Guerres de Mahomet



Darras tome 15 p. 542-1 


§ I. Conquêtes et mort de Mahomet.


1. Mahomet, dans son désert d'Arabie, s'était tenu fort attentif à toutes les nouvelles que pouvaient lui apporter les caravanes au sujet de la lutte engagée entre Héraclius et Chosroès. Dans un   

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chapitre du Koran, écrit vraisemblablement avant l'hégire, c'est-à-dire à une date antérieure à l'année 622, faisant allusion aux pre­miers succès de Chosroès, il avait dit : « Les Grecs ont été vaincus ; ils ont été défaits dans un pays très-rapproché de notre frontière. Mais ils rachèteront leur défaite par la victoire dans l'espace de quelques années 1. » L'ambition conquérante du chamelier vision­naire avait pris un développement prodigieux depuis son heureuse fuite (hégire) à l'humble bourgade d'Yathreb, qu'il décora sur-le-champ du titre de Medinet-el-Nabi (ville du prophète). Sous le nom d'Ashal (compagnons), une confraternité guerrière, sorte d'asso­ciation à la fois occulte par les serments et les rites, ostensible par la discipline extérieure et l'enrôlement public, réunit les tribus in­digènes d'Yathreb, les Ansar (auxiliaires) et les émigrés mahométans de la Mecque, Mouhadjirs (fugitifs). La construction d'une mosquée à Médine, l’izan (appel à la prière), le jeûne national du ramadhan, datent de cette époque. Jusque-là les Arabes, pendant la prière, se tournaient au nord du côté de Jérusalem ; Mahomet les fit changer de direction et tendre les mains au sud, vers la Caaba de la Mecque. Le fugitif indiquait ainsi le point que devaient atteindre moins encore les prières que les armes. Dès l'an 624, à la tête de trois cent-treize guerriers, il attaqua à Bedr, près de la

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1 Koran, cap. XXX, vers. 1-3. Voici la réflexion de M. Kasimirski, à propos de ce passage : «Elle servira, dit-il lui-même, à faire apprécier le caractère du Koran. » — «L'on sait que dans le système graphique des Arabes, ainsi que dans toutes les langues de souche sémitique, on n'écrit que les consonnes et on supplée les voyelles en lisant. Le Koran n'a reçu sa vocalisation actuelle que bien après sa rédaction, et après avoir passé par l'écriture coufique, par conséquent à l'époque où on a pu déjà tomber d'accord sur le sens des paroles et le fixer définitivement. Or, les mots : les Grecs ont été vaincus, qu'on lit maintenant à l'aide de la vocalisation reçue goulibatirrou-mou (les Grecs ont été vaincus), peuvent être lus sans toucher aux consonnes galabatirroumou (les Grecs ont été vainqueurs); et ensuite au versets, les mots saïaglibouna (ils vaincront), peuvent être lus, toujours en conservant les mêmes consonnes, saïouglabouna (ils seront vaincus). A voir le vague et la brièveté de ces paroles, on dirait que ce passage a été ménagé de manière à avoir toujours raison, en quelques circonstances que ce fût. Les interpré­tations des commentateurs ont, du reste, fixé le sens tel qu'il est donné dans le texte actuel. »

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mer Rouge, une caravane composée de neuf cent cinquante Koreischites, et fit prisonniers son oncle Abbas et Ocaïl, frère d'Ali, que leur défaite convertit à l'Islam. Le Koran enregistra pompeuse­ment cette victoire. « Dieu vous a secourus à la journée de Bedr, dit-il. Cependant vous étiez bien faibles. Ne vous suffit-il pas que Dieu vienne à votre aide avec trois mille anges descendus du ciel? Ne craignez rien : si vous avez de la persévérance et si vous invo­quez son nom, il vous portera secours avec cinq mille guerriers 1. » Les Koreischites prirent leur revanche quelques mois après à la journée d'Ohod, où les disciples de l'Islam furent taillés en pièces. En 627 ils revinrent, au nombre de dix mille, assiéger Médine ; l'assaut fut vigoureusement donné aux remparts. Durant un mois les combats avaient lieu corps à corps dans les fossés de la ville 2 : les assiégés étaient sur le point de se rendre, lorsqu'un émissaire de Mahomet parvint à jeter la division parmi les chefs coalisés. Un matin on vit leurs troupes s'éloigner en bon ordre ; Médine était sauvée et une nouvelle surate, ajoutée au Koran, célébra sa déli­vrance 3. Cependant Mahomet faisait égorger tous les hommes de la tribu de Karaiza, peuplade juive, qui avait prêté son concours aux assiégeants. Les femmes, les enfants, les biens meubles et immeubles furent partagés entre les soldats de l'Islam. 2. La Mecque épouvantée conclut avec le redoutable fugitif une trêve de dix ans, dont les clauses principales furent : liberté pour tout Koreischite d'embrasser la religion nouvelle, à condition d'en faire déclaration préalable à l'assemblée des anciens ; autorisation pour tous les musulmans d'accomplir à leur gré le pèlerinage de la Kaaba. A la même époque, des succès partiels, attaques de caravanes, razzias à main armée dans les oasis et les campements

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1 Koran, cap. III, vers. 119-121. — 2. Cette circonstance fit donner au siège de Médine le nom de guerre du Fosse.

3. Koran, cap. XXXIII, vers. 9-11. « 0 croyants, souvenez-vous des bienfaits de Dieu envers vous, lorsque des armées fondaient sur vous, et lorsque nous envoyâmes un vent et des armées invisibles, car Dieu voit ce que vous faites. Alors les ennemis vous assaillaient d'en haut et d'en bas, alors vos yeux s'égaraient, et les cœurs vous remontaient déjà à la gorge. Les fidèles subis­saient alors une rude épreuve; ils tremblaient d'un tremblement violent. »

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nomades, se terminèrent par la prise de Khaïbar, petite ville à trois journées de Médine, occupée par une colonie juive. La pénin­sule arabique allait bientôt se trouver tout entière au pouvoir de l'Islam. Avec l'accroissement de sa puissance, Mahomet laissait grandir son ambition. Du haut de la chaire de Médine, il dit un jour : «Musulmans, j'ai dessein de choisir parmi vous des ambas­sadeurs pour les envoyer aux rois étrangers. Ne vous opposez point à mes volontés. N'imitez pas les enfants d'Israël, qui furent rebelles à la voix de Jésus. » A ces paroles, les Mouhadjirs poussè­rent des acclamations enthousiastes de dévouement et de fidélité. Une lettre du prophète fut remise à Chosroès, dans les premiers jours de l'année 628, au moment où le grand roi ordonnait le sup­plice de saint Anastase. La suscription était ainsi conçue : «Maho­met, apôtre de Dieu, au roi Chosroès. » L'orgueilleux souverain n'en lut pas davantage. Il déchira la lettre en disant : «Est-ce ainsi qu'un esclave ose écrire à son maître? » Ordre fut immédia­tement expédié au gouverneur de l'Yémen d'envoyer Mahomet chargé de chaînes en Perse. Le message eut à peine le temps d'arriver à destination, quand on apprit la nouvelle des victoires d'Héraclius et la mort inopinée de Chosroès. Mahomet, exploitant la circonstance, envoya dire au gouverneur de l'Yémen : «Sachez que ma religion et mon empire s'élèveront au faîte de la grandeur d'où le royaume des Perses vient d'être précipité. Hâtez-vous donc d'embrasser l'Islam. » Cette ambassade suffit pour déterminer l'accession de l'Yémen au mahométisme. Le roi d'Abyssinie rece­vait en même temps une missive ainsi conçue : «Mahomet t'ap­pelle au culte du Dieu unique. Crois à ma mission, dépose l'or­gueil du trône et sois au nombre de mes disciples. Aujourd'hui je me borne à exhorter. Fasse le ciel que mes conseils soient efficaces. La paix soit avec celui qui marche au flambeau de la vraie foi. » La menace cachée sous ces dernières paroles fut comprise. Le monarque africain, qui se vantait de descendre de Salomon par la reine de Saba, fit cette humble réponse : « J'atteste que tu es vraiment l'apôtre de Dieu. Je t'ai prêté serment entre les mains de ton envoyé. 0 prophète, je t'envoie mon fils. Si tu l'ordonnes,

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j'irai moi-même rendre hommage à la divinité de ton apostolat. » Les chroniqueurs musulmans Aboul-Féda, Abd-Elbaki, Ahmed-ben-louseph, qui rapportent ces divers messages, en ont-ils exa­géré l'influence et la portée, dans un sentiment d'orgueil patrio­tique? Il y a tout lieu de le croire. C'est ainsi qu'ils prétendent que le prince des cophtes, Makawkas, vice-roi d'Egypte, adressa au prophète la lettre suivante : « J'ai lu le message par lequel vous m'invitez à embrasser l'Islam. Cette démarche mérite réflexion. Je savais qu'il paraîtrait encore un prophète, mais je croyais qu'il devait sortir de Syrie. Toutefois j'ai reçu avec distinction votre ambassadeur. Il vous présentera de ma part deux jeunes filles cophtes d'une noble extraction. J'ai joint à ce présent une mule blanche, un âne d'un gris argenté, des tuniques de fin lin, du miel et du beurre. » Manifestement cette lettre est sinon entière­ment apocryphe, au moins notablement interpolée. Les cophtes, secte égyptienne de jacobites ou eutychéens, n'attendaient aucun prophète nouveau ; leur prophète était Eutychès, mort depuis longtemps. Que leur prince ait envoyé du miel et du beurre, des toiles de fin lin, un âne et une mule, pour se concilier les bonnes grâces du chef arabe et obtenir de la sorte un sauf-conduit pour les caravanes qui faisaient alors le commerce entre l'Egypte et la mer Rouge, nous l'admettrions volontiers. Mais « les deux jeunes filles cophtes d'une noble extraction, » destinées au sérail du pro­phète, n'ont jamais figuré que dans l'imagination des historiens musulmans.


   3. Le dernier et le plus retentissant message de Mahomet fut celui  qu'il adressa, vers 630, à l'empereur Héraclius. « Je t'invite à embrasser l'Islam, disait-il, fais-toi musulman. Le ciel t'accordera une double récompense. Si tu refuses de te soumettre à ma religion, tu paraîtras, aux yeux de Dieu, coupable du crime des païens. 0 chré­tiens, terminons nos différends; n'adorons qu'un seul Dieu, ne lui donnons point d'égal, n'accordons qu'à lui seul le titre de Sei­gneur. Si vous rejetez cette croyance, rendez au moins témoignage que nous, les musulmans, nous y demeurons fidèles. » Héraclius dissimula, dit-on, aux envoyés du prophète, l'indignation que sou-

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levait dans son cœur un tel langage. Il déposa respectueusement la lettre sur un coussin, et remit aux ambassadeurs des présents pour leur maître. Nous croyons plutôt qu'il ne prit nullement au sérieux la théologie de Mahomet, tout en se préoccupant singuliè­rement de l'importance soudaine qu'un tel homme venait de prendre dans le désert arabique. Un entretien d'Héraclius avec Abou-Sophian, l'un des adversaires du prophète 1, ne nous laisse pas de doute à cet égard. Dès l'an 629, sous prétexte que le gou­verneur impérial de Dara avait soudoyé des émissaires pour l'em­poisonner, Mahomet lança trois mille guerriers sur la frontière du
désert Iduméen, du côté de Pétra. Saïd, fils adoptif du prophète, et Khaled «l'épée de Dieu,» commandaient cette poignée de fana­tiques. La bataille fut livrée à Muta, sur la rive orientale du lac Asphaltite. Saïd tomba, percé de coups; les troupes impériales, fortes de cent mille hommes, disent les chroniqueurs arabes, pous­saient déjà des cris de victoire, lorsque Khaled, véritable «épée du
Seigneur, » arrêta la panique, rétablit le combat et mit en fuite la multitude des Grecs. Les cent mille guerriers d'Héraclius à la ba­taille de Muta se réduisaient vraisemblablement à trois ou quatre mille auxiliaires recrutés en Palestine et en Syrie. Quoi qu'il en soit, l'effet fut décisif. L'année suivante (630), Mahomet entrait victorieux à la Mecque, et en 631 toute l'Arabie, l'Hedjaz, l'Hadramaut, l'Yémen et le Medjd, soumis à l'autorité du nouveau con­quérant, reconnaissaient que «Dieu est Dieu et Mahomet son prophète. »

   4. Pour consacrer le succès de son œuvre, Mahomet fit en 632 le pèlerinage solennel de la Mecque, avec un cortège de quatre-vingt-dix mille musulmans. Arrivé à la Kaaba, il accomplit toutes les cérémonies de la purification rituelle, puis, monté sur le mina­ret, il dit à cette foule immense : « Je vous laisse une loi qui vous préservera de toute erreur, une loi claire et positive, un livre en­voyé d'en haut. » Se recueillant alors, il s'écria: «Ma vie est ter­minée. 0 mon Dieu ! ai-je bien rempli ma mission? » Toutes les

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1 Barthélémy Saint-Hilaire, Mahomet et le Koran, chap. IV.

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p547 CHAP.   VIII.   —   LES   DEUX   PREMIERS   CALIFES.      

 

voix de la multitude, dans une acclamation unanime, lui répon­dirent : « Oui, tu l'as bien remplie. » Le jour suivant, il eut encore la force d'immoler de sa main, comme victimes au Seigneur, soixante-trois chameaux. Il mit en liberté soixante-trois esclaves, consacrant ainsi le chiffre de ses années, calculé suivant le comput de l'Islam en mois lunaires. De retour à Médine, il fut saisi d'une fièvre violente, s'installa dans le logement d'Aïscha, la plus aimée de ses femmes, et donna des instructions très-précises sur la manière dont il voulait être enterré. ((Quand vous m'aurez lavé et entouré de bandelettes, dit-il à ses parents, vous me poserez sur ce lit. La tombe sera creusée dans cette chambre même. Avant de m'y des­cendre, on attendra trois jours, afin que l'ange Gabriel ait le temps de prier sur moi. » Malgré sa faiblesse, il se fit transporter à la mos­quée et dit : « 0 musulmans, si j'ai frappé quelqu'un d'entre vous, voici mes épaules, qu'il me frappe ; si quelqu'un a été offensé par moi, qu'il me rende offense pour offense ; si j'ai ravi à quelqu'un son bien, qu'il le réclame sans crainte. » Un musulman vint et réclama trois dirhems, que Mahomet lui remit aussitôt en disant : « Mieux vaut la honte en ce monde que dans l'autre. » Deux jours après, le 13 rabi, Ier jour de l'année XIe de l'hégire (8 juin 632), il expirait. Des quinze femmes qu'il avait simultanément épousées, il ne lui restait aucun enfant mâle. L'influence fut disputée entre son gendre Ali, époux de sa fille bien-aimée Fatima, Omar l'un de ses cou­sins-germains, et Abu-Bekr son beau-père. Ce dernier l'emporta, et avec le titre de calife (vicaire du prophète), inaugura la royauté du croissant qui devait durant tant de siècles épouvanter l'Europe chrétienne, avant de tomber dans l'impuissance du sensualisme et l'hébétement de la polygamie, sous lesquels nous la voyons suc­comber aujourd'hui.

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