXXVII, col. 1164, B. — 4 Idem, i'bid., col. 1165. — 5. Labbe, tom. VI, col. 1053.
=========================================
p289 CHAP. V. — PRÉLIMINAIRES DU VIe CONCILE GÉNÉRAL.
néral de Chalcédoine avait dit en 451, à propos du tomus dogmaticus adressé à Flavien : « Pierre a parlé par la bouche de Léon1. » Ce n'est là d'ailleurs que le caractère intrinsèque des décrets pontificaux ex cathedra. Ils en ont un autre, qu'on peut appeler extrinsèque, et qu'il importe de ne pas oublier. Le décret ex cathedra de saint Léon le Grand, une fois promulgué, fut envoyé à tous les évêques de l'univers ; les conciles provinciaux durent le souscrire, et nous avons vu comment les diverses églises d'Italie et des Gaules avaient prévenu par leur adhésion celle de l'Orient au concile de Chalcédoine 2. Déjà, en 417, il en avait été ainsi pour les constitutions ex cathedra par lesquelles Innocent I condamnait le pélagianisme ; saint Augustin, en les lisant au peuple assemblé à Carthage, avait dit : « Frères, nous avons entre les mains la sentence du siège apostolique ; la cause est finie 3. » On serait fort embarrassé d'établir que les lettres d'Honorius aient eu jamais une promulgation semblable. Demeurées dans les archives du patriarcat byzantin, Sergius ne les fit souscrire à personne ; lui-même il ne les souscrivit pas, se contentant de répandre le bruit qu'elles étaient favorables à sa cause. Encore ne parla-t-il jamais que d'une seule, et quand la seconde apparut au VIe concile général, nul auparavant n'en avait entendu parler. Évidemment donc Honorius n'avait point écrit ni eu l'intention d'écrire un tomus dogmaticus, un tomus fidei, un décret ex cathedra. Il en est tout autrement de saint Agathon, qui fit recevoir par un concile de cent vingt-cinq évêques la constitution pontificale adressée à l'empereur Pogonat, et qui, dans cette constitution même, déclarait formellement que le futur concile œcuménique aurait à en recevoir la doctrine « sans augmentation, sans diminution, sans changement 4. » Les deux caractères intrinsèque et extrinsèque des décrets ex cathedra se retrouvent donc dans sa lettre, comme dans celle de saint Léon le Grand.
------------
i Cf. tom. XIII de cette Histoire, pag. 288. — 2. Cf. tom. XIII de cette Histoire, pag. 245. — 3 Cf. tom. XII de cette Histoire, pag. 360.
4. Ut nihil profecto prœsumant augere, minuere vel mutare. [Pair, lat., tom. LXXXVII, col. 1167, A.)
==========================================
p290 PONTIFICAT DE SAINT AGATEON (679-682).
16. Le rapprochement entre les deux décrets de foi portés ex cathedra l’un au Ve, l’autre au VIIe siècle, n’est pas d’ailleurs arbitraire. Le docteur Héfélé lui-même en reconnaît l'exactitude historique. « La lettre de saint Agathon, dit-il, fut rédigée d'une manière analogue à celle du pape Léon le Grand 1. » Le tomus dogmaticus d'Agathon est un véritable traité historique, théologique, polémique, doctrinal, où la question du monothélisme, reprise à son origine, étudiée dans toutes ses phases, confrontée avec l'enseignement des pères, est solennellement et définitivement tranchée. Le pape y parle toujours en son nom personnel. Bien qu'il fasse allusion aux cent vingt-cinq évêques de son concilium familiare, c'est lui seul, comme successeur de Pierre, qui juge, prononce définit. La suscription ne porte pas d'autre nom que le sien. « Aux très-pieux et sérénissimes vainqueurs, nos très-chers fils, fidèles à Dieu et à Notre-Seigneur Jésus-Christ, l'empereur Constantin et les augustes Héraclius et Tibère, Agathon évêque, serviteur des serviteurs de Dieu. Au milieu des angoisses profondes où me plongeait le schisme de l'église, les divales que m'adresse votre mansuétude, très-cléments seigneurs, sont venues m'appor-ter l'espoir d'une consolation trop longtemps désirée. J'aurais déjà répondu à votre ordre et envoyé les légats demandés par vous, s'il ne m'avait fallu réunir ici un concile particulier (familiare concilium) et rappeler un certain nombre d'évêques des contrées lointaines où mes apostoliques prédécesseurs les avaient envoyés en mission. Aujourd'hui enfin, très-chrétiens seigneurs et fils, selon les très-pieux désirs de votre clémence, nous vous envoyons nos frères les révérendissimes évêques Abundantius (de Paterno), Jean (de Rhegium), Jean (de Porto) ; nos très-chers fils les prêtres Théodore et Georges, le diacre Jean, avec Constantin, sous-diacre de la sainte église romaine notre mère ; Théodore prêtre, délégué de l'église de Ravenne; enfin de vénérables serviteurs de Dieu choisis dans les monastères grecs de Rome. Nous les recommandons d'un cœur suppliant à votre bienveillance. Nous ne prétendons pas qu'ils possèdent
------------------
1 Héfélé, Hist. des eonc, tom. IV, pog. 131, § 314, trad. Delarc.
========================================
p291 CHAP. V. — PRÉLIMINAIRES DU VIe CONCILE GÉNÉRAL.
la science surabondante dont vous parlez dans votre lettre. Vivant au milieu des barbares, obligés de demander à un travail manuel le pain de chaque jour, comment pourraient-ils atteindre au degré suréminent la science parfaite des Écritures ? Mais du moins ils conservent avec nous sans ambiguïté, en toute simplicité de cœur, le dépôt intégral de la foi tel qu'il a été régulièrement défini par nos saints et apostoliques prédécesseurs, ainsi que par les cinq précédents conciles généraux. Notre préoccupation unique, notre étude constante, c'est de ne rien diminuer, ni augmenter, ni changer aux définitions canoniques, les maintenant inviolables dans leur texte comme dans leur sens. Nous avons remis à nos légats une série de témoignages empruntés aux livres des saints pères, nous leur avons remis ces livres eux-mêmes tels que les reçoit l'apostolique Église du Christ, afin qu'ils puissent, par ces textes seulement (ex his duntaxai), exposer devant votre clémence impériale, quand elle les interrogera sur ce point, la doctrine professée et enseignée par cette apostolique Église de Jésus-Christ, leur mère spirituelle et celle de l'empire romain. Ce n'est donc point sur les ressources de l'art oratoire, de l'éloquence mondaine, étrangères à leur situation, qu'ils devront s'appuyer, mais sur la sincérité de la foi apostolique, cette foi de notre éducation, cette foi qui fut celle du berceau de votre empire chrétien, cette foi à laquelle nous prions Dieu de soumettre toutes les intelligences et tous les cœurs. Nous donnons à nos légats pouvoir et autorité d'exposer sincèrement à votre clémence, quand ils en seront requis par elle, et uniquement sur les points qui leur ont été prescrits, in quantum eis duntaxat injunctum est, la tradition de ce siège apostolique telle qu'elle a été instituée par les pontifes nos prédécesseurs, sans qu'ils aient la présomption de rien ajouter, diminuer ni changer, ut nihil profecto praesumant augere, minuere vel mutare1. »
17. Il ne se peut rien imaginer de plus catégorique que cette injonction du pape à ses légats. Évidemment saint Agathon, en délimitant d'une manière si expresse le mandat qu'il leur confiait, en revenant à deux reprises différentes sur l'obligation pour eux
---------------
1 S. Agatb.., Epist. i; Pair, lai., tom. LXXXVII, col. 1162-1163.
=========================================
p292 PONTIFICAT DE SAINT AGAT1I0N (679-682).
de se renfermer exclusivement dans l'exposition pure et simple des textes et des témoignages dont ils étaient porteurs, des doctrines sur lesquelles ils avaient ordre de s'expliquer, sans rien ajouter, retrancher ou changer, manifestait une profonde défiance du génie grec contre lequel ses légats allaient avoir à lutter. Ajoutons que cette défiance était historiquement très-justifiée. On n'avait point oublié à Rome que du vivant même du grand pape saint Léon, lequel le constate officiellement, les grecs avaient introduit des interpolations frauduleuses dans son tomus dogmaticus ; on se rappelait que saint Grégoire le Grand les avait surpris en flagrant délit de falsification des actes du ve concile général. Enfin Rome avait, en ce moment même, à défendre la mémoire du pape Vigilius contre la supposition d'une lettre hérétique attribuée à ce pontife et adressée au patriarche Mennas, lettre fabriquée par les falsificateurs grecs, selon la constatation qu'en fera bientôt le VIe concile œcuménique. Voilà pourquoi saint Agathon ne se contente pas de remettre à ses légats une série de textes empruntés aux ouvrages des pères, il veut que ces ouvrages mêmes soient portés à Constantinople, tant il se tenait en garde contre l'habileté grecque en fait d'interpolation de manuscrits. Pour avoir une idée exacte des rapports de l'église romaine avec l'église orientale à cette époque, il faut lire un document inséré par le cardinal Maï dans sa Nova bibliotheca Patrum. Ce sont des notes recueillies par Nicétas, archiviste de la métropole de Nicée, vers l'an 1065. Voici comment ce grec s'exprime : « A l'époque où Constantin Pogonat monta sur le trône, les Romains étaient définitivement écrasés ; leur pape Martin, déporté dans la Chersonèse par le père de Pogonat, était mort en exil. Cependant les légats d'Agathon souscrivirent les décrets du VIe concile général, convoqué par ordre de Constantin. Mais l'accord dura peu. Comme ce VIe concile n'avait point dressé de canons, quand les Romains furent partis, on y suppléa sous le règne de Justinien Rhinotmète, et l'on formula des canons qui furent inscrits sous le nom du VIe concile général. Ce fut un nouveau sujet de récrimination pour les Romains. Ils rejetèrent ces canons, sans réussir cependant à les faire soumettre à un nouvel
=======================================
p293 CHAP. V. — PRÉLIMINAIRES DU VIe CONCILE GÉNÉRAL.
Examen1. » Ce document, cité pour la première fois dans une histoire ecclésiastique, ne laisse aucun doute sur les sentiments de rivalité et de haine contre l'église romaine, qui dominaient alors en Orient. Un scrupule très-légitime pourrait naître sur ce point chez certains esprits qui trouveraient que le texte de Nicétas, précisément parce qu'il fait pour la première fois son apparition dans la controverse, ne doit pas être accepté sans contrôle. Nous respectons cette susceptibilité, et afin de mettre le fait dans tout son jour, nous croyons devoir rapprocher des paroles de Nicétas, l'archiviste du XIe siècle, le texte même de l'un des canons apocryphes rédigés douze ans après le VIe concile général et revêtus audacieusement de sa sanction usurpée par le pseudo-concile quinisexte en 692, époque aussi rapprochée que possible de celle de saint Aga-thon. Voici donc le XXXVIe canon formulé en 692 par deux cent onze évêques orientaux dans leur conciliabule sous Rhinotmète : « Nous décrétons que le trône de Constantinople aura des privilèges égaux à ceux du trône de l'ancienne Rome, et que dans les choses ecclésiastiques il aura la même grandeur que ce dernier 2. » Il serait, croyons-nous, inutile d'insister davantage. La jalousie grecque contre la prééminence du siège apostolique s'affiche si hautement elle-même dans cet étrange canon, qu'elle dispense de tout commentaire et justifie amplement l'assertion de Nicétas.
18. Saint Agathon n'ignorait ni l'hostilité des orientaux à l'égard du saint-siége, ni leur habileté à dénaturer les monuments les plus authentiques. Sa lettre accuse constamment la double préoccupation de réagir contre les sentiments hostiles et de sauvegarder ses légats contre les entreprises de la fourberie hellénique. Après avoir exposé tout le symbole de la foi, et défini le dogme de deux volontés et deux opérations naturelles en Jésus-Christ, il ajoute : « Telle est la tradition de l'Évangile et des apôtres, main-
-------------------
1 Nicétas Chartophyl. Nicaen., De schismat. Grœcor., n° 11 ; Patr. grcec, iota. CXX, col. 718.
2. Decernimus ut ihronus Constantinopolitanus œqualia privilégia cum antiquœ Romee throno obtineat, et in ecclesiasticis ut Me rébus magnifiât. (Labbe, tom. VI, eol. 1160.)
========================================
p294 PONTIFICAT DE SAINT AGATHON (679-682).
tenue par l'Église de Jésus-Christ, la mère spirituelle de votre empire ; telle est la profession véritable et immaculée de la foi chrétienne. Les subtilités du génie humain ne l'ont point faite, c'est l'Esprit-Saint qui l'a enseignée par la bouche du prince des apôtres. Croyez donc à mon humble parole, empereurs très-chrétiens, mes fils. Je vous en conjure avec larmes. Prosterné en esprit à vos pieds, d'un cœur contrit, les yeux baignés de pleurs, je vous supplie de tendre une main clémente à la doctrine apostolique transmise par le bienheureux Pierre, le protecteur céleste de vos pieux travaux. La confession de Pierre à cet apôtre fut révélée par le Père qui est aux cieux ; cette confession lui a valu d'être appelé bien-heureux par le Seigneur lui-même 1. A trois reprises différentes le Rédempteur de tous lui a recommandé de paître les brebis spirituelles de l'Église. En vertu de l'assistance divine, jamais cette apostolique Église n'a dévié de la route de la vérité, ni professé l'erreur sous quelque forme que ce soit, cujus annitente prœsidin, hœc apostolica ejus Ecclesia nunquam a via veritalis in qualibet erroris parte deflexa est*. Son autorité, qui est celle même du prince des apôtres, a toujours été reconnue par l'universalité de l'Église catholique ; les conciles généraux l'ont unanimement suivie. Tous les saints pères ont embrassé son apostolique doctrine ; c'est par elle qu'ils ont brillé dans l'Église comme de pures lumières. Les saints docteurs orthodoxes l'ont vénérée et suivie ; seuls les hérétiques la poursuivent de leurs haines et de leurs fausses récriminations : hœretici autem falsis criminationibus ac derogationum odiis insecuti 3. Par la grâce du Dieu tout-puissant, jamais l'Église romaine ne s'est écartée du sentier de la tradition apostolique, jamais elle n'a succombé à la perversion des nouveautés de l'hérésie. La foi qu'elle a reçue dès son origine, par ses fondateurs les princes des apôtres, elle la conserve immaculée jusqu'à la fin du temps. C'est la promesse faite par notre divin Sauveur à la personne de Pierre :
--------------
1 On
sait que le titre de beatissimus donné aux papes remonte à la parole
même de Notre-Seigneur : Beatus es Simon
Barjona, quia caro et sanguis non
revelavit tibi sed Pater meus qui in cœlis est (Matth., XVI, 17).
2 S. Agatb.., Epist.l; Patr. lat., tom. LXXXVI1, col. 1169, A.— 3 Id., ibid.
========================================
p295 CHAP. V. — PRÉLIMINAIRES DU VIe CONCILE GÉNÉRAL.
« Voici que Satan demande à vous cribler tous, comme on crible le froment, lui dit-il; mais j'ai prié pour toi afin que ta foi ne faillisse pas. Toi donc, lorsque tu seras converti, confirme tes frères1.» Votre clémence impériale voudra bien considérer que Jésus-Christ en remettant le dépôt de sa propre foi à Pierre, en lui promettant qu'elle ne faillirait pas entre ses mains, l'avertit en même temps de confirmer ses frères. Or il est notoire que les pontifes apostoliques, les prédécesseurs de mon humble et indigne personne, n'ont jamais manqué à ce devoir de leur charge. Dépositaires de la doctrine du Seigneur, dès qu'ils connurent les tentatives faites par les pontifes de Constantinople pour introduire au sein de l'Église immaculée des nouveautés hérétiques, ils n'ont jamais négligé de leur adresser leurs exhortations, leurs avis, leurs prières, les conjurant de se désister de leur hérétique doctrine, au moins en gardant le silence : ut a pravi dogmatis haeretico errore, saltem tacendo désistèrent2. »