Espagne 3

Darras tome 16 p. 546


§ III. Conquête de l'Espagne par les Maures.

 

    29. Jusqu'ici l'Occident s'était tenu en garde contre la corruption byzantine. Il laissait les césars d'Orient se perdre à leur gré, mais ne s'associait aucunement à leurs tentatives impies contre la foi catholique et l'autorité du saint-siége. L'Espagne rompit la pre­mière, pour son malheur, avec une politique aussi sage que chré­tienne. Le jeune roi Vitiza, emporté par la fougue de ses passions, donna le signal de tous les désordres et de toutes les hontes. Il débuta dans la carrière du crime par un monstrueux forfait. Le duc des Cantabres (Galice), Favila, avait une femme dont la beauté séduisit le jeune monarque. Vitiza tua le duc à coups de bâton, prit sa femme et l'enferma dans son sérail ; car, à la façon musul­mane, Vitiza avait transformé le palais des rois catholiques en un lieu de débauches, où il entretenait par centaines les malheureuses victimes de ses voluptés. Il y eut d'abord, au sein de la nation, un frémissement d'horreur et comme une révolte de la conscience publique. Vitiza exigea alors de tous ses officiers civils et mili­taires, de tous les palatins et grands de la cour, l'imitation com­plète de sa manière de vivre. La résistance pouvait venir de deux côtés, des évêques et des nobles. Aux premiers, il fut interdit sous peine de mort de communiquer avec le saint-siége ; les canons du pseudo-concile quinisexte proscrivant le célibat ecclé­siastique furent promulgués par un édit royal. Vitiza plus logique que Rhinotmète étendait aux évêques l'obligation de se marier. Ceux des prélats qui refusèrent d'obéir, c'est-à-dire pour l'honneur de l'Espagne l'immense majorité, furent mis à mort ou exilés. On

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1 Cf. pag. 153 de ce présent volume.

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les remplaça par des intrus, qui ne rougissaient pas d'étaler jusque dans le lieu saint un troupeau de concubines. Ce fut ainsi que l'évêque de Tolède et l'archevêque de Séville furent proscrits : le tyran osa les remplacer l'un et l'autre par son fils Oppa, qui se mit en possession des deux églises et usurpa en outre le titre de primat d'Espagne. Les Juifs chassés autrefois de la péninsule ibérique par Sisebut et Egica furent rappelés de toutes parts, et recommencèrent leurs exactions contre les chrétiens. La noblesse et le peuple des provinces, révoltés de tant de scandales, mani­festèrent des sentiments hostiles. Vitiza pour étouffer ce cri de la conscience outragée fit raser les murs et les remparts de toutes les cités, de toutes les forteresses, de tous les châteaux-forts. Trois villes seulement, Tolède, Léon, Astorga ne subirent point cet outrage. La population se leva en armes et repoussa les démolis­seurs. Ainsi d'avance Vitiza préparait le chemin à l'invasion mu­sulmane. En 633, le Moïse de l'Ibérie, saint Isidore de Séville, dans une prophétique inspiration avait dit aux Espagnols : « Tant que vous observerez d'un cœur pur les lois religieuses et civiles que tous vous venez d'accepter, votre vie sera heureuse sur la terre, vous jouirez de la prospérité et de la paix; mais le jour où vous aurez abandonné les préceptes du Seigneur, des désastres inouïs vous frapperont : la race des Goths tombera sous le glaive 1. » Le jour de l'apostasie se leva pour l'Espagne avec le règne de Vitiza. Cette période fut relativement courte : elle ne dura que neuf ans (701-710). Un dernier crime y mit fin. Théodéfrid descendant de Réceswind vivait dans l'obscurité à Cordoue. Il eut le mal­heur de tomber entre les mains du tyran qui lui fit crever les yeux. Les bourreaux avaient ordre d'infliger le même supplice au jeune Pélage, fils de Favila duc des Cantabres; mais Pélage réussit à s'enfuir dans les sierras de son pays natal, où les anciens sujets de son père lui offrirent un asile. Théodéfrid avait lui-même un fils, plus âgé que Pélage, dont l'influence dans le midi de l'Espagne était considérable. Il se nommait Rodéric (Rodrigue). A la tête

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1 Cf. tom. XV de cette Histoire, pag. 376,

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d'une petite armée qui se grossit bientôt de tous les mécon­tents et de toutes les victimes des cruautés de Vitiza Rodéric osa affronter les périls d'une lutte ouverte. La guerre se prolongea deux ans avec des chances diverses ; enfin, dans un dernier combat le tyran fut fait prisonnier. Rodéric lui creva les yeux, le relégua à Cordoue et monta sur le trône (710).

 

30. Cette révolution pouvait sauver l'Espagne. Malheureusement le vainqueur ne valait pas mieux que le vaincu. Rodéric, à peine en possession du sceptre arraché aux mains de Vitiza, prit à tâche de dépasser encore les débauches et les cruautés de son misérable pré­décesseur. Livré aux plus honteuses passions, sa brutalité n'épar­gnait ni l'âge ni le rang. Il enleva la fille du comte Julien, gouver­neur de Ceuta, dernier point que la monarchie espagnole eût con­servé sur la côte africaine dans l’Hispania transfretana, ainsi qu'on l'appelait alors. Julien au désespoir oublia ce qu'il devait à sa patrie, pour venger son honneur indignement outragé. Il offrit à Mousa, lieutenant en Afrique du calife Walid, de l'aider à faire la conquête de l'Espagne. Mousa en habile général comprit tout le parti qu'il pourrait tirer de l'appui de Julien. Le traité lut conclu. Vingt-cinq mille Turcs, sous le commandement de Tarick, abordè­rent le 28 avril 711 sur la côte d'Algésiras, s'emparèrent du mont Calpé, appelé depuis Gibraltar (Gibel-Tarick montagne de Tarick). Les Goths amollis par dix années de corruption officielle avaient désappris la guerre. D'ailleurs une partie était d'avance livrée à l'ennemi. La bataille se livra près de Xérès, le 17 juillet 711. Les Goths furent défaits; leur roi Rodéric disparut dans la mêlée. A cette nouvelle, Mousa passa lui-même le détroit, prit Tolède, Séville, Mérida. En quinze mois toute l'Espagne fut subjuguée, et s'inclina devant l'étendard du prophète. Le royaume des Visigoths disparaissait, après avoir duré près de trois siècles, depuis son éta­blissement à Toulouse en 419. La capitale du nouveau califat mu­sulman fut Cordoue. Les chrétiens restés fidèles se réfugièrent dans les montagnes des Asturies, sous la conduite de Pélage qu'ils élurent pour roi. Pélage établit à Oviédo le siège du nouvel empire qui devait lutter pendant sept siècles pour l'indépendance

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et la religion nationales. Les Maures lui députèrent un de leurs généraux, nommé Aliaman. Le musulman se présenta, tenant de la main droite une épée, de l'autre une bourse pleine d'or. Pélage le reçut dans la fameuse grotte de Cavadonga dédiée par la foi des proscrits à la mère de Dieu. Aliaman avait pris pour interprète l'in­trus de Tolède, Oppa, qui s'était empressé d'ajouter l'apostasie à ses autres crimes. «Vous savez, dit ce traître à Pélage, que l'Es­pagne tout entière est soumise aux Arabes. Qu'espérez-vous de quelques fugitifs enterrés dans le creux de cette montagne? — Nous espérons, répondit Pélage, que du creux de ces rochers sortira le salut d'une patrie que vous trahissez, le rétablissement de l'empire des Goths. Évêque déserteur, retournez aux infidèles en qui vous avez mis votre confiance, et dites-leur que nous ne craignons pas leur multitude. Le Tout-Puissant après avoir châtié des serviteurs rebelles signalera sa miséricorde sur des enfants soumis. » Ainsi le gant fut jeté entre la chrétienté et l'islamisme. L'héroïque poignée de soldats fidèles abritée sous le rocher de Cavadonga portait dans les plis de son drapeau l'avenir de la ca­tholique Espagne.

 

31. Depuis Gibraltar jusqu'aux Pyrénées, la péninsule ibérique ouverte à la convoitise musulmane devint comme un immense déversoir où se précipitèrent des flots d'Arabes, de Maures, de Sarrasins. Les Juifs rappelés par Vitiza se firent les intermédiaires de cette invasion pacifique qui succéda à l'invasion conquérante. Ils désignaient aux immigrants les territoires encore occupés par des familles chrétiennes, les aidaient à s'en emparer, et à expulser les anciens maîtres. La population se trouva de la sorte entièrement renouvelée. Nul doute que la conquête de l'Espagne par les Maures n'ait retardé de plusieurs siècles la chute de Constantinople et de l'empire d'Orient. La trouée faite inopinément sur l'Europe par le détroit de Gibraltar offrit aux races musulmanes un débouché par lequel elles se précipitèrent. Les Pyrénées ne devaient pas long­temps être pour elles une barrière infranchissable. Lorsque le calife Walid mourut en 145, laissant le trône aux mains de Soli­man I son frère et son successeur, il lui légua en même temps

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p550 PONTIFICAT  DE   CONSTANTIN   (708-715).

 

la mission d'achever la conquête de l'Occident par celle des Gaules, de l'Italie et de la Germanie. Mais déjà Dieu tenait en réserve le marteau qui devait écraser, de ce côté des Pyrénées, les hordes musulmanes. Pépin d'Héristal venait de mourir (711) dans sa villa de Jupille (Jopilium), au territoire de Liège. Son fils Charles hérita du pouvoir et du titre de maire du palais. Il devait immortaliser l'un et l'autre en conquérant dans les plaines de Poitiers le surnom à jamais glorieux de Martel.

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