La communion de la foi 32

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   Le marxisme, lui aussi, poursuit cette ligne radicale: il a toujours critiqué la liberté démocratique comme une apparence de liberté, et promis une liberté meilleure, plus radicale. C'est de cette promesse que s'est nourrie la fascination qu'il inspirait. Deux aspects du système marxiste me paraissent particulièrement importants pour cette question de la liberté et de la vérité:

 

   a) Le marxisme part du principe que la liberté est indivisible, et n'existe donc que lorsqu'elle est la liberté de tous. La liberté est liée à l'égalité. Pour que la liberté existe, il faut d'abord instaurer l'égalité.

 

   Cela signifie que, pour parvenir à la liberté totale, des renoncements à la liberté sont nécessaires. La solidarité de tous ceux qui luttent pour la liberté commune passe avant la réalisation des libertés individuelles. La citation de Marx dont nous sommes partis montre que, si le but final est la liberté individuelle sans limite, la liberté est pour l'instant subordonnée à la dimension collective, à l'égalité, et donc le droit de l'individu à celui de la collectivité.

 

   b) S'y rattache le pré‑supposé que la liberté du particulier dépend de la structure de l'ensemble, et que le combat pour la liberté n'est pas d'abord un combat pour les droits de l'individu, mais pour la

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transformation du monde et de ses structures. ----------- Si le caractère moral du marxisme réside dans son exigence de solidarité et l'idée d'indivisibilité de la liberté, son annonce d'un homme nouveau est, elle, un mensonge, qui paralyse l'élan moral. Les vérités partielles sont ordonnées à un mensonge, et c'est la totalité qui est un échec. Le mensonge de la liberté annihile les éléments de vérité. La liberté sans la vérité n'est pas une liberté.

 

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    --------- On ne peut pas simplement écarter la critique marxiste de la démocratie: dans quelle mesure les élections sont‑elles libres? Jusqu'à quel point la volonté est‑elle manipulée par la publicité, c'est‑à‑dire par le capital, par quelques puissants régnant sur l'opinion publique? N'existe‑t‑il pas une nouvelle oligarchie de ceux qui décident de ce qui est moderne, de ce qui fait partie du progrès, de ce qu'un homme

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éclairé doit penser? La cruauté de cette oligarchie, le pouvoir qu'il a de lyncher quelqu'un sur la place publique, sont bien connus. Celui qui voudrait se mettre en travers de leur chemin est un ennemi de la liberté, parce qu'il entrave la liberté d'expression. Et qu'en est‑il de la prise de décision dans les instances de la représentation démocratique? Qui voudrait encore croire que le bien de tous y est le critère déterminant? Qui pourrait douter du pouvoir des intérêts, alors que leurs mains sales se font de plus en plus visibles? Et d'ailleurs, le système majoritaire lui‑même est‑il un système de liberté? Et les groupes d'intérêts de toutes sortes ne deviennent‑ils pas plus fort que la représentation proprement politique, le parlement? Dans cet enchevêtrement de forces, le problème de l'ingouvernabilité se fait de plus en plus menaçant. La volonté de chacun de s'imposer bloque la liberté de l'ensemble.

 

-------- C'est précisément à propos des limites de la démocratie que l'appel à une liberté totale se fait plus fort. Aujourd'hui comme hier, « la loi et l'ordre passent aux yeux de tous pour les contraires de la liberté. Aujourd'hui comme hier, institution, tradition, autorité, apparaissent comme le pôle inverse de la liberté. Les traits anarchiques de l'exigence de liberté se renforcent, parce que les formes ordonnées de la liberté dans une communauté ne satisfont pas--------

 

   On le voit, les aspects politiques, philosophiques et religieux du problème de la liberté sont devenus un tout indissociable. Celui qui veut tracer des chemins vers l'avenir doit avoir cette totalité à l'esprit et ne pas se contenter d'un pragmatisme superficiel. Avant d'aborder, dans une dernière partie, les directions qui me semblent aujourd'hui ouvertes, je voudrais examiner encore la philosophie de la liberté peut‑être la plus radicale de ce siècle, celle de Jean‑Paul Sartre, dans laquelle la question apparaît dans toute sa dimension et

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sa gravité. Sartre voit la liberté de l'homme comme sa damnation. À l'inverse de l'animal, l'homme n'a pas de «nature ». L'animal vit son existence à partir des règles dont il a hérité. Il n'a pas besoin de réfléchir à ce qu'il veut faire de sa vie. Mais l'essence de l'homme est indéterminée. C'est une question ouverte. Je dois décider moi-même de ce que je veux entendre par « être homme», de ce que je veux en faire, de la manière dont je veux lui faire prendre forme. L'homme n'a pas de nature, il n'est que liberté. Il doit faire prendre à sa vie une direction, mais elle mène toujours vers le vide. Cette liberté absurde est l'enfer de l'homme. Ce qui est passionnant dans cette pensée, c'est qu'elle opère la séparation radicale de la liberté et de la vérité: il n'existe aucune vérité. La liberté n'a aucune direction, aucune mesure. Mais cette absence totale de vérité, de tout lien moral ou métaphysique, cette liberté absolument anarchique comme propre de l'homme, se révèle être, pour celui qui essaie de la vivre, non pas le degré suprême de l'existence, mais le néant de la vie, le vide absolu, la damnation elle‑même. Dans cette extrapolation d'un concept radical de liberté, dont Sartre a fait une expérience vécue, il devient manifeste que se libérer de la vérité ne produit pas la pure liberté, mais la supprime. La liberté anarchique, comprise de façon radicale, ne libère pas, mais fait de l'homme une créature ratée, un être absurde.

 

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon