Constantin 17

Darras tome 9 p. 183

 

p183 CHAP.   I!.   —  DONATION   DE   CONSTANTIN.                       

 

   36. L'importance du texte grec de la donatio ne se restreint pas au point de vu littéraire. C'est quelque chose sans doute de pouvoir lire, dans un style digne de Constantin, les pensées exprimées par ce grand homme. Mais la version latine a d'autres défauts plus graves. En la consultant seule, on pourrait croire que l'empereur avait déposé entre les mains du pape le gouvernement temporel de tout l'Occident, et qu'il partageait avec lui le monde, comme jadis Dioclétien avec Constance-Chlore, ou Maximien-Hercule, ne se réservant personnellement que la souveraineté des provinces orientales. Voici la phrase latine du traducteur, lourde et pâteuse selon son habitude : Unde ut pontificalis apex non vilescat, ecce tam palatium nostrum, ut prœdictum est, quamque urbem Romam et omnes totius Italiœ ut occidentalium regionum provincias, loca et civitates, prœfato beatissimo pontifici nostro Sylvestro concedimus atque relinquimus. On trouvait ce privilège excessif: on disait, et avec juste raison, que jamais les papes, depuis Constantin jusqu'à nos jours, n'avaient prétendu à la souveraineté réelle ; absolue, indépendante, universelle, de l'Occident tout entier. On disait, et on avait encore raison, que Constantin, après son départ définitif pour Byzance, n'avait pas cessé d'exercer son autorité impériale sur l'Occident et sur l'Italie elle-même. Enfin on ajoutait, non moins judicieusement, que de son vivant même Constantin avait partagé son immense empire entre ses fils et ses neveux ; dont l'un Constantin le Jeune reçut, par cet acte d'investiture, la Grande-Bretagne, les Gaules et l'Ibérie (Espagne), pendant que l'autre, Constant Ier, avait en partage l'Italie et l'Afrique. On pouvait donc très-légitimement conclure que la donation pure et simple de l'Occident tout entier, faite par Constantin à saint Sylvestre, était une fable. C'est qu'en effet, ainsi que nous l'avons précédemment indiqué, une pareille pensée ne vint jamais à l'esprit de Constantin le Grand. Il prétendait rester le maître du monde ; et il n'abdiqua nullement son pouvoir temporel. Aussi le texte grec ne dit pas ce que lui prête le traducteur latin. Constantin voulait faire du pape un juge suprême environné de la majesté royale, judicem regem; il voulait que son trône fût entouré de tous

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les attributs impériaux qu'il prend soin d'énumérer les uns après les autres ; soin fort inutile s'il avait eu la pensée de faire du pape un véritable empereur d'Occident. Le fond dans ce cas aurait emporté de droit tous les accessoires. L'auteur de la version latine n'a ni entendu ni traduit la fin de la phrase grecque qui lève toute la difficulté :  llaTp! r;t*<iv St/.êeVrpw napa8(3ôuEV êIouctisw xai S'jvafiiv aiEpèav pac7i).ixTiv too izfoatify.azo!;. C'est-à-dire : « Nous accordons et concédons à notre père Sylvestre l'autorité et la puissance royale du jugement. » Voilà comment l'inintelligence d'un traducteur peut compromettre le sort d'un document historique aussi considérable. Il n'est point question là pour les papes d'envoyer leurs officiers gouverner les villes de l'Italie, les provinces de l'Occident, et d'y recueillir au profit de leur trésor pontifical les revenus de l'Europe entière, soumise à leur sceptre et relevant de leur domination tem-porelle. Il s'agit uniquement de les constituer en Occident des « juges rois » et de leur donner « l'autorité impériale du jugement, » 6Jva(tiv {kKJiXixTp toû itpoaToq|j.aTo;. Réduite à ce sens qui est le seul véritable, la donation Constantinienne nous apparaît, au IVe siècle, comme la plus magnifique réalisation d'une politique sublime. Plût à Dieu qu'au lieu d'en appeler si souvent aux guerres civiles, ou aux luttes internationales, les peuples européens se fussent bornés à recourir au tribunal des papes, institués par Constantin les «juges rois» de l'Occident !

 

   37. Et maintenant on comprendra pourquoi, en 775, un siècle avant Photius, le pape Adrien Ier adressait à Charlemagne les paroles suivantes : « Au temps du bienheureux Sylvestre, ce pontife de sainte mémoire, l'Église catholique, apostolique et romaine fut élevée en gloire et exaltée par les largesses du très-pieux empereur Constantin le Grand. De même qu'il daigna lui conférer la puissance en ces contrées occidentales, ainsi, à cette époque que vous rendez si prospère pour nous, la sainte Église de Dieu, la chaire du bienheureux apôtre Pierre se relève plus florissante et plus radieuse. Ah ! puisse-t-elle conserver toujours ce degré de splendeur qu'elle vous doit ! En apprenant ces bienfaits de votre munificence, que toutes les nations redisent avec nous : Domine

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salvum fac regem : Seigneur, sauvez le roi, et exaucez les vœux que nous formons pour lui en ce jour ! Le voici, le Constantin nouveau !  II a surgi en nos temps, cet empereur très-chrétien, par qui Dieu a daigné constituer le pouvoir souverain de son Église sainte, l'Église des bienheureux apôtres Pierre et Paul ! Achevez donc votre œuvre, grand prince. En dehors de Constantin, d'autres empereurs, des patrices, des fidèles craignant Dieu, pour le rachat de leurs âmes et pour obtenir le pardon de leurs fautes, ont donné au bienheureux Pierre apôtre, et à la sainte et apostolique Église de Rome, des patrimoines en Toscane, à Spolète, à Bénévent, en Corse et dans la Sabine. Ces legs pieux nous ont été arrachés par la violence des Lombards. Ordonnez que sous votre règne ils nous soient restitués. Tous les actes de ces donations diverses sont conservés dans nos archives du Latran. Nous vous les transmettons par nos députés, afin que vous puissiez en prendre une connaissance exacte, et nous supplions Votre Précellence de donner les ordres nécessaires pour effectuer au patrimoine du bienheureux Pierre apôtre la restitution des biens dont il a été spolié1. » A moins de vouloir nier la lumière, il faudra bien reconnaître cette fois qu'en l'an 775, ni Anastase le Bibliothécaire, ni ses contemporains du IXe siècle Jean le Diacre et Mercator, ni surtout Gratien, qui ne vit le jour qu'au XIIe siècle, n'avaient pu fabriquer, comme on le supposait, la donation Constantinienne. Cependant le pape Adrien I mentionne cette donation glorieuse; il en conserve l'original dans ses archives du Latran ; il en transmet une copie à Charlemagne, le Constantin français. Adrien I ne cherche nullement à se prévaloir de cette donation pour revendiquer au nom du Siége apostolique un droit de souveraineté absolue sur l'Occident tout entier. Rome, gardienne des traditions, comprenait mieux que le traducteur anonyme le texte glorieux de l'investiture Constanti-nienne. Adrien ne dit pas que Constantin le Grand ait donné l'Europe aux souverains pontifes. Il dit seulement que Constantin a inauguré, dans les régions de l'Occident, la puissance des papes.

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1. Adrian. I, Epist. ad Càrol. Magn.; Patrol. lai,, tom. LCV1I1, col. 380.-

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   C'est le véritable sens de la donation Constantinienne : elle n'en a pas d'autre. Or, le langage d'Adrien à Charlemagne avait déjà été tenu par Etienne II à Pépin le Bref. Nous remontons ainsi d'échelon en échelon jusqu'à l'an 750, c'est-à-dire à quatre siècles seule-ment de la date du fameux édit Constantinien. Au delà les indications cessent, et vraiment faut-il s'en étonner, quand le fiot barbare avait recouvert vingt fois, durant cette période, l'Italie et l'Europe entière? Pense-t-on que le parchemin du fils d'Hélène, présenté à Attila ou à Genseric, aurait eu beaucoup de succès? Il y eut donc un silence forcé de deux ou trois siècles autour de la donation Constantinienne. Cela devait être. Enregistrée par un témoignage contemporain, celui des Actes de saint Sylvestre, et par une note également contemporaine, celle du Liber Pontificalis, elle reste silencieusement conservée dans les archives du Latran jusqu'à l'avénement de la dynastie chrétienne des Carlovingiens. Elle reparaît alors, non point comme le disait un commentateur de Pierre de Marca, « par les artifices du pape Etienne II, qui abusait de la simplicité crédule de Pépin le Bref , » ; ni, comme l'écrit aujourd'hui M. Dôllinger, « par l'imposture obséquieuse du clergé romain, qui voulait se grandir lui-même tout en favorisant l'ambition de Grégoire II (713-731), lequel aurait rêvé la souveraineté pontificale de l'Italie 2. » Elle reparaît dans les archives de Constantinople aussi bien que dans celles des papes ; elle est reconnue par la

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1. Credo artibttt cariais Stephani 11 pontificis romani hanc donationem deberi, Ut eo facilius Pippinum regem decipere posset, quem aliis variis artibus jam deceperat. (Bohmer, observatio VIII, in cap. su, lib. III, de Concordia sacerdotii et Imperii.) Pierre de Marca s'était contenté de dire que la donation avait été fabriquée par l'ordre des papes, dans un but de pieuse industrie, vers l'an 767, et que cette imposture, dirigée surtout contre les empereurs de Byzance, avait obtenu l'approbation de Pépin le Bref, à l'assemblée de Gentilly. Jussu romanarum pontificum scriptam fuisse existimn, nia auâdarn in-dustrie. Amo elenim 767, legatis Constantinopolitanis repetentibus à Pippino regioncs Italiœ quas rex ecçlesiœ romance attribuerat, m conventK Gentiliacensi çrientalium petitio explosa fuit. Verosimile mihi videtur tune de comensu Pippini régis excogitatam fuisse donationem Consiantini quâ pertinacid Constantinopolir tanorum retunderetur. (De Marca, de Concordia sacerdot. et imper., loc. cit.)

2. Dôllinger, Die Papst-Fabeln des Mittelalters, pag. 60-81.

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chancellerie des rois Francs, comme par celle des empereurs de Germanie.

 

  38. Aussi bien, et c'est par là que nous voulons finir, depuis trois siècles de dénégations accumulées contre ce monument glorieux, on n'a jamais pu s'accorder dans le camp de nos adversaires pour lui trouver une date fixe, ni un nom d'auteur. Gibbon en faisait honneur à Gratien (1150); Noël Alexandre à Anastase le Bibliothécaire, de connivence avec Mercator (870) ; le docte Morin, dans sa Bibliothèque des Pères, à Jean le Diacre (880); Pierre de Marca à Etienne II et à Pépin le Bref (750). Voici maintenant M. Dôllinger qui l'attribue au clergé romain de Grégoire II (715) et la Civilta cattolica démontre péremptoirement au savant professeur que cette date et ce nom collectif d'auteur sont impossibles. La Civilta a raison. Elle ne consentirait point, sans des preuves irréfragables, à laisser infliger cette flétrissure à la mémoire du clergé de Rome. Mais qui ne voit que si la donation de Constantin était un factum apocryphe, ce ne serait pas seulement au clergé romain, ce serait à tous les grands et saints papes qui, depuis Sylvestre I, ont cité tant de fois la donation Constantinnienne, que s'adresserait cette note infamante? « Je le déclare, s'écrie M. Dumont, ces palais de Latran et du Vatican, fabriquant et emmagasinant bulles, légendes, lettres et diplômes, pour toutes les occasions prévues et imprévues ; cet atelier perpétuel de fraude et de superstition, préparant des actes faux et les propageant durant des siècles, au moins jusqu'en 1447, où un pape citait encore la donation Constantinienne, sans que personne soupçonnât l'imposture ; tout cela ressemble à une fantasmagorie. Un tel dessein révolte ma pensée, un tel succès déconcerte ma raison ! Pépin, Charlemagne, les Othons, les empereurs de Byzance, qui avaient tant d'intérêt à découvrir la fraude et à la conspuer, eussent été les premiers à la reconnaître ! Et ces turbulents romains si hardis contre leurs papes, et ces petits princes d'Italie qui usurpaient sans cesse le patrimoine de saint Pierre, ils auraient gardé le silence, accepté l'imposture ! Nul n'aurait en l'idée de

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protester? Cela est impossible1. » Nous partageons pleinement l'avis du docte professeur, et en achevant cette étude dont on voudra bien nous pardonner la longueur2, grâce à l'importance du sujet, nous concluons par ces autres paroles de M. Maupied : «L'authenticité de la donation Constantinienne est appuyée sur des monuments trop graves, trop nombreux, trop certains, pour qu'il soit permis de la répudier3. »

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1 E. Dumont, Origines historiques de la souveraineté temporelle du Saint-Siège. (Ami de la religion, tome CXL1.)

2. Malgré son étendue, notre dissertation est loin d'être complète. Nous avons dû nécessairement nous borner aux principaux arguments. Mais il nous suffit d'avoir constaté la solidité des bases sur lesquelles s'appuie la tradition romaine.

3.Maupied, L'Église et les lois éternelles des sociétés humaines, in-8». 1863, pag. 267.

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon