Julien l’Apostat (St Basile) 3

Darras tome 10 p. 42


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    21. La propagande de l’empereur apostat ne fut pas toujours si heureuse. Les deux illustres amis, Grégoire et Basile, ses anciens condisciples 1, venaient de donner au monde le spectacle du renoncement évangélique dans ce qu'il a de plus admirable. Ce n'était pas seulement à la richesse qu'ils se dérobaient, mais à la gloire. Dans tout l'Orient, il n'était bruit que de leur éloquence. Libanius lui-même admirait leur génie, « capable, disait-il, de ressusciter les merveilles des siècles de Platon et de Démosthène 2. » Insensibles à ces louanges, les deux jeunes gens n'aspiraient qu'à la gloire du ciel. Basile, avant de s'établir dans la retraite, avait voulu étudier les grands modèles de vie solitaire que donnaient alors les Ephrem en Mésopotamie, les Hilarion en Palestine, et en Egypte l'innombrable postérité de saint Antoine 3. Dans ce voyage à la recherche de la perfection chrétienne, il acquit la haute expérience ascétique qui a rendu son nom vraiment immortel et qu'il lui fut donné d'appliquer dans les fameuses règles et constitutions dont il est l'auteur 4. Ce que saint Martin essayait alors pour la Gaule, Basile se proposait de le faire dans l'Asie Mi-neure. Tous deux voulaient doter leur patrie du bienfait des ordres religieux. Leur œuvre fut également féconde, et c'est là un phé-nomène digne de fixer l'attention des esprits élevés. La Gaule de Jules César, devenue la Gaule de Julien, était encore ce qu'on appel-lerait de nos jours un pays neuf, une terre d'avenir où tout était à créer. Les forêts vierges, les grandes plaines incultes, les landes marécageuses abondaient dans cette province, dont les disciples et les successeurs de saint Martin ont fait notre belle France. Au contraire, l'Asie Mineure, au temps de saint Basile de Césarée, avait atteint l'extrême limite de la civilisation matérielle. Là, point de conquêtes à faire sur un sol cultivé depuis des siècles, et engraissé par les sueurs de cent générations. Cependant saint Basile et saint Martin réussirent tous deux,  dans des conditions si di-

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1.Cf. toni. IX de cette Histoire, pag. 558. —2. S. Bisil.. Epist. ccclii; l'air, grœc, loin. XXXII, col. 10%. — 3. M. de lîroglir, L'Eglise et l'Empire romain, tom. IV, pnp. 100. —4. S. Iîfi«il. M.igû., lier/tiltp fusiut trac'atœ; ti'gu.'œ breviut traduite; Constitut. Monailic; l'ait, grue, loin. XXXI, col. 830-142'i

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verses, parce qu'en effet les ordres religieux conviennent également aux sociétés vieillies et aux sociétés naissantes. La sève de l'âme qu'ils rendent aux unes, ils la dirigent et la fertilisent dans les autres. Si l'Orient ne se fût point égaré, avec Photius, dans les voies du schisme, il ne connaîtrait point les décadences intellectuelles, physiques et sociales dont il offre aujourd'hui au monde le lamentable spectacle. Quoi qu'il en soit, au retour de ses lointains pèlerinages, Basile était venu s'établir dans le Pont, sur les bords de la petite rivière d'Iris. «  Quelques disciples, qui suivirent son exemple, eurent bientôt formé autour de lui un véritable monastère. Sur l'autre rive du cours d'eau, était une petite maison de campagne qui faisait partie du patrimoine de la famille de Basile. Emmelia, sœur du jeune cénobite, avec sa fille Maerina, y vint fixer sa demeure. Elles attirèrent bientôt un petit nombre de femmes pieuses, dont Macrina prit la direction. Elles gardaient auprès d'elles et élevaient dans cette espèce de couvent le dernier et le dixième des enfants de la maison, celui qu'on appelait la « dîme » (décima), le petit Pierre. Un autre des fils, nommé Naucratius, jeane homme d'une beauté rare et d'une grande adresse dans les exercices du corps, poussa plus loin encore les goûts de retraite. Il alla s'établir au fond d'un bois épais, où il vécut seul dans une caverne, avec un serviteur et deux vieillards mendiants qu'il avait recueillis, et qu'il nourrissait du produit de sa chasse. La famille presque entière se trouva ainsi transportée dans la solitude, à l'exception des soeurs déjà établies et d'un troisième frère qui, engagé dans les liens du mariage, avait cru pouvoir garder la clientèle oratoire de la maison 1. » Ce frère se nommait Grégoire, il devait être un jour évêque de Nysse. L'autre Grégoire, le frère de cœur, l'ami de Basile, manquait aussi à cette réunion sainte. Retenu par les devoirs de sa piété filiale près de son vieux père, l'évêque de Nazianze, il remplissait près de lui les fonctions de secrétaire et de majordome, s'occupant à la fois et de l'administration du diocèse et de celle des propriétés, gémissant

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1 M. de Broplie, tom. IV, pag. 192.

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d'avoir à s'inquiéter chaque jour, « pour gouverner les domestiques qui abusent de la facilité des bons maîtres, et accusent la sévérité des méchants; pour déjouer les ruses des agents dn fisc ou soutenir en justice les chicanes des plaideurs l. » Basile essayait tous les genres de séduction pour arracher son ami à ses liens domestiques. « De même, lui écrivait-il, que les bêtes féroces deviennent faciles à dompter dès qu'on a pu les assouvir, ainsi les passions, les colères, les craintes, les douleurs, tous ces maux ennemis de l'âme, endormis par la paix du désert et éloignés de l'excitation continue qui les irrite, deviennent plus souples sous le commandement de la raison. Donnez-moi donc un lieu comme celui-ci, éloigné du commerce des hommes, où aucune distraction du dehors ne vienne interrompre la continuité des pieux exercices. L'ascétisme sacré nourrit l'âme des pensées divines. Quelle vie plus heureuse que d'imiter sur la terre les concerts des anges, de s'élancer vers la prière dès le point du jour, d'élever vers le Créateur ses chants et ses hymnes ; puis, quand le soleil s'est levé avec plus d'éclat, de se mettre à l'ouvrage, toujours en compagnie de la prière, et d'assaisonner le travail du chant des cantiques, comme d'un sel qui les ranime2! » — «  Dieu m'a fait trouver ici, lui mandait-il encore, ce que nous avons tant de fois rêvé ensemble. Ma montagne est élevée, couverte d'un bois touffu, et, du côté du nord, arrosée d'une eau limpide. Au pied s'étend une vaste plaine, fécondée par les sources de la colline. Une forêt qu'aucune main n'a plantée l'environne de toutes sortes d'essences d'arbres, comme de remparts, mais lui laisse encore une telle étendue qu'en comparaison l'île de Calypso, la plus belle des contrées, au dire d'Homère, ne serait qu'un petit territoire. Il s'en faut peu que ce ne soit une île, tant elle est séparée du reste du monde. Ce lieu se partage en deux profondes vallées : d'un côté, le fleuve qui se précipite de la crête du mont et forme par son cours une barrière continue ; de l'autre, une large croupe de montagnes communi-

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1. S. Gregor nazinnz.. Cnrmina, lib. H ; Patr. grœc, tom. XXXVII, col. 979. — 2. S. BimI. Migû., £piit. XI ; Patr. griec, tom. XXXJI, col. 2*5, traducU de M. de Broglie.

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quant à la vallée par quelques chemins tortueux, ferme tout passage. Il n'y a qu'une seule entrée dont nous sommes les maîtres. Ma demeure est bâtie sur la pointe la plus avancée d'un autre sommet ; de sorte que la vallée se déploie sous mes yeux, et que je puis suivre d'en haut le cours du fleuve, plus agréable pour moi que le Strymon ne l'est aux habitants d'Amphipolis. Les eaux tranquilles et dormantes du Strymon méritent à peine le nom de fleuve ; mais le mien, le plus rapide que je connaisse, se heurte contre une roche voisine, et repoussé par elle, retombe en torrent qui me donne à la fois le plus ravissant spectacle et la plus abondante nourriture ; car il a dans ses eaux un nombre prodigieux de poissons. Parlerai-je des douces vapeurs de la terre, et de la fraîcheur qui s'exhale du fleuve? Un autre admirerait la variété des fleurs, le chant des oiseaux ; mais je n'ai pas le loisir d'y faire attention. Ce qu'il y a de mieux à dire de ce lieu, c'est qu'avec l'abondance de toutes choses, il me donne le plus doux des biens pour moi, la tranquillité. Non-seulement il est affranchi du bruit des villes, mais il ne reçoit pas même de voyageurs, excepté parfois quelques chasseurs égarés qui viennent nous demander asile ; car nous avons aussi des bêtes fauves, non pas les ours et les loups de vos montagnes, mais des troupeaux de cerfs et de chèvres sauvages, des lièvres et des lapins. Pardonnez-moi donc d'avoir fixé ma tente en cet asile. Alcméon lui-même s'arrêta, quand il eut rencontré les îles Echinades1. » Grégoire se laissa vaincre aux instances de son ami. Il vint prendre sa place parmi l'angélique communauté. Plus lard, au milieu des labeurs et des tribulations de sa vie épiscopale, il se rappelait les jours écoulés dans la solitude, comme les plus heureux de sa vie. « Qui me rendra, disait-il, ces psalmodies et ces veilles, ces ascensions vers le ciel par la prière, cette vie affranchie du corps, cette concorde, cette union des âmes qui s'élevaient à Dieu sous ta direction, mon cher Basile ; cette émulation, cette ardeur de vertu, contenue et affermie par nos règles et nos lois écrites ; cette étude de la divine

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1. S. Basil. Mago., Epiât, xiv; Ibid., col. 276, traduct. de M. Villemaîn

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parole et la lumière qui en jaillissait pour nous, sous l'inspiration de l'Esprit-Saint? Pour descendre à de moindres détails, je n'ai point oublié non plus ces travaux si bien partagés qui remplissaient nos journées, quand tour à tour nous fendions le bois, nous taillions la pierre, nous plantions des arbres, nous irriguions la plaine. Je n'ai point oublié surtout ce platane, plus précieux que le platane d'or de Xerxès, et auprès duquel venait s'asseoir, non point un roi dans tout le luxe du rang suprême, mais un moine pleurant ses péchés. Je le plantai, Apollo l'arrosa (c'est toi que je veux dire, ô mon précieux ami). Dieu l'a fait croître pour notre honneur, comme un monument de nos travaux assidus, de même que l'on conservait dans l'arche cette verge miraculeuse, qui avait fleuri sous la main d'Aaron 1. » Si l'on prend la peine de réfléchir sérieusement au caractère de l'institution chrétienne fondée par saint Basile et décrite avec tant de charmes par saint Grégoire de Nazianze, on se convaincra bientôt de l'heureuse transformation qu'elle était appelée à faire subir à la civilisation romaine, au sein de laquelle le travail des mains, l'agriculture et tous les labeurs industriels étaient abandonnés, comme un déshonneur permanent, à la légion avilie des esclaves.

 

   22. Ce fut au milieu de cette active et solitaire colonie de saints qu'arriva un courrier impérial, porteur d'une lettre ainsi conçue : « Julien à Basile. — Ceci n'est point un message de guerre, c'est vraiment, comme dit le poète ancien, un héraut aux paroles d'or. Ainsi, pas d'hésitation, hâte-toi de venir m'embrasser. L'ami d'enfance attend impatiemment son ami. L'administration de l'empire exige une assiduité de tous les instants. Je comprends que les fonctions publiques puissent être lourdes pour des âmes mercenaires. Mais il me semble qu'un esprit appliqué, sage, maître de lui-même, sans rien dérober aux affaires, peut trouver encore du temps pour ses amis. C'est ce que je fais, et je ne me refuserai jamais, après le travail, cette douce récréation. Dans le cercle de l'intimité, nous vivons entre nous, sans aucune étiquette, ni rien

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1. S. C.rep r. Nazianz., Epist. vi ; Pair, greee,  tom. XXXVII, col.  29, tra- duct. de M. de Droglie.

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qui rappelle la dissimulation des cours. Notre première règle est qu'un éloge équivaut à une trahison. Librement, mais avec décence, nous nous avertissons mutuellement de nos travers ou de nosdéfauts, et l’affection réciproque y gagne en intensité. Aussi, je puis le dire sans prétention, nos entretiens familiers nous animent merveilleusement au travail sérieux, lequel s'accomplit sans fatigue, sans contention, sans insomnie. C'est moi, peut-être, qui veille le pluss, mais je le dois, puisque je réponds du salut de tous. Pardonne-moi de t'écrire ainsi, à cœur ouvert, et avec cet entraînement qui me permet, comme Astydamas, de me louer moi-même. Sérieusement, je te jure qu'en t'appelant près de moi, je considère uniquement ta haute sagesse qui doit nous être si profitable. Tel est le sentiment qui me dicte ces lignes. Il est de nature à te persuader. Hâte-toi donc de venir; la poste publiques est à ta disposition. Tu resteras avec nous autant que tu le voudras. Tu seras libre de nous quitter, s'il te convient, et tu ne partiras qu'avec les témoignages effectifs de mon amitié et de ma munificence1

 

   23. Nous n'avons plus la réponse authentique de saint Basile à cette missive impériale 2, où Julien déployait toutes les séductions de son hypocrite génie. Mais nous savons qu elle fut loin d'être satisfaisante pour l’orgueil du César apostat. Saint Basile était beaucoup mieux renseigné sur l'état réel de la cour, que Julien ne le croyait peut-être. Il y avait un correspondant zélé et intègre, en la personne du médecin Césaire, frère puîné de saint Grégoire de Nazianze. « Césaire, dit M. de Bioglie, était un beau jeune homme, de grande taille, d'une élocution brillante, qui avait étudié à Alexandrie et qui était arrivé par de consciencieux tra-

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1. S. Basil. Magn., Eput. txxix ; Pair, ejrœc, tom. XXXII, col. 340.

2. Les œuvres de saint Basile mentionuent cependant sous les n" XX. Et XLl [l'utr. grac, ibi!., col.3}J), ime seconde lettre comminatoire de Julien à S. Basile et une réponse de celui-ci à l'empereur. .Mais l'authenticité de r es deux pièces et contestée avec juste raison par le savant bénédictin Vj. M.ii=- ran, ipii y relève, outre ries rinarbro.'iismes flagrants, un style et des exprès» sions étraiiyurs aux luibiludes nralniics des deux interlocuteurs. Cl. D. Mai- nti,?. Hisi/u vilo, § v; ."'<//•. ,;.-<!■■., Mm. XXIX: col. 35.

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vaux, à la perfection de son art 1. On l'appréciait fort à Constantinople; il y avait fait des cures presque miraculeuses, et sa bonne grâce, la discrétion, l'agrément de son commerce, faisaient de lui le confident de toutes les grandes familles, tandis que son désintéressement le mettait en très-bonne odeur parmi les pauvres. Sa porte était ouverte à toute heure, et il ne refusait jamais à personne ni un conseil, ni un secours. La ville l'avait pris en telle passion, que ce fut le sénat lui-même qui supplia l'empereur Constance de l'attacher à sa personne, en qualité de médecin. Constance y consentit volontiers et lui offrit même, en outre, la dignité de sénateur pour faciliter son mariage avec une fille noble dont la main lui était offerte. Mais la modestie de Césaire se refusa aux honneurs et à l'alliance ; et peut-être les conseils venus de sa famille ne furent-ils pas tout à fait étrangers à cet acte d'humilité2. » Il est certain, en effet, que la sollicitude du vieil évêque de Nazianze, père de Césaire, suivait d'un œil vigilant les destinées de ce jeune fils, et redoutait, pour une âme si chère, les périls de la cour. Mais, à l'avènement de Julien, quand on apprit que ce prince apostat travaillait énergiquement à restaurer autour de lui le paganisme, les alarmes de la pieuse famille ne connurent plus de bornes. Césaire fut rappelé. Il ne crut pas devoir céder encore aux instances des siens. Son frère Grégoire, interprète de la volonté paternelle, lui écrivit à ce sujet une lettre que nous avons encore. Elle est ainsi conçue : « Ta résolution, de res-ter à la cour, nous fait monter la rougeur au front. Inutile de te retracer notre chagrin ; tu comprends mieux que personne ce qu'il doit être, et plût à Dieu que notre affliction personnelle fût le seul résultat de ta conduite! Mais que n'es-tu ici pour entendre de tes oreilles les propos qui se tiennent sur ton compte? Ce ne sont plus nos amis, nos familiers, ni même les chrétiens, qui te

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1. Nous avons dit précédemment que Césaire avait suivi a  Alexandrie les leçons du fameux professeur chrétien Didyme, surnommé 3'Avengle. Cf. tom. IX de ci-Ile Histoire, pag. 558. — 2. L'Église et l'Emp. rom., tom. IV, pag.î04. Cf.   S.   Gregor.  Naz.  Oral,  vu, In   laudem   Cœsarii fratris;   Patr.   greec. tom. XXXV, col. 7C5-7CS.

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blâment. Les païens eux-mêmes te désapprouvent hautement. Voilà, dit-on, le bel exemple que nous donne le fils de l'évêque. Il poursuit le chemin des honneurs et de la fortune, sans s'inquiéter de la persécution qui recommence contre les chrétiens, des luttes et des dangers de ses frères dans la foi ! L'évêque aura maintenant bonne grâce à nous prêcher la fermeté jusqu'au martyre, et l'abstention du culte idolâtrique ! Avant de songer aux autres, qu'il commence à extirper l'apostasie du sein de sa propre famille! — L'écho de ces sarcasmes retentit sans cesse autour de nous. La désolation de notre seigneur et père est telle qu'il a pris la vie en dégoût, et qu'il succombe sous le poids de la douleur. Je fais tout ce que je puis pour le rassurer sur tes véritables santiments, et pour lui faire concevoir de toi de meilleures espérances. Quant à notre mère, elle ignore ce qui se passe. J'ai pu, à l'aide de mille artifices, le lui dissimuler jusqu'à ce jour. Si elle vient à pénétrer ce mystère, sois certain qu'elle en sera inconsolable. Tu connais, d'une part, son amour maternel; de l'autre, sa foi ardente et énergique. Je t'en supplie donc, pour ton bonheur et pour le nôtre, reviens sur ta détermination. Si la question de fortune pouvait t'arrêter un instant, laisse-moi te dire que nous avons assez de richesses pour satisfaire une âme honnête. Mais si rien ne peut te fléchir, si ta passion l'emporte et que tu veuilles tout lui sacrifier, il ne me reste plus qu'à te poser ce dilemme : En demeurant à la cour, ou tu resteras chrétien de cœur, et l'opi- nion publique te rangera parmi ces caractères lâches et timides qui vivent dans le déshonneur et la honte ; ou bien tu ne gar-deras plus de mesure, tu rechercheras les honneurs à tout prix, et tu oublieras alors la seule affaire importante, celle du salut. Dans ce cas, si tu échappes à la flamme, tu sentiras au moins la fumée 1 ! »

 

   24. Gésaire n'avait pas, comme on le croyait à Nazianze, compromis sa dignité de chrétien. Il n'avait jamais eu la moindre pensée d'apostasie directe, ni indirecte ; mais il s'était faussement

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1. S. Greg. Naz., Ejjist. vin, Cirsario: Pair, g rate, tom. XXXVII, col. 33.

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persuadé que les craintes des fidèles et les espérances des païens étaient exagérées; que Julien tromperait les unes et les autres, en laissant chacun libre de suivre sa religion. Il faut avouer que les protestations impériales en ce sens pouvaient jusqu'à un certain point faire illusion. Mais l'événement prouva que saint Basile et saint Grégoire de Nazianze connaissaient, mieux que Césaire, le cœur du prince apostat. «  Julien, dit M. de Broglie, ne garda quelque temps auprès de lui les officiers chrétiens, que pour se donner le mérite de les convertir par ses argumentations. Les faveurs dont il disposait venaient en aide fort à propos à sa logique. Césaire, le fils d'un évêque. l'ami de Basile et le frère de Grégoire, eût été pour lui une conquête sans prix. Il n'osa pourtant pas l'entreprendre sur-le-champ. Ce ne fut qu'au bout de quelques mois, lorsque de nombreuses apostasies lui eurent donné confiance en lui-même, et lorsque l'irritation croissante des courtisans divisés pour fait de religion, commençait à leur rendre la vie commune insupportable, qu'il se décida à porter une attaque directe au savant médecin. Il lui proposa une conférence eu règle, à laquelle il se prépara de son côté avec le plus grand soin, comme si, derrière Césaire, il apercevait Basile et Grégoire eux-mêmes1. » Lorsque plus tard saint Grégoire de Nazianze eut à prononcer l'oraison funèbre de Césaire. son frère bien-aimé, il prit plaisir à retracer le souvenir de cette lutte glorieuse, soutenue à Constantinople par celui qu'il avait jadis soupçonné de trahir la foi de Jésus-Christ. « Ce fut un beau spectacle, dit-il. Ceux qui eurent le bonheur d'y assister en furent ravis. Et moi aussi je veux m'y arrêter, en ce moment où ma pensée a tant besoin de se reposer sur ces délicieux souvenirs! Il parut donc dans l’assemblée impériale, ce noble champion du Christ, Césaire. En entrant, il traça sur lui le signe de la croix ; c'était le bouclier qu'il voulait opposer à un adversaire armé dans l'art de la dialectique, et doué d'une rare faci-lité d'élocution. La présence de l'empereur ne l'intimida point; les offres les p?us séduisantes ne touchèrent pas ce cœur magnanime.

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1. L'Église et l'Emu, rom., loin. IV, pag. 207

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Lui aussi était un vaillant athlète dans les luttes de la parole. Telle était donc cette joute oratoire : d'un côté, le Christ allait combattre par l'énergie de son défenseur; de l'autre, un tyran aussi redoutable par ses faveurs que par sa puissance. Les spectateurs étaient tous les courtisans dont les uns conservaient encore l'intégrité de la foi dans le secret de leurs consciences; dont les autres avaient déjà consommé leur apostasie. Dans les deux camps, on se promettait également la victoire. Elle appartint au Christ, et Césaire sortit triomphant de l'épreuve. Je voudrais avoir le temps de vous exposer en son entier cette controverse restée célèbre. Il y eut là des arguments, des objections et des réponses qui mériteraient d'être cités. Qu'il me suffise de dire que Césaire délia d'une main aisée tous les nœuds dont on voulait l'enlacer, échappant à tous les pièges, dissipant tous les nuages, relevant toutes les allusions, renversant tous les sophismes. Il termina par cette éclatante profession de foi : Je suis chrétien, je veux l'être, je le serai toujours ! — Julien, songeant alors à la famille de Césaire, s'écria : 0 l'heureux père qui possède un tel fils! Mais malheureux enfants ! — Il voulait sans doute comprendre dans cet anathème son ancien condisciple des écoles d'Athènes. Hélas ! que n'était-il resté fidèle au Dieu qu'il adorait alors avec nous ! Telle est cette victoire remportée par Césaire sur Julien. Je l'estime plus précieuse que toutes les couronnes. L'empereur n'osa point, après l'éclat d'un pareil triomphe, congédier son vainqueur. Mais Césaire comprit lui-même que sa place n'était plus dans une cour où l'on professait ouvertement le paganisme. Il revint parmi nous attendre, des temps meilleurs 1. »

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon