St Grégoire 10

Darras tome 15 p. 198

 

14.    Saint Théodore le Sicéote, ainsi appelé du nom de Sicéon, bourg de Galatie, à deux milles d'Anastasiopolis, où il était né, se retirait à quatorze ans dans une cellule souterraine, comptant pour sa nourriture sur la charité des passants. Le désir de voir les lieux sanctifiés par la vie et la mort de Notre-Seigneur, lui fit entreprendre jusqu'à trois fois le pèlerinage de Jérusalem. Il profitait de ces pé­régrinations lointaines pour se mettre en rapport avec les monas­tères les plus célèbres de l'Orient. A son retour, il fut élu évêque d'Anastasiopolis. L'empereur Maurice connaissait depuis longtemps la réputation de saint Théodore. N'étant encore que général, vers l'an 582, il revenait d'une expédition victorieuse contre les Perses. Passant en Galatie, il alla avec son escorte trouver l'ermite, se prosterna à ses pieds et le pria de demander à Dieu que son voyage auprès de l'empereur Tibère fût heureux. Le saint,  après une

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1 Joan., x, 21. — 3 S. Greg. Mage, lib. IV, Epist. i; Patr. lut., t. LXXVII, col. 1119.

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oraison fervente, lui dit: « Mon fils, vous serez bientôt élevé à l'em­pire; je vous conjure de vous souvenir alors des pauvres. » A ces mots, le général fit un signe d'incrédulité; mais l'homme de Dieu le prit à l'écart et lui confirma la vérité de sa prédiction, que l'évé­nement justifia peu après. Devenu empereur, Maurice se montra reconnaissant ; il envoya au monastère de Théodore six cents bois­seaux de blé pour être distribués aux pauvres, et chargea ses inten­dants de renouveler chaque année cette offrande. Saint Théodore ne conserva pas longtemps la charge épiscopale dont la confiance des habitants d'Anastasiopolis l'avait revêtu. Il sollicita comme une faveur la permission de retourner au désert, achever dans la retraite une vie consacrée tout entière à la contemplation. Il de­vait, avant de mourir, prédire encore et voir se réaliser la fin tra­gique du prince dont il avait annoncé l'avènement.

 

15. La sainteté dont Grégoire le Grand donnait lui-même l'exemple, et dont il décrivait si éloquemment les magnifiques privilèges, avait ainsi, au commencement du VIIe siècle, d'illustres représentants dans l'Église grecque et latine. En Orient comme en Occident, c'était la méditation assidue et constante de l'Écriture sainte qui alimentait la sève féconde de la spiritualité dans les âmes. Nous ne saurions trop insister sur ce fait, pour le rappeler à notre génération oublieuse et frivole. Après ses Commentaires sur Job et Ezéchiel, saint Grégoire le Grand composait, en six livres, une Exposition du premier livre des Rois 1, une Explication des Psaumes de la pénitence2 et du Cantique des Cantiques 3 ; enfin, sous le titre de Concordia quorumdam testimoniorum Sanctœ Scripturœ 4, il réunissait une série de réponses aux consultations qui lui étaient adressées de toutes parts sur des points difficiles, des passages obscurs ou en apparence contradictoires. Heureux âge de la foi catholique, où le peuple s'abreuvait, avec une ardeur toujours assouvie et toujours insatiable, aux sources pures de la parole

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1 S. Greg. Magn., In primum Heg. exposit.; Pair, lat., t. LXXIX, col. 18-468. — 2. Greg. Magn., In Psalm. pœnilent. exposit.; tom. cit., col. 550-658. — 3 Greg. Magn., Super Cantic. cantic; ibid., col. 471-548. —4. S. Greg. Magn., Concord. quorumd. testimon. S. Scriptur.; ibid., col. 659-678.

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sainte et des livres inspirés ! Sans doute il serait téméraire d'aborder la lecture de la bible sans le contrôle de l'Église; il serait criminel d'y apporter l'interprétation arbitraire du sens privé. Mais que faisons-nous des trésors d'érudition et de science scripturaire, légués par les pères et les docteurs comme une véritable chaîne d'or? Que faisons-nous, quand dédaignant ce sublime héritage, nous abandonnons aux insultes de l'impiété ou de l'hérésie les textes sacrés que nous devrions défendre contre elles?

 

16. Tant d'études, jointes aux charges du ministère pastoral, ne suffisaient point à absorber la prodigieuse activité de saint Grégoire. « Il porta, dit D. Guéranger, ses soins éclairés sur la liturgie de Rome, et par les perfectionnements qu'il y introdui­sit, prépara d'une manière sûre, pour un temps plus ou moins éloigne, son introduction dans toutes les provinces de l'immense patriarchat d'Occident. Vers la fin du VIe siècle, et après les travaux déjà si remarquables de saint Gélase dont nous avons rendu compte, il était devenu nécessaire de compléter et d'amélio­rer l'œuvre du siècle précédent; car la liturgie, comme le symbole de l'Église, comme le recueil de sa discipline, doit s'enrichir par le cours des siècles, bien qu'elle ne puisse changer d'une manière fondamentale. Ce progrès, dirigé par l'autorité compétente, en même temps qu'il satisfait à de nouveaux besoins, n'expose jamais l'intégrité des rites ecclésiastiques et n'amène point de variations choquantes dans les formules que les siècles ont consacrées. Ce fut donc dès les premières années de son pontificat que saint Grégoire entreprit la réforme de la liturgie romaine. « Il réduisit, dit Jean Diacre, en un seul volume, le livre du pape Gélase qui contenait la solennité des messes, retranchant beaucoup de choses, en retou­chant quelques-unes, et en ajoutant beaucoup d'autres1. » Ce témoignage est confirmé par Walafrid Strabon. « Gélase, dit cet auteur, mit en ordre les prières liturgiques, tant celles qu'il avait composées lui-même que celles que d'autres avaient rédigées avant lui ; les églises des Gaules se servirent de ces oraisons, et elles y

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1. Joan.Diac, Vit. S. Greg.,lib. II, cap. xvnj Patr.lut., loin. LXXVIRcol. 9S. A.

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sont encore employées par plusieurs. Mais, comme beaucoup de ces formules semblaient appartenir à des auteurs incertains, ou ne présentaient pas un sens clair et complet, le bienheureux Grégoire prit soin de réunir tout ce qui était conforme à la pureté originale du texte, et ayant retranché les choses trop longues et celles qui avaient été rédigées sans goût, il composa le livre appelé des Sa­crements1. » Telle est l'origine du Sacramentaire grégorien, qui, joint à l'Antiphonaire, forme encore aujourd'hui, à quelques mo­difications près, le Missel romain en usage dans l'Église d'Occident tout entière, sauf les exceptions de fait ou de droit. L'historio­graphe de saint Grégoire nous apprend aussi, et d'accord avec le Liber Pontificalis, que ce grand pape ajouta quelques paroles au canon de la messe. Ainsi que nous en avons déjà fait la remarque, l'addition d'une seule ligne au canon de la messe était un événe­ment qui intéressait tout l'Occident, et que les siècles à venir ne pouvaient plus ignorer. Voici les paroles de Jean Diacre : « Il ajouta au canon de la messe la phrase suivante : Diesque nostros in tua pace disponas, atque ab œlerna damnatione nos eripi, et in electo-rum tuorum grege numerari. » Cette addition, qui exprime une demande de paix, paraît se rapporter à l’année 594 et à l'invasion d'Agilulfe, roi des Lombards. Saint Grégoire ne se borna pas à rectifier les formules de la liturgie et à les compléter ; il s'attacha aussi à donner aux cérémonies du culte une pompe extérieure qui les rendît plus efficaces encore pour l'instruction et l'édification du peuple. « II régla avec soin, continue le biographe, les stations aux basiliques et aux catacombes des saints martyrs, en la manière que les observe encore aujourd'hui le peuple romain, comme si Grégoire vivait toujours. Dans ces stations, auxquelles il prenait part lui-même, il prononça à diverses époques, devant l'assemblée des fidèles, vingt de ses homélies sur l'Evangile; il dicta seulement les vingt suivantes et les fit lire par un diacre, ne pouvant les pro­noncer lui-même, à cause des langueurs de sa poitrine fatiguée. L'armée du Seigneur, composée d'une foule innombrable de fidèles

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1 Walafr. Strab., De rébus eccle*., cap. xxn; Pair, lai., tom. CXIV, col. 916.

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de tout sexe, de tout âge, de toute condition, avide de sa parole, accompagnait aux stations les pas du pontife, qui, chef d'une milice céleste, donnait à chacun des armes spirituelles1. » Nous n'analyserons pas en détail les livres liturgiques de saint Gré­goire le Grand. Ils suivent pour l'ensemble et les grandes lignes l'ordre observé dans ceux de saint Gélase. Le plus ancien manuscrit qui en soit resté, est de provenance gauloise; il appartenait à la bibliothèque de Corbie et portait le nom de « Missel de saint Éloi.» Nous ne pouvons cependant omettre une particularité fort intéressante au point de vue dogmatique. Ce manuscrit, publié d'abord par Hugues Mesnard, et reproduit à nouveau par les Bénédictins dans leur édition des Œuvres de saint Grégoire le Grand, contient, seul de tous les exemplaires connus, l'oraison suivante qui se récitait à la consécration du pape : Huic famulo tuo, guem apostolicœ sedis prœsulem et primatem omnium qui in orbe terrarum sunt sacerdotum, ac uniuersulis Ecclcsiœ tuœ doctorem dedisti, et ad summi sacerdotii ministerium elegisti, hanc, qucesumus, Domine, gratiam largiaris 2. Il est curieux d'en­tendre, dès le VIIe siècle, donner aux vicaires de Jésus-Christ le titre de docteurs de l'Église universelle, absolument comme le con­cile        de Florence, au XVe, leur donnera celui de docteurs de tous les chrétiens 3. Tout ce qui, dans le Sacramentaire, devait être

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1 JoaD. Diac, Vit. S. Greg. Magn., cap. xvm et xix ; D. Guéranger, lnst. liturg., loin. I, pag. 162-166. — s S. Greg. Magn., Sacrament.; Pair, lat., tom. LXXV11I, col. 224.

2. Nous sortirions des limites que nous nous sommes imposées, si nous vou­lions recueillir à travers les siècles chacun des témoignages de ce genre. Cassiodore (lib. XI Variar., Epist. u; Pair, lat., tom. LXIX, col. 828. 11.) disait aux pontifes romains: Vos enim speculatores christiano populo prœsi-detis, vos Patris nomine imiversa diligitis. Securitas ergo plebis ad veslram respicit famam, cui divinitus est commissu custodia. Quapropter nos decet custodire aliqua, sed vos omnia... Sedes illa toto orbe mirabilis proprios tegal affectione cultores, quœ liect generalis mundo sit prastita, vobis etiam cognoscitur et localiter atlributa. Ou peut lire dans l'Autiphonaire et le Iles-ponsalis de saint Grégoire {Patr. lat., t. LXX VIII, col. 696-7S9J l'office composé pour la fête de saint Pierre. Simon Petrc, antequum de navi vocarem te, novi le, et super plebem meam principem te constitui, et claves regni cœlorum

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chanté par le peuple fut, par ordre de saint Grégoire, copié à part, et forma un autre volume appelé Antiphonaire. Il nota lui-même les chants, et voulut qu'ils fussent adoptés d'une manière uniforme dans toute l'Église latine. Il établit à Rome une école de musique sacrée, qu'il dota de quelques terres et de deux maisons; il aimait à venir la présider en personne, ne dédaignant pas, comme jadis Augustin, de se faire maître de chant. Il envoya des élèves de cette école d'abord dans les Gaules, puis en Angleterre, lorsqu'il eut en­fin réalisé le grand projet de convertir les îles Britanniques à la foi

tradidi n'Ai. Surge, Petre, et indue te vestimentis ttiis; accipe fortitudinem ad salvandas gentes, quia ceciderunt catenœ de manibus tuis. Tu es pastor ovium, princeps apostolorum : tibi tradidit Deus omnia régna mundi, et ideo tibi tra-ditœ sunt claves regni cœlorwu. Solve, jubente Dec,, terrarum, Petre, catenas ; quifacis ut pateant cœlestia régna beatis. Qui regni claves et curam tradit avilis, qui cœli terrœque Petro commisit habenas, ut reseret clausis, et solvat vincla beatis. Ou conçoit que les liturgistes gallicans du XVIIe siècle ne dussent pas trouver un grand charme à ces textes fort authentiques de la liturgie gré­gorienne. Pour s'en débarrasser, ils inventèrent le célèbre axiome : « L'of­fice public ne doit être composé que de versets de l'Écriture. » Avant saint Grégoire le Grand, la liturgie en usage dans les Gaules à l'époque de saint Germain de Paris n'était nullement de l'opiniou de nos modernes gallicans. Nous ne résistons pas au plaisir de citer les oraisons qu'on récitait alors à la messe composée pour la fête de la Chaire de saint Pierre: Solemnitatis prœdicandœ diem prœcipue nobilem, in quo fidem prœcellenti Filius excelsi Dei ori Pétri monstratus est, et in coapostolos interrogante de se Christo quis esset, vere confessas est, cum beatus Bar-Jona voce Redemptoris fîde devota prœlatus est, ut per hanc Pétri Petram, bases Ecclesiœ fixus est, vénérantes, fratres dilectissimi, deprecemur, ut tam glariosa lande fidem Pétri qui prœtulit, ipse beatitudinis auctor plebem corroboret; Per Dominum nostrum, etc. Deus qui hodierna die beatum Petrum post te dedisti caput Ecclesiœ, cum te Me vere confessus sil, et ipse a te digne prœlatus sit, supplices exoramus, ut qui dedisti pastorem ne quid de ovibus perderes, ut grex effugiai errores ejus iniercessione quem prœfecisti, snlvifices. Deum qui beata Petro tantum poiestatem discipnlo contulit ut si ipse hgaverit, non sit aller qui solverit, et quœ in terra solverit, item cœla soluta sint, precibus implaremus, ut eductis a tartaro defunctorum spiriiibus, non prœvaleant seputtis infernœ partœ per crimina, quas per Apostoli fidem vinci crédit Ecclesia; Per Dominum nostrum, etc. Clemenlissime ConJilor, qui lanta caritatc succen-disti dtscipulum, ut se de nave jactato, ad le celer festinaret pede nudo per pe-lagus, et videns hanc dilectionem, claves ei dares siderum, voces inspice suggeren-tium; ut quicumque ex prœcepto junguntur ad osculum, tivore pecloris excluso, Mue per gratiam ducanlur, qua cœli Petrus est janitor. (Missale Gothicum seu Gothico gallicanum; Pair, lat., tom. LXX11, col. 256, 257.)

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du Christ. Deux siècles plus tard, les chantres que Charlemagne demandait à saint Adrien I, sortaient de l'école grégorienne. Le Responsalis 1, contenant les répons qu'on chantait aux ma­tines, laudes et autres heures liturgiques, compléta l'œuvre de Grégoire. Il voulut, comme autrefois saint Ambroise, y joindre quelques hymnes de sa composition. Le Bréviaire romain les a presque toutes conservées, et nous faisons des vœux pour qu'on les maintienne telles que le grand pape les a écrites, sans prétendre y rien changer sous le frivole prétexte d'en corriger la prosodie. Les plus connues sont : Primo dierum omnium. Nocte surgentes, vigilemus omnes. Ecce jam noctis tenuatur umbra. Lucis Creator optime. Audi, bénigne Conditor2. «Une gracieuse légende répan­due au moyen âge, dit M. de Montalembert, montre le grand effet produit dans la Gaule, la Germanie et l'Angleterre, par les compo­sitions liturgiques et musicales de saint Grégoire. Selon l'hagiographe, c'est en considérant l'attrait exercé par la musique profane que le grand pape fut entraîné à chercher si l'on ne pouvait pas, comme David, consacrer la musique à l'honneur de Dieu. Et comme il rêvait une nuit à ce sujet, il eut une vision où l'Église lui apparut sous la forme d'une muse magnifiquement parée, qui écrivait ses chants, et qui en même temps rassemblait tous ses en­fants sous les plis de son manteau. Or, sur ce manteau était écrit tout l'art musical, avec toutes les formes des tons, des notes et des nuances, des mètres et des symphonies diverses. Grégoire pria Dieu de lui donner la faculté de se rappeler tout ce qu'il voyait ; et, après son réveil, apparut une colombe qui lui dicta les compo­sitions musicales dont il a enrichi l'Église 3. Un souvenir plus au­thentique est celui de la petite chambre occupée par lui dans l'école de chant qu'il avait fondée près du Latran, et où l'on voyait encore, trois siècles après sa mort, le lit sur lequel il se reposait en chantant lui-même, et le fouet qui lui servait à corriger les enfants dont il surveillait l'éducation musicale4. »

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1 S. Greg. Magn., Responsalis; Pah: lut., tom. LXXV1I1, col. 726. — 2.  S. Greg.

Magn., Ilymni ab eo conscripti; ibid., col. 850 

3. Gerbert., De cant. et music.

sacra, lib. III, pars 11, cap. I.—

4.  Moines d'Occident, tom. Il, pag. 163, 164.

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p205 CHAP.   IV.     ŒUVRES   DE  SAIXT  GRÉGOIRE.

 

    20. Ce fouet révoltera sans doute la délicatesse de nos mœurs  actuelles. Il faut cependant bien le nommer, puisqu il fut un instrument de civilisation, aux mains du génie et de la sainteté qui ont discipliné nos pères. C'est surtout dans le Regestum epistolarum, ou recueil de ses lettres pontificales, que le génie de saint Grégoire le Grand nous apparaît avec sa majesté incomparable. Ces lettres, au nombre de huit cent quarante-quatre, sont divisées en quatorze li­vres, correspondant chacun à l'une des années de son pontificat 1. C'est donc un recueil administratif complet, qui nous donne l'idée de ce qu'était la correspondance d'un pape aux Vie et VIIe siècles. Sous le rapport géographique, il embrasse toutes les provinces du monde catholique. Onze de ces lettres sont adressées au patriarchat d'Antioche, treize à celui d'Alexandrie, cinq à celui de Jérusalem, soixante-huit à celui de Constantinople. Dans cette nomenclature, l'Afrique en obtient quarante, l'Illyrie cinquante-trois, les Gaules soixante-sept, l'Espagne neuf, la Sardaigne trente-quatre, l'Angle­terre cinq, la Corse neuf, la Sicile cent cinquante-deux, la Vénétie et l'Istrie neuf, l'exarchat de Ravenne cinquante-cinq, la Ligurie vingt-cinq, la Lucanie et le Brutium vingt-huit, l'Apulie et les Calabres dix-huit, le Samnium huit, le Picenum vingt-quatre, la Toscane et l'Ombrie trente-deux, le Latium et la Campanie cent trente. Les sujets traités forment une véritable encyclopédie de droit civil et ecclésiastique. Le cardinal Antoine Carafa, bibliothé­caire de la Vaticane en 1383, si connu par la magnifique édition de la Bible polyglotte, dite de Sixte-Quint, ne pouvait se lasser de relire les lettres de saint Grégoire le Grand. « J'y trouve, disait-il, en dehors du charme de l'histoire prise sur le fait, tout ce qu'un homme, dans n'importe quelle condition privée ou publique, prince ou sujet, a besoin de savoir et de pratiquer. A mesure que je lisais, j'ai annoté, et de ces annotations est résulté un véritable index que j'offre au lecteur2  Voici  quelques-uns des titres

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1 Saint Grégoire le Grand ayant siégé treize ans et six mois, le quatorzième livre de ses lettres renferme celles du dernier semestre de son pontificat.

2. Carafa, Index titulor. in epist. S. Greg. Magn.; Pair, lat., tom. LXXVU, col. 1405.

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recueillis par le savant cardinal : Devoirs des princes ; droits de guerre et de paix ; magistrats ; juges séculiers ; compétence des tribunaux ; évêques, leur élection, leur confirmation, leur ordina­tion, devoirs de résidence, de prédication, de jugement, de visite ad limina; for ecclésiastique, immunités de l'Église, devoirs des clercs ; revenus des églises, rachat des captifs, entretien des pauvres, hôpitaux, hospices, asiles pour la vieillesse; canons, leur obligation, leur dispense ; conciles, leur utilité, nécessité de sou­mettre leurs actes, sous peine de nullité, à la ratification du pon­tife romain 1, etc.

La primauté du pontife romain, et l'infaillible enseignement des successeurs de saint Pierre en matière de foi, sont les deux principes fondamentaux sur lesquels saint Grégoire revient le plus fréquemment et insiste avec le plus de force dans ses lettres. « Y a-t-il un évêque, dit-il, un patriarche qui soit indé­pendant du pontife de Rome? Je n'en connais point2. Tel est le privilège sublime légué par le prince des apôtres au siège sur lequel il a daigné s'asseoir durant sa vie, et sur lequel il est mort. Pierre siège dans la personne de ses successeurs ; en lui seul repose l'unité de toute l’Eglise : il siège à Rome, il siège à Alexan­drie, il siège à Antioche. C'est au pontife romain qu'on doit re­courir pour juger les hérésies nouvelles; c'est à lui qu'il faut s'a­dresser dans toutes les causes de la foi3. » Le regard et la parole sou­veraine de saint Grégoire le Grand s'étendaient ainsi à toutes les contrées du monde. Deux fois dans ses lettres on trouve le nom des Sarrasins ou Samaréens, qui venaient jusque sur les côtes de Sicile exercer leurs déprédations et enlever des esclaves chrétiens. Or, à cette époque même, vers 570, était né à la Mecque, dans la

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1    Concilium sine papie auctoritate et contrit ipsius auctoritaient per actum cas-
sandum. (S. Greg. Magn., lib. V, Epist. xvm et XXI; lib. IX, Epist. LXYUI.)

2    Quatuor patriarches Romani pontificis correctioni suhjiciuntur. (ix, 12-59.)
Nescio quis ei episcopus subjectus non sit.

3. Ipse (l'etrus) sublimavit sedem, in qun etiam quiescere et prirsentem vitam fi-nire dignatus est, et l'etrus in successorilats sedet. Pétri sedes in tribus locis, nempein Ecclesia Rornana, Alexandrina, Aniioclienu, quoi unius est unitas Ecclesiaj. (vu, 40.) Ad Romani pontificis judicium super novis hayresibus recurraiur. (x,3a.) Appetlutio in cuusis fidei ad sedem apostolicam. (vi, I5-U3.) Cf. Carafa, Index in Epist. S. Greg. Magn.; Pair, lut., tom. cit., col. Ii51.

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puissante tribu des Koreischites, le sarrasin Mahomet qui devait armer contre la chrétienté un empire longtemps formidable.


§ IV. Conversion des Lombards.


Grégoire le Grand n'eut point à se préoccuper du jeune chamelier de la Mecque, encore inconnu de ses compatriotes eux-mêmes, et rêvant au fond des déserts d'Arabie la conquête du monde. Le danger imminent pour Rome était l'invasion lombarde. En 584, après dix ans d'interrègne, les ducs lombards effrayés de l'alliance conclue entre les empereurs de Constantinople et les rois francs, avaient, d'un commun accord, rétabli la royauté en la per­sonne d'Autharis, fils de Cleph. Le nouveau monarque, arien for­cené, mais habile politique, s'était hâté d'adjoindre à son nom barbare un surnom plus sympathique aux Italiens, celui de Flavius, qui rappelait les souvenirs de Titus et de Constantin le Grand. En même temps, il demandait à la reine d'Austrasie, Brunehaut, la main de sa fille Ingonde, sœur du roi Childebert II. La jeune princesse était déjà promise à Herménégild, fils du roi des Goths d'Espagne. D'ailleurs la double influence du pape et de l'empereur d'Orient se réunit pour empêcher une alliance qui eût été le coup de mort de l'Italie1. Au lieu d'une épouse, Childebert envoya au

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1 M. de Montalembert (Moines d'Occident, loin. II, pag. 111) reproche à saint Grégoire le Grand « d'avoir peut-être jugé trop sévèrement dans ses écrits la race fière et intelligente des Lombards, dont la bravoure et la législation, ont fixé l'attention de la postérité, et qui valait cent fois mieux que ces Gréco-Romains abâtardis, dont il s'efforçait loyalement de rétablir l'autorité en Italie. » Toutefois, ajoute le noble écrivain, « Grégoire n'employa vis-à-vis d'elle que des moyens avoués par la politique la plus honorable. » Il y a dans ce jugement rétrospectif un anachronisme que nous avons le devoir de signaler, et une injustice flagrante contre les papes. Les Lombards, tels que les fît la discipline catholique, méritent sans doute les éloges que leur accorde M. de Montalembert. Mais qui les convertit au catholicisme? qui transforma leur atroce férocité, et courba leurs épaules sous le joug de l'Évangile? Saint Gré­goire le Grand lui-même, c'est-à-dire le pape qui avait le plus souffert de leurs exactions, de leur tyrannie et de leur licence païenne. Quelqu'abâtardis que fussent les Grecs du bas empire, et nous n'avons nullement la

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delà des Alpes une armée, qui fut taillée en pièces par Autharis. Celui-ci trouva près de Garibald, roi des Bajoariens (Bavarois), ce qu'il avait vainement demandé aux Francs : et la princesse Théodelinde, celle que Dieu destinait à devenir la nouvelle Clotilde des Lombards, épousait solennellement Autharis à Vérone, le 15 mai 589. Tout semblait devoir sourire à leur union. Autha­ris, plein d'ardeur et de jeunesse, poussa ses conquêtes dans l'Italie méridionale jusqu'à Reggio, en vue de la Sicile, et frappant du bois de sa lance un rocher en pleine mer, il s'écria : « Jusqu'ici s'étendront les frontières du royaume lombard : » Usque hic erunt Langobardorum fines. Pour contrebalancer l'inimitié des Austrasiens qui se préparaient dans une nouvelle expédition à venger leur défaite, il envoya solliciter l'alliance offensive et défensive du roi des Burgondes, Gontran. Mais il ne vit pas le retour de ses ambassadeurs. Une mort prématurée l'enleva à la fleur de l'âge, dans son palais de Ticinum (Pavie, 5 septembre 590), « non sans quelque soupçon d'empoisonnement, » dit l'historien des Lom­bards 1.Saint Grégoire, dont l'avènement au pontificat coïncidait à deux jours de date avec cette catastrophe, nous en donne une autre explication. Dans une lettre adressée à tous les évêques d'I­talie, il s'exprime ainsi « Lors de la dernière solennité pascale, le très-impie Autharis 2 avait défendu par un décret de conférer le

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prétention de les réhabiliter, il faut cependant reconnaître qu'en Italie ils avaient un droit antérieur de possession, vis-à-vis duquel l'invasion lom­barde n'était qu'un accident. Saint Grégoire, comme tous les papes, avait le respect du droit. Y a-t-il là matière à un reproche sérieux? Les Vandales envahirent les premiers la péninsule; les Goths les remplacèrent; les Lom­bards vinrent ensuite. Dans cette succession de faits accomplis, ainsi qu'on dirait de nos jours, les papes demeurèrent fidèles au droit. Voilà pourquoi ni les Lombards, ni les Goths, ni les Vandales ne purent perpétuer leur do­mination à Rome. La fidélité des papes, inviolablement attachés au droit, a fait les papes souverains de la ville éternelle. La Providence le voulait ainsi; mais connaît-on beaucoup de royaumes qui aient une telle origine?

1 Paul. Diac, De gest. Langobard., lib. 111, cap. xxxiv; Pair, lai., t. XCV, col. 537.

2. Paul Diacre donne à ce prince le nom d'Authari; saint Grégoire le Grand l'appelle Autharit; saint Grégoire de Tours, Aplacharius. L'usage a fait préva­loir la dénomination classique d'Autharis.

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p209 CHAP.   IV.      CONVERSION   DES   LOMBARDS.

 

baptême catholique à aucun néophyte de la nation lombarde. La majesté divine a puni ce prince, elle l'a frappé de mort et n'a pas permis qu'il vécût jusqu'à une nouvelle Pâques. Maintenant donc, vous aurez, bien-aimés frères, en ce temps de peste, à prévenir les Lombards convertis dans l'étendue de vos diocèses, de pré­senter au plus tôt à l'église catholique ceux de leurs enfants qui auraient reçu le baptême des ariens. Exhortez-les tous à dé­sarmer la colère du Tout-Puissant par une conversion sincère à la foi véritable 1. »

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