Pasal II et Henri IV 15

Darras tome 25 p. 450

 

   57. Arrivé à Liège, Henri IV retrouva, selon sa propre exprèssion « des hommes fidèles.» C'étaient l'évêque et soldat intrus Otbert, sa  créature; le  duc Henri de Supplembourg, créé par lui contre tout droit et toute justice duc de la Basse-Lorraine, comme pour mieux insulter à la mémoire de Godefroi de Bouillon dont un aventurier recueillait l'héritage au détriment de la famille du héros. Outre ces deux auxiliaires qui mirent à la disposition du césar dé­chu leur épée et leursvhommes d'armes, le clergé schismatiquede Liège et Sigebert de Gemblours en particulier lui prêtèrent le secours de leur plume. Les deux fameuses lettres au roi de France et à saint Hu-

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1 «Abrenuntiata imperiali dignitate, privatus discessit et ad quamdam civita-tem quam filius victui illius permiserat recessit. » (Vita Henrici IVimperator. ap. Urstit. loc. cit.)

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gues sortirent vraisemblablement de cette officine. Quand on les compare à la diatribe de Sigebert de Gemblours contre l'Église Ro­maine 1, on y trouve des analogies de style, de facture, d'érudition scripturairc qui trahissent une origine commune. D'autres lettres, dont les exemplaires ne sont point arrivés jusqu'à nous, furent adres­sées au roi d'Angleterre Henri I, à Éric IV de Danemark, à tous les princes du Nord, pour les intéresser au sort du pseudo-empereur et les inviter à s'armer pour sa défense2. En même temps, des ordres étaient expédiés aux partisans du césar déchu, qui gardaient encore en son nom les passages des Alpes, pour arrêter la députation envoyée à Pascal II par la diète de Mayence. Voici en quels termes Ekkéard d'Urauge qui suivit cette députation, sans doute comme attaché à l'un des évêques qui en faisaient partie, nous raconte le guet-à-pens dont ils furent victimes. « Les princes, dit-il, arrivèrent au mois de février 1106 dans la vallée du Tyrol, où ils s'étaient donné rendez-vous. Ils se rejoignirent tous dans la ville de Trente, et y passèrent la nuit. Mais avant le lever de l'aurore, ils se virent as­saillis par le jeune comte Adelbert, à la tête d'une bande de ci­toyens armés. Sans égard pour leur caractère doublement sacré de pèlerins et d'ambassadeurs, Adelbert s'empara de tous leurs bagages, se saisit de leur personne et les fit jeter en prison. Sommé par les évêques et princes ses captifs de faire connaître en vertu de quels ordres il osait commettre un si odieux attentat, il leur montra les lettres qu'il venait de recevoir à ce sujet de l'ex-empereur son maître. En effet, Henri IV, reprenant son sys­tème habituel de parjures et de perfidie, envoyait dans toutes les villes et dans toutes les provinces de l'Europe des émissaires por­teurs de lettres où il dénonçait la violence dont il se prétendait l'objet de la part des membres de la diète et de son propre fils, qu'il accusait de l'avoir indignement détrôné. Il déplorait l'horrible confusion dans laquelle on venait ainsi de plonger le royaume; il

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1    Cf. n°s 13 et 15 de ce présent chapitre.

2    « Praejudicium se passum per orbem terrarum conqueritur. Gallorum, Anglorum, Danorum, caeterarumque fioitimarum gentium gladios cordibus nostrisinfigere meditatur. » (Ekkeard. Uraug., Chronic, Patr.lat., ton). CLIV, col.
1009.)

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recommandait à tous les rois et à tous les princes de profiter de l'exem­ple de sa propre infortune s'ils voulaient n'avoir pas un jour à la subir eux-mêmes, de redoubler d'énergie pour combattre les rebelles. Il interdisait spécialement aux gouverneurs des frontières de laisser aux députés de la diète le libre passage en Italie. Adelbert s'était, on l'a vu, conformé à ses instructions, en arrêtant d'un seul coup la députation tout entière. Cependant il n'avait pu mettre la main sur le légat apostolique Gébéhard de Constance, qui se jetant avec les siens dans des sentiers escarpés et presque impraticables, parvint à traverser les Alpes, et grâce à la protection de la comtesse Mathilde, cette moderne Débora, finit par arriver sain et sauf aux pieds du seigneur apostolique. Tous les autres députés, retenus cap­tifs à Trente, étaient l'objet des plus indignes traitements, sauf l'évêque élu, Otton de Bamberg, pour lequel le jeune comte, né son vas­sal, était forcé d'avoir quelques ménagements. Par l'intermédiaire d'Otton, il fut possible d'entrer en pourparlers avec Adelbert. Celui-ci offrit de mettre en liberté l'archevêque Bruno de Trêves et l'un des seigneurs laïques de son escorte, à la condition qu'ils iraient s'en­tendre directement avec l'ex-empereur, et reviendraient faire connaî­tre le résultat des négociations à leurs compagnons de captivité. Mais le Seigneur Jésus dont la miséricorde se laisse toujours fléchir à la prière de ceux qui l'invoquent d'un cœur contrit et humilié, envoya à ses serviteurs un secours inattendu. Trois jours après l'arrestation des députés, Welf duc du Norique arriva soudain à Trente avec une puissante armée, enfonça les portes de la ville, y rétablit l'évêque catholique depuis longtemps expulsé de son siège par les simoniaques et s'empara de la forteresse. En apprenant l'in­carcération des députés, il se hâta de faire ouvrir leurs cachots, et força le comte Adelbert et ses complices à venir pieds nus deman­der pardon à leurs nobles victimes. Cet événement qui nous ren­dit à tous la liberté, continue Ekkéard, eut lieu le jeudi de la pre­mière semaine de carême, 15 février 1100. Nous étions sauvés; mais il était impossible de continuer notre voyage en Italie sans nous exposer à tomber encore dans de nouveaux périls du même genre. Il nous fallut donc, tous, grands et petits, riches et pauvres,

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revenir près de notre roi catholique Henri V. En chemin, la ru­meur publique nous apprit que les rebelles d'Alsace venaient de lui infliger une grave défaite; que l'ex-empereur réorganisait une ligue schismatique dans laquelle étaient entrés l'évêque Otbert de Liège, le duc Henri de Lorraine, ainsi que les cités de Cologne, Juliers et Bonn 1. »

 

58. Ces bruits sinistres qui plongèrent nos pèlerins dans la consternation étaient en partie fondés. La défaite du jeune roi en Alsace n'avait toutefois été qu'un simple échec ; mais on en exagérait à plaisir la portée dans le camp ennemi. L'auteur anonyme de la Vita Henrici célèbre cet incident sur un ton tellement enthousiaste, qu'il convient de reproduire son récit pour donner l'idée des ardeurs de la lutte soutenue contre les fidèles catholiques par les partisans du schisme césarien. « Après la clôture de la diète, dit l'écrivain ano­nyme, le jeune roi remonta le cours du Rhin et entreprit une ex­cursion dans les provinces et les cités circonvoisines. Il y fit recon­naître son nouveau pouvoir, recrutant partout des adhésions, prodi­guant les largesses, usant au besoin de la force pour vaincre les résis­tances. Mais arrivé en Alsace, sa fortune parut chanceler à la suite d'un combat aussi témérairement engagé au début, que désastreux dans ses résultats. En traversant la bourgade assez importante de Rufach, les soldats de son avant-garde, avec leur insolence ordinaire, ne se firent pas faute d'injurier les citoyens. Ceux-ci se ruèrent sur les cavaliers, et il y eut un instant d'affreuse mêlée. Le roi accourut au bruit, non pour contenir la fureur de ses soldats, mais pour les exciter encore et les défendre. En ce moment toute la population, hommes et femmes, maîtres et serviteurs, seigneurs et paysans, foule immense, se précipita sur les troupes royales, en criant vengeance. Cette agres­sion fut aussi soudaine qu'irrésistible. Les soldats resserrés dans les rues étroites du village, sans aucun moyen de salut, se débandèrent. Le roi lui-même s'enfuit éperdu. Mais, ô malheur! ô honte pour l'em­pire ! dans le désordre de cette panique les insignes royaux devin­rent la proie des paysans victorieux. Rentrez donc enfin en vous-même, prince plus égaré que coupable, reconnaissez dans cet évé-

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1. Ekkeard. Uraug., Clfonic, Pair, lai., tom. CLIV, col. 1101-1105.

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nement la main du Dieu qui vous châtie. C'est un juste jugement de la colère divine qui vous force à fuir, vous qui avez mis votre père en fuite; qui vous arrache les insignes royaux, à vous qui les avez arrachés vous-même à votre père. Cependant, continue l'auteur ano­nyme, on parvint à recouvrer ce précieux trésor, grâce à un traité qui assurait aux habitants de Rufach le pardon et la paix. Mais, au mépris de cet engagement solennel, le jeune roi, ayant réuni des for­ces plus considérables revint sur cette malheureuse bourgade, passa les habitants au fil de l'épée, et après avoir livré toutes les maisons au pillage, y fit mettre le feu. Persuadé que son échec fortuit était l'œuvre d'une trahison conseillée par l'empereur son père, il médita contre celui-ci de nouveaux projets de vengeance, et le con­sidérant comme le seul obstacle à sa fortune, il résolut de s'em­parer de sa personne, ou du moins de le forcer à quitter le terri­toire de l'empire 1. » (février 1106.)

 

   59. Malgré les protestations indignées de son apologiste, il était manifeste que le pseudo-empereur, revenant sur son abdication officielle à Mayence, cherchait à rallumer la guerre en Allemagne et à renouveler sa persécution contre le saint-siége. L'arrestation par son ordre des députés de la diète à Trente le prouvait surabon­damment. L'incident de Rufach n'était qu'un détail sans importance, en comparaison de l'effet produit en Europe par le guet-apens de Trente. Henri IV avait mandé à saint Hugues, dans sa fameuse lettre officielle, qu'il en appelait au pape, qu'il ne voulait d'autre juge que le pape, qu'il allait se rendre près du pape pour y trouver la justice qu'on lui avait refusée à Mayence. Et loin de partir lui-même pour Rome, il faisait fermer tous les chemins d'Italie et arrêter les pèle­rins qui se dirigeaient vers le tombeau des apôtres. Il comprit que cette contradiction entre ses actes et ses paroles ne pouvait pro­duire qu'un effet très-fâcheux pour lui-même. Afin de l'atténuer, il écrivit une nouvelle lettre au vénérable abbé de Cluny, dont il continuait à se servir comme d'une sorte de manteau pour mieux dissimuler ses fourberies et ses parjures. Voici cette lettre : « Henri, par la grâce de Dieu empereur auguste des Romains, au vénérable

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1Vila tienric. IV imperatoris, ap. Urstitium, loc. cit.

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Hugues abbé de Cluny, tout ce qu'un fils spirituel, bien que trop pé­cheur, peut exprimer de sentiments humbles et dévoués au plus ten­dre et au plus aimé des pères. — Je vous ai fait parvenir dernière­ment par quelques-uns de vos religieux le récif de mes malheurs et de la trahison inouïe dont je suis victime. Je ne veux cependant pas laisser partir ces nouveaux messagers qui se rendent près de vous sans renouveler à votre paternité sainte les ardentes prières que je lui adresse, comme le publicain cherchant un refuge et implorant le pardon de ses fautes, comme le naufragé aspirant au port du salut. Je vous supplie donc, vénérable père, de déployer en ma faveur cette charité vraiment céleste qui vous inspire, ce zèle de la justice qui vous fait, en vue de Dieu, prendre la défense des opprimés. Protégez-moi contre les effets d'une trahison mons­trueuse. En présence du nonce de Rome, j'avais déclaré à la diète de Mayence que j'étais prêt à traiter dans une discussion solennelle les différends survenus entre le pape et moi, et que je me soumettrais à la décision des religieux personnages appelés à en juger. Mais les membres de la diète avaient résolu ma mort; ils ne voulurent rien entendre. Maintenant donc, malgré les indignes trai­tements qu'on m'a fait subir, je viens de nouveau me soumettre, vé­nérable père, à votre arbitrage et à celui des autres vénérables per­sonnages qu'il vous plaira de vous adjoindre, en sorte que je puisse faire au pape toutes les satisfactions que vous jugerez convenables, sauf toujours mon honneur impérial. Du reste, je me recommande à vos prières, père vénéré, vous demandant de me rappeler aux suffrages de votre sainte congrégation, dont je sollicite très-dévote­ment les prières 1. » Ainsi pendant que le pseudo-empereur outra­geait si publiquement la majesté pontificale en incarcérant les membres d'une députation offlciellement envoyée au pape, il assurait hypocritement saint Hugues de son désir sincère de donner au pape toutes les satisfactions désirées.

 

  60. « Cependant, reprend Ekkéard d'Urauge,   le jeune roi plein de confiance dans la protection divine prit une résolution pleine de magnanimité. Pour étouffer la résistance au lieu même où elle

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1 Henric. IV, Epistol. ad Ilugon. Cluniac, Pair, lat., tom. CLIX, col. 937.

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s'était concentrée, il publia un décret portant indiction d'une diète curiale qu'il irait en personne tenir à Liège durant les prochaines fêtes de Pâques. Se mettant aussitôt en route avec son armée, il vint à Cologne dont les habitants n'osèrent lui fermer les portes, et y as­sista solennellement à la procession des Rameaux 1 » (18 mars 1106). La résolution de tenir la diète pascale à Liége même, dans la cité où le pseudo-empereur avait retrouvé des partisans dévoués et comme une résurrection de fortune, ne manquait pas, comme le dit Ekkéard, de magnanimité. Elle révélait une audace sinon témé­raire, du moins noblement courageuse. On peut en juger par l'effroi qu'elle jeta à Liège. «En apprenant cette nouvelle, dit l'auteur ano­nyme de la Vita Henrici,  l'empereur adressa aussitôt au jeune roi un message conçu en ces termes : « Si je vous demandais, très-doux fils, lequel vaut mieux de suivre le commandement de Dieu, ou d'obéir aux suggestions des hommes, vous me répondriez sans nul doute par le mot du Psaume : « Il faudrait être tombé au rang des animaux sans raison, similem esse jumentis insipientibus, pour ne pas préférer le ciel à la terre, les enseignements de Dieu aux conseils des hommes. » Pourquoi donc prêtez-vous l'oreille à ceux qui vous engagent à persécuter votre père? pourquoi n'écoutez-vous point la parole du commandement : «Honorez votre père? » Ceux qui vous dirigent dans cette voie vous trompent pour mieux vous per­dre: ils n'ont aucun souci de votre honneur ; leur but unique est de le compromettre. Sous les dehors de la fidélité, ils vous enlacent dans les filets de leur perfidie; sachant bien que le plus sûr moyen d'arriver à votre ruine c'est de consommer la mienne. En admettant que mes péchés, comme mes ennemis l'ont proclamé à la diète, aient attiré sur moi la colère de Dieu et provoqué ma déchéance, toujours est-il qu'il était indigne de vous d'y concourir et de m'enlever de mon vivant un empire dont je vous avais déclaré l'hé­ritier. Les peuples barbares, les païens eux-mêmes auraient hor­reur d'une telle conduite. Mais enfin je comprends qu'on ait pu séduire à ce point votre inexpérience et abuser de votre confiance juvénile, quand on voit des vieillards mêmes, des hommes pleins

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 1 Ekkeard. Uraug. Chronic, Pair, lai., tom. CLIV, col. 1105.

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de sagssse et de maturité se laisser entraîner au mal sous l'in­fluence de conseils pervers. Mon infortune vient moins de votre fait, que du crime d'autrui. Vous étiez bien plus entre les mains de vos conseillers, que ceux-ci entre les vôtres. Mais aujourd'hui si vous ajoutiez par votre fait de nouveaux outrages à ceux que j'ai déjà subis, vous seriez sans excuse, puisque vous savez que les injus­tices précédentes ont été l'œuvre du crime et que vous êtes le maître de ne pas les aggraver. Or, j'apprends votre résolution de venir célébrer la fête de Pâques en cette ville de Liège, où le pieux dévouement et la fidélité de l'évêque m'ont ménagé un asile, quand nul de ceux qu'autrefois je comblai de bienfaits ne se souvenait de moi et ne prenait pitié de mes malheurs. Je recommande cet évêque à votre royale libéralité; il a la mémoire du cœur: vous pourrez d'autant plus compter sur sa fidélité à votre égard, qu'il s'est montré plus héroïquement fidèle à moi-même. A moins que vous n'ayez l'intention de prendre l'hospitalité dans sa demeure, il compte me retenir sous son toit durant les fêtes pascales. Mais, allez-vous me dire, pourquoi nous séparer? Il est au contraire par­faitement convenable et naturel que cette grande solennité nous réunisse l'un et l'autre. Tout mon désir, ajouterez-vous, est qu'on nous voie passer ensemble en allégresse les jours de la joyeuse fête. — Hélas! très-doux fils, je le désirerais non moins vivement, si je n'avais mille sujets d'alarmes. Comment en effet ne craindrais-je pas de me retrouver parmi ces membres de la diète qui se repen­taient déjà de me laisser vivre, alors que ma vie ou ma mort était entre leurs mains? Tout m'est suspect, tout devient un péril, sur­tout dans ces foules tumultueuses, où il est d'autant plus facile au criminel d'assouvir sa vengeance, qu'il est plus difficile à la victime de s'y soustraire. Voilà pourquoi j'ai cru devoir sortir du milieu de mes ennemis et me confiner dans la retraite sur la frontière extrême de votre royaume, in extremis regni tui finibus me contruxi, dans l'espoir que l'éloignement me vaudrait la sécurité, ou, si la fortune dans ses rigueurs me réduisait à la nécessité d'aller chercher asile sur la terre étrangère, avec la possibilité de franchir plus vite les limites de votre royaume, citias regno tuo cedere possim. Faites donc, je vous

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prie, cette faveur à votre père. Choisissez une autre ville pour y réu­nir la diète pascale. Laissez-moi séjourner paisiblement dans la de­meure d'un évêque qui m'a accueilli par humanité, non comme empereur, titre que je n'ai plus le droit de porter, mais comme un hôte et un ami, in domo ejus qui me humanitatis gratia recepit, cum non liceal imperatorem, saltem hospitem esse sinas. Vous éviterez ainsi à moi une injure, et à vous une honte. On ne pourra pas dire que, le jour même de la résurrection du Seigneur, votre père se vit contraint d'aller chercher quelque asile inconnu. Si vous m'ac­cordez cette requête, je vous en saurai mille grâces. Sinon, j'aime mieux être uu obscur fermier sur une terre étrangère, qu'un objet de dérision dans un royaume qui fut le mien 1. »

 

   61. Celte lettre du pseudo-empereur à son «très-doux fils » est un  document dont l'authenticité ne saurait être mise en doute, puisque le texte nous en a été conservé par le plus ardent apologiste de Henri IV. Elle renferme des aveux importants à recueillir, de nouveaux traits d'hypocrisie et d'imposture à signaler. Tout d'a­bord les accusations de parricide, si souvent répétées par Henri IV contre le jeune roi dans les lettres à Philippe I et à saint Hugues, ne paraissent guère pouvoir se concilier avec le langage plein de tendresse que le pseudo-empereur tient à son « très-doux fils. » Le seul reproche qu'il trouve à lui adresser, c'est d'avoir profité des événements pour saisir les rênes du pouvoir, mais il l'excuse aussitôt, moins encore sur son inexpérience, que sur la situation dans laquelle il se trouvait vis-à-vis de conseillers devenus ses maî­tres. Aussi ne doute-t-il pas de ses sentiments de tendresse filiale et du bonheur que le jeune roi aurait à passer les fêles de Pâques à Liège en compagnie de son père. Les conseillers dont parle Henri IV sont les membres de la diète de Mayence, les princes réunis à lngelheim, qui avaient prononcé sa propre déchéance en le déclarant, « à cause de ses crimes, rejeté du trône par Dieu lui-même : Fuerit sane ut peccatis meis exigenlibus, quœ sententia adversariorum meorum est, abjecerit me Deus ne regnem. » Nous avons ainsi la formule exacte de la sentence de déposition prononcée à Ingelheim, et qu'aucun

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1Vita Henric. IV, impcrat. ap. VJrstit. loc. cil.

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autre document jusqu'ici connu ne nous fait connaître. Elle con­firme implicitement les récits d'Ekkéard d'Urauge et des Annales d'Hildesheim, qui nous apprennent que la conférence d'Ingelheim s'était ouverte par l'énumération de tous les crimes reprochés à Henri IV, et avoués par lui, sauf celui d'avoir adoré les idoles. Il n'est pas moins remarquable d'entendre Henri IV déclarer qu'il n'a plus le droit de prendre le titre d'empereur, cum non liceat imperatorem, saltem hospitem esse sinas; qu'il sollicite seulement la fa­culté de vivre paisible dans un coin reculé du royaume de son fils, in extremis regni tui foribus me contraxi; qu'il est déterminé, si on le poursuit encore, à quitter définitivement les états de son fils, ut cilius regno tuo cedere possim, préférant être un obscur fermier sur une terre étrangère, plutôt que de se voir un objet de dérision dans un royaume qui fut le sien : Malcnnllicus esse in externis regnis, quam ludibrio Iwberiin regnisquondam meis. Mais reconnaître qu'il n'avait plus le droit de prendre le titre d'empereur, que le royaume de Germanie, autrefois le sien, était maintenant celui de son fils, n'était-ce pas reconnaître les effets légaux du jugement de la diète de Mayence, de la sentence d'Ingelheim? Et s'il le constatait si formellement dans la lettre à son fils, pourquoi le déniait-il si audacieusement dans ses lettres au roi de France et à saint Hugues de Cluny, où il continuait à prendre le titre d' «empereur auguste des Romains, » titre apocryphe qu'il n'avait jamais eu durant tout son règne le droit de porter, puisqu'il ne l'avait jamais reçu d'au­cun pape légitime ? Et puisque c'était au jugement du pape qu'il avait, disait-il, interjeté appel du jugement d'Ingelheim, pourquoi, libre de se diriger où il voudrait, n'allait-il pas, ainsi qu'il l'avait promis, porter àRome, à l'audience du saint-siége, en présence du clergé et du peuple de la ville éternelle, les récriminations et les griefs qu'il avait à produire ; se faire relever de l'anathème et du ban d'excommunication ? C'est qu'il ne voulait pas plus accepter le Canosse d'Ingelheim, qu'il n'avait jamais accepté le Canosse d'Italie. On se rappelle la description lamentable faite par lui des prétendues tortures que lui aurait fait subir Grégoire VII au premier Canosse; il essaie dans la lettre à son fils un système analogue

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d'imposture, en décrivant le prétendu état de gène, d'isolement, de détresse où l'aurait réduit le Canosse d'Ingelheim. Il se re­présente à Liège vivant en simple particulier, dans la demeure hos­pitalière d'un évêque qui l'a généreusement recueilli, quand tout le monde l'abandonne. Il y reste dans de continuelles an­goisses, toujours prêt à reprendre le bâton du proscrit, à s'enfuir sur une terre étrangère pour y mendier un asile. Or, l'évêque hos­pitalier dont il parle était tout, excepté un véritable évêque. Chef de milices, homme de guerre, ayant en qualité de prince de Liège une armée qu'il commandait en personne, il l'avait mise à la dis­position du pseudo-empereur. Le duc Henri de la Basse-Lorraine était venu le rejoindre avec tout le contingent militaire de sa pro­vince ; des renforts arrivaient à Liège de toutes les villes rhénanes où le schisme césarien comptait des partisans; on y attendait ceux que Henri IV espérait recevoir des rois de France, d'Angleterre et de Danemark auxquels il adressait les requêtes les plus pressantes. Et pendant qu'il organisait ces préparatifs formidables, le pseudo­empereur suppliait son fils de ne point tenir la diète pascale à Liège, pour ne pas réduire son père à la cruelle nécessité d'aller, durant les fêtes de Pâques, chercher en des régions étrangères quel­que retraite inconnue!

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