Darras tome 41 p. 192
57. « Cependant, dit la comtesse de Spaur, nous étions à Albano depuis le matin, nous passions des heures fort tristes et fort pénibles, je dis nous, puisque j'étais avec mon fils et son gouverneur, le père Liebl... J'avais ordonné qu'on préparât le dîner pour trois heures après midi, pour nous et pour le Comte, qui devait, à ce que j'avais eu soin de dire, arriver de Frascati vers cette heure-là. Trois heures étaient passées, quatre heuret sonnèrent ; cependant le Comte n'arrivait pas ; le garçon d'auberge vint m'annoncer que le dîner était prêt depuis longtemps ; alors, faisant semblant de croire que quelque affaire imprévue avait retenu mon mari contre son attente, nous nous mimes à table où je ne vis ni ne goûtai rien de ce qui fut servi : au sortir de ce dîner, je me mis à calculer les heures avec terreur, attendant à chaque instant, dans mon angoisse, le moment où, ce dont on était convenu, quelqu'un arriverait de la part du comte, soit Frédéric, qui, si tout avait réussi, devait venir m'avertir de quitter Albano afin d'aller à la rencontre des voyageurs, soit quelque autre messager, qui, en cas d'accident, m'eut apporté
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l’ordre de retourner à Rome. Voyant le temps s'écouler et ne recevant aucune nouvelle, je sentais mes forces défaillir, je tremblais de la tête aux pieds, j'étais près de perdre connaissance. Mais bientôt j'entendis la voix bien connue de Frédéric (le domestique du comte) qui venait nous apprendre enfin que le comte était arrivé à La Riccia, où il nous attendait. Aussitôt ayant repris espérance, je donnai des ordres pour le départ. Lorsque nous fûmes descendus dans la cour de l'auberge, voyant que les bougies manquaient aux bougeoirs de notre voiture, j'attribuai avec affectation cette négligence au pauvre Frédéric, et j'eus soin de ne pas lui accorder la permission de se disculper, ni de réparer pour le moment son oubli. Étant tous montés en voiture, nous ne tardâmes pas à arriver à la Riccia.
La nuit était avancée, l'obscurité profonde: la pluie nous menaçait ; moi, cependant, l'esprit frappé de tant de craintes, le corps épuisé de fatigue et de besoin, je me sentais saisie d'un trouble inexprimable et qui s'augmentait de moment en moment, en voyant s'approcher celui où j'allais être assise familièrement à côté du chef vénéré de notre sainte religion, sans pouvoir me prosterner à ses pieds, et forcée, au contraire, d'oublier les actes de respect que la foi impose à tout catholique, et que l'habitude a rendus naturels aux cœurs romains ; c'était un effort dont je me sentais incapable. Tandis que je me tenais ce discours à moi-même, nous arrivions à La Riccia : à peine eûmes-nous traversé ce bourg que nous ralentîmes notre marche et commençâmes la descente aux petits pas. Dans les ténèbres de cette nuit profonde, mon imagination malade ne cessait de transformer en objets formidables chaque arbuste, chaque pierre qne nous rencontrions ; que devins-je lorsque, tout bruit ayant cessé, j'entendis de loin un coup de sifflet fort aigu ! Des voleurs, des bandits, pis que cela, vont nous assaillir ; je crus que nous étions perdus. Au second coup de sifflet, la voiture s'arrête : j'avance la tête hors de la portière pour voir et m'informer, mais à peine eus-je reconnu devant moi l'uniforme et la figure d'un carabinier, que je me sentis pâlir et transir: ma
voix s'arrêta ; mon gosier ne laissait sortir aucun son. Cependant,
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je repris un peu de courage lorsque cet homme m'adressent la parole d'un ton fort obséquieux me dit : « Votre Excellence demande-t-elle quelque chose?» Je compris alors que ce soldat avait été posté là pour garder la route et que peut-être les coups de sifflet étaient un signal convenu entre les carabiniers et les postillons ; à force de regarder, je reconuus distinctement mon mari au milieu d'un groupe d'hommes en uniforme, et derrière lui un homme vêtu de brun, debout, le dos appuyé contre une palissade qui bordait la route. Aussitôt j'adressai à celui-ci les paroles convenues et lui dit : « Docteur, montez dans ma voiture (c'était une berline commode), montez vite, car je n'aime pas à voyager la nuit. » Alors, un carabinier ayant ouvert la portière et défait le marche-pied, le docteur monta, et le soldat refermant la voiture nous souhaita un bon voyage, en ajoutant que nous pouvions être tranquilles et que la route était parfaitement sûre.
« Nous voici donc en chemin à dix heures du soir. Notre très Saint-Père et très clément souverain Pie IX, assis à gauche au fond de ma voiture, le père Liebl en face de lui, moi à sa droite et mon jeune fils vis-à-vis moi. Mon mari et Frédéric étaient montés derrière la voiture sur un siège adapté à cet usage.
« Dans les premiers moments, je fis tous mes efforts pour retenir mes paroles ; mais bientôt, ne pouvant maîtriser mon cœur, et cédant à l'excès de mon émotion, j'exprimai au Saint-Père sans égard aux convenances et sans penser que les autres ne pouvaient me comprendre, tout ce que je ressentais de peine à feindre et quels efforts je faisais pour ne pas tomber à genoux devant l'auguste vicaire de Jésus-Christ qui, de plus, portait en ce moment sur son cœur, le corps très saint de notre Sauveur, enfermé dans la pixisde envoyé par Mgr de Valence. Le Saint-Père, compatissant très bénévolement à ce mouvement de sensibilité, me répandit : « Soyez tranquille, ne craignez rien, Dieu est avec nous. »
« A ces mots, nous arrivions à Gensano. Nous y changeâmes de chevaux et l'on alluma les lanternes où le manque de bougie n'avait pas peu favorisé l'entrée du Pape dans ma voiture, au milieu des carabiniers. Maintenant la lumière éclairant ses traits.
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fit tout-à-coup reconnaître à mes compagnons de voyage la figure du Saint-Père. Alors je vis mon fils et son gouverneur témoigner une grande surprise, et aussitôt chacun d'eux se renfonça dans son coin, en se faisant le plus petit possible. Moi, à mon tour, je n'éprouvai pas moins d'étonnement en voyant le peu de soin que le Sanit-Père avait pris de déguiser ce visage que l'amour du peuple, peu de temps auparavant, reproduisait de mille manières et répandait jusque dans les campagnes les plus retirées et dans les asiles les plus misérables.
« Pendant la route il ne cessa d'adresser au rédempteur des prières pour l'amour de ses persécuteurs, et de réciter le bréviaire et d'autres oraisons avec le père Liebl.
« A cinq heures trois quarts du matin, nous arrivâmes à Terracine : peu de moments après en être sortis, il me demanda de l'avertir quand nous serions à la frontière des deux États. Et, lorsqu'il eut entendu de ma bouche ces mots : « Saint-Père nous y sommes ; » pensant être arrivé en lieu sûr, le cœur ému sans doute de profonds et sublimes sentiments, il versa des larmes et rendit grâce au Dieu de miséricorde, en récitant le cantique consacré à la reconnaissance par la coutume de l'Église.
31.« Parvenus à un mille de la ville de Mola, nous vîmes venir deux personnes au devant de notre voiture ; elles ouvrirent la portière du côté du Pape, et lui prirent les mains qu'elles baignèrent de larmes. L'une de ces deux personnes était le chevalier Arnao, secrétaire de l'ambassade d'Espagne ; l'autre, bien qu'elle ne me parût pas tout à fait inconnue, était affublée d'une si énorme cravate écarlate autour du cou et d'un costume si nouveau que je ne me remis son nom que lorsque le Saint-Père s'écria, en se croisant les bras: «Je vous rends grâce, Seigneur, d'avoir aussi conduit ici, sain et sauf, le bon cardinal Antonelli ».
« Arrivés à Mola di Gaeta, nous descendîmes tous à l'auberge dite de Cicéron, où le cardinal Antonelli et le chevalier Arnao ne tardèrent pas à nous rejoindre. Il était dix heures du matin. Le Pape et le comte de Spaur montèrent les premiers : nous les suivîmes, ainsi qu'un jeune homme dont le visage disparaissait sous
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sa barbe et ses favoris. Je le considérais avec inquiétude, lorsque je fus rassurée par le cardinal qui m'apprit que c'était le comte Louis Mastaï, neveu du Pape, qui depuis le jour d'avant le départ de Sa Sainteté, était venu à Mola di Gaeta sous prétexte d'une partie de plaisir.
« Personne n'entra dans la chambre du Pape, sinon le comte de Spaur, le chevalier Arnao et le cardinal, qui fit apporter quelque nourriture au Saint-Père. Après Sa Sainteté, nous fîmes une collation, la première pour moi, depuis ces trois jours de jeûne. Au sortir de table, les deux nouveaux venus retournèrent prendre les ordres du Pape, qui voulut rester caché et ignoré le plus possible, jusqu'à ce que la nouvelle de son arrivée fut parvenue au roi de Naples. A cette fin, le Saint-Père lui écrivit la lettre qu'on va Lire:
« Sire,
« Le pontife romain, le vicaire de Jésus-Christ, le souverain des États du Saint-Siège, s'est trouvé forcé par les circonstances d'abandonner sa capitale, afin de ne point compromettre sa dignité, et pour éviter d'approuver par son silence les excès qui se sont commis et qui se commettent à Rome. Il est à Gaète, mais il y est pour peu de temps, ne voulant compromettre en aucune façon ni Votre Majesté ni le repos de ses peuples.
« Le comte de Spaur aura l'honneur de présenter cette lettre à Votre Majesté, et lui dira ce que le manque de temps ne me permet pas de lui exprimer relativement au lieu où le Pape compte se rendre incessamment.
« Dans la quiétude d'esprit, et avec la plus profonde résignation aux décrets de Dieu, il envoie à Votre Majesté, à sa royale épouse et à sa famille, la bénédiction apostolique. « Mola di Gaeta, 25 novembre 1848.
« Pius papa Nonus. » (1)
59. C'était à Naples, le 26 novembre 1848, à onze heures du soir. Le nonce Garibaldi rentrait dans ses appartements, lorsque
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(1) Relation du voyage de Pie IX à Gaète. pag. ltfet auiv. Paris, 1852,
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l'ambassadeur de Bavière, force pour ainsi dire la porte de sa chambre et dit : «Monseigneur, le roi est-il à Naples ? — Arrivé dans la journée, il repart demain pour Caserte. — Il faut que je le voie... — Demain? — Tout de suite, ce soir, à l'instant même.— Ce soir n’y pensez-vous, comte ? — Il le faut, monseigneur, et je compte sur vous pour être présenté. —-Vous ne savez donc pas l'heure qu'il est. — Le comte tira sa montre, et dit : Il est onze heures et cinq minutes. — Il sera minuit avant que nous soyons au palais. — Il serait une heure qu'il faudrait que je visse le roi. — Mais encore une fois, comte, réfléchissez donc : le roi sera couché. — Nous le ferons lever. »
Pour le coup le nonce crut que l'ambassadeur avait perdu la tête. «Faire relever le roi, monsieur de Spaur ! s'écria-t-il.
—Oui, monseigneur, si le roi était couché. » Alors, comme le nonce, après s'être incliné devant le ministre
s'apprêtait à entrer dans l'intérieur
de ses appartements, le comte ouvrant son portefeuille, en sortit un pli cacheté aux armes pontificales
et à l'adresse du roi, puis le
montrant à Mgr Garibaldi : «Reconnaisez-vous, lui demanda-t-il cette écriture et ce sceau ? — C'est
l'écriture et le sceau de Sa
Sainteté, répondit le nonce avec un cri de surprise.— Oui,
monseigneur, vous voyez donc bien que je dois être immédiatement présenté au roi. — Monsieur le
comte ! — Monseigneur, en ce
moment les minutes sont des heures, et, au nom de Sa Sainteté, je vous rends responsable de celles que nous perdons ; voulez-vous, oui ou non, me conduire chez
Sa Majesté? —
Permettez, au moins, monsieur le comte, que j'aille la prévenir ».
Minuit allait sonner, lorsque le nonce, introduit au palais pour affaire pressée, fut admis devant le roi qui, instruit de l'arrivée extraordinaire de l'ambassadeur de Bavière et de la lettre autographe qu'il avait à lui remettre de la part du Pape, consentit à le recevoir immédiatement. Le comte de Spaur monta seul chez le roi, le nonce l'attendit dans sa voiture. « Sire, dit alors le ministre de Bavière, en s'inclinant devant Ferdinand II, pardonnez-moi de me présenter à cette heure devant Votre Majesté, je vous
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apporte la nouvelle d'événement très graves ; vous la trouverez dans cette lettre de Sa Sainteté ».
Le roi des Deux-Sicile» parcourut cette lettre rapidement du cœur et des yeux, le cœur plein de sanglots et les yeux remplis de larmes, son émotion gagna le comte de Spaur qui, debout dans sa haute taille, les bras croisés sur la poitrine, attendait la réponse du roi. « Monsieur le comte, lui dit Ferdinand II, revenez dans six heures, ma réponse aura prête. » Le comte prit congé du roi et rejoignit le nonce, auquel seulement alors il confia le contenu des dépêches qu'il avait remises à Sa Majesté. « Dieu soit loué, s'écria Garibaldi, en se jetant dans les bras du comte, Pie IX est sauvé ! »
A cette heure avancée de la nuit, le roi, après avoir fait part à la reine de la lettre de Sa Sainteté et de ses intentions, fit immédiatement chauffer les deux frégates à vapeur le Trancède et le Robert, et embarquer à leur bord un bataillon du 1er régiment des grenadiers de la garde et un bataillon du 9e régiment de ligne. Puis, descendant aux plus petits détails, il s'occupa avec activité de faire transporter sur les deux bâtiments une foule d'objets nécessaires au service du Pape et de sa suite; il poussa même la prévoyance jusqu'au linge dont Pie IX et les personnes qui l'accompagnaient pouvaient avoir besoin. On sent que c'est un fils qui pense à son père.
Quelques heures après, lorsque le comte de Spaur se présenta pour recevoir la réponse de Sa Majesté : « Nous la porterons ensemble, » lui dit le roi. Et comme tout était prêt pour le départ, il pria le ministre de Bavière de le suivre, et monta sur le Trancède avec la reine, le comte d'Aquila, le comte Trapani, l'infant don Sébastien et une suite brillante autant que nombreuse. Quelques instants après les canons des forts tonnèrent : la flottille royale volait à toute vapeur sur les flots de la mer.
60. En attendant l'arrivée du roi, si nous retournons à Gaëte, nous voyons Pie IX se présenter au palais épiscopal pour y recevoir une hospitalité de quelques jours. Malheureusement l'évêque avait dû quitter la ville pour aller recevoir le dernier soupir de
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son frère, ancien ministre du roi de Naples. Un serviteur trop fidèle se trouvait seul au palais, lorsque le Saint Père et les siens, s'y présentant, insistèrent pour être reçus ; mais le serviteur Daniélo, qui ne les connaissait point, leur dit que, en l'absence de son maître, il ne pouvait accéder à leur désir. Vainement le cardinal Antonelli lui dit que l'évêque serait désolé lorsqu'il apprendrait que ses amis avaient été repoussés de sa demeure ; le fidèle domestique persista dans son refus ajoutant avec impatience qu'il n'avait point d'ordre à cet égard. « Si vous nous connaissiez, ajouta Pie IX, vous nous recevriez avec empressement. — C'est justement parce que je ne vous connais pu, répliqua Daniélo, que je ne peux pas vous recevoir. — Je suis parfaitement connu de Mgr Parisio. — C'est possible ; mais vous ne l'êtes pas de moi qui ne vous ai jamais vu : il vous faut aller chercher un gîte ailleurs ». Ce disant, le serviteur napolitain ferma brusquement la porte du palais et se retira an grommelant contre les importuns.
Ainsi repoussée du palais épiscopal, la caravane alla s'installer dans la petite maison de chétive apparence, nommée l'auberge du Jardinet, parce qu'il y a un petit jardin devant la porte. D'autres incidents survinrent. Le comte de Spaur, en partant pour Naples, avait échangé son passe-port contre celui du chevalier Arsao, secrétaire de l'ambassade d'Espagne dont il prenait la voilure. Le Pape, étant donc installé à l'auberge du Jardinet, le chevalier Arnao et le cardinal Antonelli, se rendirent chez le commandant de la citadeBe : c'était un vieux général, suisse de nation, nommé Grosse. Ayant lu dans le passe-port que lui présenta d'Arnao, le nom du comte de Spaur, ambassadeur de Bavière, il fut ravi de pouvoir adresser la parole en allemand, au représentant d'une puissance Allemande ; mais, au lieu de répondre àson interpellation, l'espagnol Arnao restait muet et embarrassé : l'excellent homme s'imaginant que le comte de Spaur, auquel il croyait parler, avait l'oreille dure, répéta ses paroles à voix haute et sonore. Cette fois, le chevalier Arnao répondit que, ayant été élevé en France et depuis lors marié a une Romaine, il avait
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oublié sa langue au point de n'en pouvoir plus comprendre une syllabe. Alors le commandant se tourna vers le cardinal, qu'il prenait pour le secrétaire du comte, et, voyant que celui-ci ne répondait pas davantage, il se montra fort surpris d'apprendre que, sur deux représentants d'une nation étrangère, pas un n'en comprit la langue; il commençait à penser que ces étrangers pouvaient bien être deux espions des révoltés romains venus là pour examiner l'état de la forteresse ; cependant comme il était poli, autant que vigilant, il leur permit de rester dans la ville et les congédia : mais en même temps il donna ordre à un officier et au juge de paix d'avoir l'œil sur les hôtes du Jardinet.
Après que le Pape eût pris quelque nourriture dans sa chambre, ses compagnons de voyage se mirent à table dans la salle voisine. Ils allaient se lever, lorsqu'ils voient venir le juge et l'officier. Aussitôt le père Liebl courut tourner la clef de la chambre où était le Pape, qu'il enferma ; et nous, dit la comtesse dans sa relation, c'est-à-dire le cardinal, le père Liebl, le chevalier Arnao, mon fils Maximilien et moi, nous fîmes cercle dans la salle à manger où nous reçûmes M. le juge et l'officier. Là, chacun de nous s'évertua du mieux qu'il pût, à cacher notre secret, que nos deux observateurs s'efforçaient de pénétrer…….Le juge allait nous quitter, lorsque l'officier, qui, jusque-là, était resté droit sur ses pieds et muet derrière ma chaise, me demanda la permission de parler, puis, sans plus de précaution, il me dit d'emblée que le bruit courait, dans le pays, que deux cardinaux travestis se trouvaient parmi nous. A quoi je répondis, sans hésiter, qu'il avait déjà dû reconnaître en moi l'un de ces deux personnages, puisque je l'étais réellement, et qu'il n'avait plus qu'à chercher l'autre parmi mes compagnons de voyage, pour être bien assuré de les avoir découvert tous deux. Par cette facétie, accompagnée des éclats de rire de toute la société, nous mimes fin à la visite de M. le juge et de l'officier.
Le 26, qui était un dimanche, les compagnons du Pape étaient allés à l'église entendre la messe à six heures du matin. L'ofllcier y vint annoncer au chevalier Arnao, en s'adressant à lui comme
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au ministre de Bavière, que l'ambassadeur de France, arrivé de Rome pendant la nuit, sur un bâtiment à vapeur, le demandait. Ils partirent ensemble, et se rendirent au vaisseau, qui était le Tenare, chargé du bagage et de la suite du Pape. En les voyant, l'ambassadeur ignorant absolument le départ du comte pour Naples et le changement de passe-port appela par son vrai nom M. Arnao, et cela en présence du commandant Grosse, qui était venu là pour remplir le devoir de sa charge. Le secrétaire de l'ambassade d'Espagne, voyant la surprise et le trouble que les paroles de l'ambassadeur de France venaient de causer au commandant de la place, s'approcha de lui, et le pria de l'excuser pour s'être présenté avec le passe-port du ministre de Bavière, parce que celui-ci, ayant été obligé de courir en toute hâte à Naples, par ordre du Pape, et s'étant séparé de sa famille qui voulait voir Gaëte, ils avaient été obligés de changer de passe-ports, pour que l'un pût entrer librement à Naples, et que les autres fussent admis dans la forteresse.
Alors, ajoute la comtesse de Spaur, le commandant lui demanda si au moins j'étais la vraie comtesse de Spaur, et, sur la réponse affirmative du chevalier, tous deux vinrent me rejoindre à l'auberge, où j'étais retournée, au sortir de l'église avec mon fils et M. le cardinal. Le commandant voulut absolument que nous allassions tons ensemble prendre un chocolat chez lui. Nous ayant obligés, à force d'instances et de politesses, d'accepter cette invitation, il nous mena à son logement, qui était au rez-de-chaussée du petit pavillon du roi. Ayant donné l'ordre à une personne de sa famille d'apporter tout ce qu'il fallait pour nous apprêter, de ses propres mains, ce déjeûner, il commença à nous adresser mille questions sur les affaires de Rome, à s'informer minutieusement de toutes choses, et surtout du motif de la mission de mon mari. Ayant sans doute pu surprendre, d'après nos réponses, qu'il était possible que le Pape vint séjourner dans cette forteresse, il se hâta de nous mener partout, dans la maison, pour nous prouver que si Sa Sainteté venait à Gaëte, elle y serait assez bieu établie, au moins sous le rapport du logement Étant revenu
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chez lui, trois messagers vinrent à lui, coup sur coup, au momeni où il commençait à râper son chocolat ; ils lui annoncèrent qu'on voyait en mer des bâtiments portant le pavillon napolitain ; puis, qu'on apercevait le signal qui indiquait un transport de troupes ; enfin, on l'avertit qu'ils amenaient une personne de la famille royale. Il faisait beau voir la surprise du bon général Grosse, qui, depuis la veille au soir, n'avait vu arriver que des choses absolument nouvelles et inexplicables. Hors de lui, il s'informait, il questionnait. « Mais que veut dire tout ce qui se passe ? que vient faire ici cette troupe que je n'ai point appelée ? et quelle est donc la personne royale qui arrive à Gaète ? » Tandis que ces idée et bien d'autres lui passent par l'esprit, un officier vient lui dire que le roi lui-même descend à terre. A cette dernière nouvelle, abandonner le chocolat à qui veut s'en charger, et courir au port pour assister au débarquement du roi, tout cela fut fait en moins de temps qu'il ne m'en faut pour le dire.