Jeanne d’Arc 6

 

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§ V. PARIS ET COMPIEGNE

 

   30. Il n'est pas douteux qu'elle n'eût dès lors la pensée de marcher à la conquête de Jérusalem, quand elle aurait complètement délivré la France. Cela ressort de quelques mots glissés dans ses lettres, soit au Régent anglais, soit au duc de Bourgogne. Avant l'exhuma­tion et l'étude attentive de ces incomparables documents, disons-le sans crainte, on ne connaissait pas Jeanne d'Arc. Son rôle et son caractère étaient singulièrement amoindris, souvent même traves­tis dans nos histoires de France ; et la poésie ne l'avait pas mieux traitée. A part quelques heureuses tentatives dans une meilleure direction, des nuages subsistent encore, les préventions ne sont pas complètement dissipées. Une chose arrête désormais la pleine lu­mière, c'est la peur ou l'ignorance du surnaturel. Or, le surnaturel déborde, il rayonne de toute part dans cette pure et rapide exis­tence. A Reims, sous les voûtes de l'auguste cathédrale, elle nous apparaît comme son divin modèle au sommet du Thabor. Pour accomplir sa mission rédemptrice, il lui reste maintenant à parcourir la voie douloureuse du Calvaire, jusqu'à l'immolation, jusqu'à la croix! Ce ne sont ni les habiles ni les héros qui sauvent précisément les peuples ; les premiers entravent le salut, les se­conds peuvent en être les auxiliaires ; mais en dernier ressort les peuples sont toujours sauvés par les martyrs et les victimes. « Tout est purifié dans le sang, a dit l'Apôtre, sans effusion de sang pas de rédemption, » pas de chaînes brisées, non fit remissio. C'est au lendemain et sur le lieu même de la transfiguration que la voie douloureuse commence. Le sacre avait eu lieu le 17 juillet. Jeanne voulait marcher le 18 sur la capitale.  « A Paris ! » s'était-elle écriée; et l'armée tout entière, la véritable armée, avait redit d'une voix unanime : «A Paris ! à Paris ! » Comme les grands ca­pitaines, l'héroïne savait d'inspiration le prix du temps et le pou­voir des circonstances. Dunois, le duc d'Alençon, les princes de la maison de Bourbon, René d'Anjou, Laval et Lahire en étaient éga-

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lement persuadés ; ils brûlaient de poursuivre le cours de leurs triomphes. Cet élan général, la surprise et la terreur qui régnaient chez les ennemis, l'éclatante et terrible renommée qui précédait la Pucelle, ne permettent pas de douter que l'entreprise n'eût heureu­sement abouti. Ce jour-là même, le 18, coïncidence remarquable. Bedfort sortait de la capitale, y laissant un gouverneur bourgui­gnon, pour aller en Normandie chercher des troupes auxiliaires. Tout secondait la généreuse impulsion : tout fut stérilisé par les ja­louses passions et les égoïstes calculs des politiques.

 

31. Ce n'est qu'après trois interminables journées perdues à Reims, que Jeanne, consumée d'angoisses, obtint enfin l'ordre du départ. De plus longues et cruelles déceptions l'attendaient en route ; à la joie succédait immédiatement la douleur. A peine venait-elle de tremper ses lèvres dans le calice d'amertume. Loin de pousser droit à Paris, on perdait encore le temps en marches et contre marches. C'était comme un parti pris de ruiner son inspiration, en épuisant le cou­rage des troupes. L'impulsion donnée continuait cependant de pro­duire indirectement ses effets. Les villes au nord de la Seine, Laon et Soissons d'abord, Compiègne, Senlis et Beauvais ensuite faisaient leur soumission, plusieurs au nom seul de la Pucelle, obéissant à leurs instincts français, les autres à la première menace. En re­venant au roi, Beauvais chassait son évêque, le trop fameux Pierre Cauchon, âme damnée du duc de Bourgogne, fanatique partisan des Anglais, docteur de Sorbonne, esprit subtil et raisonneur, versé dans tous les mystères de la sophistique, cœur froid et desséché. Sur la tête de Jeanne retombera son implacable ressentiment. Les places qui se rendent, le mouvement qui s'accentue n'entraînent pas le roi vers sa capitale. Tel ne paraît pas être son but ; ou du moins il lui répugnerait de l'obtenir par la victoire, de la devoir à l'épée de son ange libérateur : il espère la gagner sans bataille, par d'habiles négociations. C'est la pensée dont l'entretiennent ses intimes con­seillers, le sempiternel La Trémouille, l'archevêque de Reims, lui-même dupe de ses propres inventions, de ses préventions peut-être, et ce Raoul de Gaucourt, qui sait néanmoins beaucoup mieux com­battre que parlementer. Les deux derniers négocient avec Philippe

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de Bourgogne, qui se joue d'eux ou plutôt de la France et du roi, en signant une trêve de quinze jours, dont il ne sera pas même tenu compte, quand l'intérêt conseillera de la violer. Cette trêve désole l'héroïne ; elle écrit à ses chers et loyaux amis de Reims qu'elle ne l'observera que pour l'honneur du monarque, mais que rien ne pourra plus l'arrêter après le terme échu. Le terme arrive ; elle est encore enchaînée. Les pourparlers sont repris, de nouvelles dé­ceptions se préparent. Sur des engagements oraux et fictifs, Charles donne à Compiègne l'ordre de recevoir dans ses murs une garni­son bourguignonne. La vaillante cité désobéit, et demeure fidèle au roi, malgré le roi lui même. Jeanne n'y tient plus; sa raison s'égare, mais non sa foi, dans ce ténébreux labyrinthe. Elle en sort par un bond vigoureux, et, secondée par le duc d'Alençon dont l'im­patience égale presque la sienne, elle entraîne l'armée du coté de Saint-Denis. Les portes de cette ville lui sont ouvertes, sans qu'elle ait eu besoin de tirer l'épée.

 

   32. La voilà donc aux avant-postes de Paris. Lahire, à qui l'inaction ne pesait pas moins, faisait aussi la guerre pour son compte ; il venait d’entamer la Normandie, enlevant aux Anglais plusieurs importantes places ; tandis que le connétable de Richemont, cet autre volontaire du patriotisme, y pénétrait par un point opposé. L'un et l'autre avaient pour complices les sympathies françaises de cette riche province. Aux mains du premier était tombé par un coup d'audace ce redoutable Château-Gaillard dont la conquête avait coûté tant d'hommes et d'efforts au génie de Philippe-Auguste. Là gémissaient depuis bientôt neuf ans, dans les fers de l'Angle­terre, quelques nobles chevaliers, héroïques débris des luttes anté­rieures, parmi lesquels le sire de Barbazan, digne émule de Xaintrailles et de Lahire. Echappant enfin à sa prison, il ressaisit sa vaillante épée, et va marcher à côté d'eux avec le même courage. De Saint-Denis, Jeanne et ses compagnons d'armes ne cessaient d'envover au roi, le conjurant de venir les joindre, lui promettant, s'il voulait seulement se montrer, de l'introduire dans sa capitale. Toujours les mêmes lenteurs, la force d'inertie faisant opposition à la force d'initiative, l'homme luttant contre Dieu. Mais ce temps

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dont on ne saurait déplorer assez la perte, les ennemis en avaient largement profité pour organiser la résistance. Le duc de Bedford était rentré dans la ville, amenant avec lui son oncle le cardinal de Winchester, qui venait malheureusement ternir en France la gloire dont il s'était couvert dans la Bohème. C'est alors que Charles paraissait au milieu des siens, déconcertés par cette longue attente. Le jour même de son arrivée, 7 septembre, l'armée s'approcha de Paris, lui-même se gardant bien de la précéder ou de la suivre ; et le 8 au matin l'héroïne se dirigeait vers les fortifications extérieures qui couvraient la porte Saint-Honoré. A midi commençait l'atta­que ; peu d'instants après, elle arborait sa bannière sur le rempart conquis. Dans la lutte, Jeanne gagnait l'épée d'un gentilhomme ennemi ; car elle avait brisé la sienne, l'épée de Fierbois, sur les épaules d'une courtisane, avant de quitter Saint-Denis. La pre­mière, elle franchit l'un des deux fossés qui protègent la ville, s'élance sur le talus, au milieu d'une grêle de projectiles, et tente de passer le second, entièrement rempli d'eau. Elle le sonde de sa lance, nul de ceux qui l'entouraient ne l'avertissant du danger. « Qu'on apporte des fascines, que le fossé soit comblé, s'écrie-t elle, le roi, le roi ! que le roi se montre et la ville est à nous ! »

 

   33. Elle tombe aussitôt atteinte d'un trait d'arbalète. Malgré la douleur, en dépit de toutes les instances, elle s’obstine à rester, encourageant les soldats ébranlés de sa chute. La nuit était venue ; Jeanne espérait que les Parisiens, à la faveur des ténèbres, secoue­raient le joug de l'étranger, acclameraient le roi de France. Elle ne voulait pas s'éloigner. Gaucourt la fit emporter, n'écoutant ni ses protestations ni ses plaintes. Ce qui se passait alors dans son cœur, aucune intelligence humaine ne peut le comprendre, encore moins le retracer. Ne tenant aucun compte de sa blessure, faisant bon marché de sa vie, dès l'aurore elle monte à cheval et donné des ordres pour revenir à l'assaut. Les chefs hésitent et délibèrent, quand de Paris sort une troupe de chevaliers, marchant vers l'ar­mée royale, mais avec des signes de paix, nullement dans des in­tentions hostiles. C'est Montmorency, le premier gentilhomme de France, qui se sépare des Anglais et des Bourguignons, pour com-

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battre désormais à côté de la Pucelle. Un tel allié vaut une armée de secours. On revient sur la capitale. Dans tous les cœurs s'en­flamme et rayonne dans tous les yeux cette alacrité guerrière dont les anciens ont fait le synonyme de la valeur, le présage de la victoire. Tout à coup arrivent deux princes du sang, ordonnant au duc d'Alençon, ainsi qu'à tous les autres capitaines, d'arrêter ce mou­vement, de retourner en arrière, de ramener Jeanne à Saint-Denis, en employant même la force, si la volonté du roi n'est pas écoutée. La foudre éclatant sous un ciel serein ne causerait pas une aussi douloureuse surprise. Jeanne obéit cependant, mais parce qu'elle se rattache à l'espérance de déjouer le plan ourdi par la politique humaine contre sa divine mission : A Saint-Denis, un pont est jeté sur la Seine ; elle y passera pour revenir attaquer Paris par la rive gauche du fleuve. Encore une illusion brisée ; le pont a disparu pendant la nuit, et le conseil royal a décidé qu'on se replierait sur la Loire. Nul moyen de résister. L'héroïne est entraînée dans cette fatale retraite, qui s'accomplit avec la précipitation, le désagrégement, le désarroi d'une véritable déroute. Parti de Saint-Denis le 13 septembre, Charles arrivait à Gien le 21 ; et là son armée finissait par se dissoudre.


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34. Le duc d'Alençon rentrait dans ses domaines du Poitou, mais avec l'intention bien arrêtée d'aller guerroyer en   Normandie, comme le connétable et Lahire. Il demandait seulement au roi d'oc­troyer à la Pucelle le droit de l'accompagner dans son expédition, sachant bien que le nom et la présence de Jeanne lui vaudraient plus qu'une armée. Ceux qui dominaient  au   conseil reculèrent devant cette perspective ; ils aimèrent mieux user le prestige et tromper la valeur de l'héroïne, en l'envoyant avec le sire d'Albret, beau-frère de la Trémouille, attaquer sans gloire et sans résultat quelques places secondaires occupées par des aventuriers bourgui­gnons   sur le haut cours de la Loire. Ces lâches   prévisions ne  se réalisent que trop ; manquant des ressources nécessaires, abandonnée par ceux qui devaient la seconder, n'ayant pas un but digne d'elle, Jeanne éprouve un nouvel échec. Pendant qu'elle se consume dans une stérile inaction ou d'inutiles entreprises, le duc

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de Bedford prend ses mesures pour regagner le terrain perdu, lève des troupes, arme chevalier quiconque est en état de payer son armure ; le cardinal de Winchester amène en France le roi mineur Henri VI et l'installe, en attendant mieux et comme sur un trône provisoire, dans le château-fort dont le père du jeune prince a doté Rouen ; Philippe de Bourgogne, après avoir théâtralement pris possession de Paris, va mettre le siège devant Compiègne, qui, n'ayant pas voulu se laisser donner, veut encore moins se rendre. Il ne se pouvait pas que Jeanne ignorât absolument, quoique placée sous bonne garde, les événements qui s'accomplissaient ou se pré­paraient de l'autre côté de la Loire et de la Seine. Une chose se pouvait encore moins, c'est qu'elle y demeurât indifférente. On avait beau la combler d'honneurs, l'anoblir elle-même, anoblir tous les siens, sans en exempter les femmes, pour mieux l'étourdir ou l'enchaîner Ni les titres alors, ni les outrages ensuite n'attei­gnaient à la hauteur d'une telle âme. Dégagée de tout intérêt per­sonnel, elle ne demanda qu'une récompense, l'exemption perpé­tuelle des impôts pour sa paroisse natale. Antérieurement elle avait pu dans un moment de déception et d'angoisse, exprimer le désir d'y retourner, espérant y retrouver la paix et le silence. Son uni­que désir maintenant était d'aller rejoindre au plus tôt ceux de ses compagnons d'armes qui luttaient encore pour la patrie.

 

   35. Dans sa généreuse impatience, ne se dissimulant guère plus qu’elle courait à l’immolation, que partout elle serait entourée de pièges, elle trompa sous un innocent prétexte la jalouse surveillance de la cour, au milieu du mois d'avril 1430. Une fois libre de ses mouvements, accompagnée de quelques hommes résolus à la suivre jusqu'à la mort, elle s'achemina vers la Marne avec une rapidité qui rendait la poursuite impossible. En traversant Lagny d'a­bord, puis Melun, elle ne s'attarda pas à des victoires partielles, qui signalaient seulement son retour ; elle brûlait d'arriver à Com­piègne. Avec Orléans et Reims, cette ville occupait le premier rang dans les affections de Jeanne, tant la population se montrait ani­mée de ses propres sentiments patriotiques et chrétiens. Sans ja­mais désespérer de la France, l'héroïne savait à quoi s'en tenir dé-

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sormais sur ce qui la regardait elle-même. Les voix du ciel, qu'elle entendait toujours, lui disaient à cette époque : « Avant la Saint-Jean, Jehanne tu seras captive. Dieu le veut ainsi. Ne te laisse pas abattre. Adore ses desseins, espère en sa miséricorde. » Un jour, dans l'église Saint-Jacques, après avoir entendu la messe et fait la communion, elle l'avoua dans des termes empreints d'une inénar­rable tristesse : « On m'a vendue ; je serai livrée ! Ma mort est pro­che. » Ne croirait-on pas assister au suprême entretien de Jésus avec ses disciples, quand son heure est venue ? L'heure de Jeanne approchait rapidement. Les troupes bourguignonnes prenaient posi­tion et se massaient auprès de la ville, dont elles n'étaient séparées que par le faible cours de l'Oise. Elles pouvaient le franchir de moment en moment, et fermer ainsi le cercle qui devait fatalement l'enlacer et la réduire. Les Anglais n'étaient pas loin ; leur présence imminente aggraverait le péril, ou même rendrait la combinaison inéluctable. Une vigoureuse sortie, un succès éclatant en dehors de la place, restait l'unique moyen de donner aux Français le temps de la secourir, si la garnison ne pouvait la délivrer par elle-même. C'est ce que Jeanne vit et résolut avec l'intelligence et le courage qu'elle montrait au plus fort de l'inspiration, dans les jours heu­reux de cette guerre nationale.

 

   36. Après s'être concertée, selon son habitude, avec le gouverneur nommé par le roi, Guillaume de Flavi, se mettant à la tête d'environ cinq cents hommes d'élite, elle passa le pont et tomba comme la foudre sur le centre des positions ennemies. Là comman­dait Jean de Luxembourg, l'un des plus habiles capitaines et des principaux lieutenants du Bourguignon. S'étant avancé pour pré­venir l'attaque, il n'en put soutenir l'impétuosité. Les Français le ramenèrent vivement dans ses lignes et semblaient au moment de l'y forcer; il se hâta d'appeler de nouvelles troupes, puis s'élança de nouveau contre les assaillants, qui le repoussèrent encore. Egale intrépidité, succès égal dans une troisième charge. Mais sur le même point s'accumulaient les chevaliers de la Bourgogne, de l'Ar­tois et de la Picardie : toute une armée contre une petite phalange. Le comhat pouvait-il continuer dans de telles  conditions? Jeanne

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était seule à le penser; elle ne regardait pas en arrière. Un corps d'Anglais parut alors ; force était de battre en retraite, les insulaires manœuvrant de façon à l'isoler de la place, à la mettre dans l'im­possibilité d'y rentrer. Sous le coup de cette menace, voyant ce surcroît d'ennemis, la colonne française, ébranlée déjà, se reporte en désordre vers le rempart, dont la barrière est encore ouverte. Jeanne ne recule pas ; les hommes restés auprès d'elle lui signa­lent vainement le danger de la situation et prennent eux-mêmes la fuite. Un de ses frères, qui combat à son côté, et son écuyer Jean d'Aulon l'entraînent de vive force, mais ne peuvent l'empêcher de s'exposer pour le salut des siens, en marchant la dernière. Tous sont bientôt dispersés, tués ou pris ; elle arrive seule à la tête du pont. La barrière est maintenant fermée ! Quelques barques dispo­sées sur l'Oise pour accueillir les fuyards approchent de la rive ; elle ne peut y parvenir. Les ennemis l'enveloppent: chacun veut avoir l'honneur ou le profit d'une telle capture. « Baille ta foi, » lui crient-ils à l'envi. Elle refuse d'engager sa parole. « Mon ser­ment est donné, répond-elle, je le tiendrai jusqu'à la mort. » Et, s'adossant au parapet du boulevard, elle les écarte à la pointe de son épée. Un archer la saisit néanmoins par sa casaque et la fait tomber de cheval. Toute résistance est impossible. Ce soldat et son chef, un gentilhomme bâtard de l'Artois, ont dans leur mains l'hé­roïne de la France. Elle est aussitôt emmenée.

 

§ VI. MARTYRE DE JEANNE D'ARC

 

   37. Que faisait donc dans sa forteresse,  pendant cette horrible tragédie, ce gouverneur dont tous les historiens louent de concert le patriotisme et la vaillance? Il est vrai qu'il parlent avec le même accord de sa barbarie, de son ambition effrénée, de ses scandaleuses débauches. Comment l'exempter de trahison? Qu'il eût d'abord fermé les portes devant les Anglais pour éviter une surprise, cela se comprend ; mais qu'il n'ait rien tenté dans la suprême lutte de Jeanne, quand elle lui donnait le temps d'accourir par son hé-

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roïque résistance; qu'il n'ait fait aucun mouvement et n'ait pas mis les pieds hors de la ville pour l'arracher aux ennemis, voilà le mys­tère où la raison se perd, la flétrissure qui pèse à jamais sur son nom. Depuis le milieu du quinzième siècle, la trahison de Plavi n'était guère plus l'objet d'un doute jusqu'à ces derniers temps. La lugubre prophétie de Jeanne, après sa confession et sa communion dans l'église de Compiègne. corroborait singulièrement l'accusa­tion, une sentence juridique l'avait confirmée. Toute condamna­tion ne repose pas sur des actes positifs et des preuves directes. De nos jours on a plaidé la cause d'un homme qui semblait condamné sans appel. Les véritables traîtres, on s'efforce de les montrer ailleurs, dans une sphère, supérieure. Ainsi posée, la thèse peut réellement être soutenue, nous n'avons point insinué le contraire ; mais ce que nous ne saurions voir, c'est qu'elle détruise la compli­cité de l'inaction. Or, cette inaction se mesure, dans un invincible sentiment contre lequel vont se briser les théories les plus habiles et les plus savantes discussions, à l'immensité du désastre. La joie délirante des Bourguignons et des Anglais ouvre à nos yeux cet abîme. La désolation et la stupeur dont la France entière fut saisie, en apprenant la captivité de sa libératrice, ne sont pas une moins lu­gubre révélation. Philippe de Bourgogne osa dès le premier moment paraître devant la Pucelle enchaînée, dont il ne pouvait avoir oublié les lettres. Ce qu'elle dit alors à ce transfuge de l'honneur français, au petit-fils de cet autre Philippe qui dans les champs de Poitiers avait maudit, enfant, l'Angleterre triomphante, nul ne le saura jamais. Le chro­niqueur à gages, témoin de l'entrevue, déclare naïvement qu'il n'a plus souvenance des paroles échangées1.

 

   38.  Prisonnière de guerre, Jeanne  appartenait selon le droit féodal, non à l’obscur aventurier qui s’était emparé d’elle, mais à Jean de Luxembourg, qui lui-même en devait compte à son suze­rain immédiat, le duc de Bourgogne. Celui-là commença par la renfermer au château de Beaulieu, près de Noyon et du théâtre de la guerre ; puis bientôt, comme elle avait fait une tentative d'éva-

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1 Flamant de naissance, Monstrelet ne peut cacher ses propensions pour le duc de Flandre et de Bourgogne.

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sion qui parut au moment de réussir, il la transféra dans une de ses résidences, au château de Beaurevoir, non loin de Cambrai. Quoique entourée d'une sûre garde, elle y fut traitée d'une manière honorable par la femme de Luxembourg et sa tante la comtesse de Ligni. La douce et noble captive avait promptement gagné leurs sympathies. Elle n'aspirait pas moins à recouvrer sa liberté, pour revoler au secours de Compiègne et continuer sa mission violemment interrompue. Cette ardente aspiration devint une fié­vreuse impatience, quand elle comprit par des demi-confidences que le Bourguignon la vendait aux Anglais. Une telle pensée dé­passait toutes les énergies de l'héroïne ; ses pressentiments ne la trompaient pas ! Affronter leurs armes sur les champs de bataille, c'était un bonheur plutôt qu'un mérite par elle : tomber dans leurs fers, subir leur insolente domination, encourir désarmée leur atroce vengeance, elle ne pouvait s'y résigner. Ses voix intérieures avaient beau la consoler et relever son courage ; dans un égare­ment soudain, invoquant la Sainte Vierge, se recommandant au Seigneur, elle se précipita par une fenêtre du donjon, comme si l'ange avait déjà ses ailes. On la retrouvait évanouie, mais sans aucune lésion grave, au bas de la tour. Les gardes redoublèrent de vigilance, et les femmes de soins: l'affreuse chute, au bout de trois ou quatre jours, ne laissait plus de traces. Peut-on attribuer à Jeanne l'intention de se donner la mort? Non certes; elle aspi­rait à la liberté, persuadée que Dieu lui conserverait la vie. Les plaintes et les gémissements qu'elle avait exhalés en reprenant connaissance, lui seront plus tard comptés comme autant de blasphèmes. On incriminera ses soupirs aussi bien que ses victoires.

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon