Angleterre 47

Darras tome 27 p. 338

 

   35. Durant la traversée, on avait observé quelque chose de mystérieux et de solennel dans son attitude : une pensée l’absorbait, celle que la colère divine le frappait à cause de ses torts

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1.   W. Neubridg. n, 28 30.CHAI’. VI.

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envers le saint archevêque de Cantorbéry. Pour expier son offense et conjurer ses malheurs, le monarque résolut alors de faire un pèlerinage à la tombe du martyr ; ni la pénitence ni l’absolution qu’il avait déjà reçues ne pouvaient lui suffire; il aspirait à s’humilier ; sa conscience, alarmée par ses revers, exigeait une plus complète réparation. Le second jour, 10 juillet 1174, il débarquait à Southampton ; sans se reposer de ses fatigues morales et physiques, il prit immédiatement le chemin de Cantorbéry; se contentant de pain et d’eau pour sa nourriture, il voyagea la nuit entière à cheval ; et le lendemain, au lever de l’aurore, il aperçut dans le lointain les tours de Christ-church. A la vue de cette cathédrale, qui lui rappelait de si tragiques événements, il mit aussitôt pied à terre, déposa ses vêtements royaux, ôta sa chaussure et marcha vers la cité couvert d’une simple tunique. Le pieux historien le compare à David après la révolte d’Absalon. Il versait des larmes et poussait des gémissements comme cet ancien monarque. Les spectateurs accourus lors de son entrée dans la ville ne purent remarquer sans une profonde émotion que les traces de ses pas étaient teintes de sang. Dès qu’il eut pénétré dans l’église, il alla droit au monument du martyr, descendit dans la crypte et resta là prosterné, pendant que l’évêque de Londres, doyen de Cantorbéry, adressait aux fidèles une éloquente exhortation, à laquelle était mêlée l’apologie du roi pénitent. Malgré ces atténuations et ces éloges, à la fin du discours, Henri se rendit au chapitre, où les moines étaient réunis avec quelques évêques ; il se mit à genoux confessa de nouveau son crime, et chacun des assistants, tenant une corde à nœuds, en appliqua plusieurs coups sur ses épaules, les évêques cinq, les moines trois1 . Après avoir volontairement subi cette humiliation extraordinaire, il revint au tombeau, y passa la nuit suivante, priant et pleuraut, reçut de nouveau l’absolution, entendit la messe et communia le troisième jour. Le nom de Louis-le-Débonnaire se présente à l’esprit devant cet étonnant spectacle ; un instant de réflexion suffit pour l’écarter : ici ce n’est

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1 \V. Nr.EBiiiDG. ii, 35 et seq.

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pas le souverain qui se dégrade, c’est l’homme et le chrétien qui s’humilie.

 

   36. Comme s’il venait de rejeter un lourd fardeau, il s’élance à cheval et se rend à Londres ; mais la réaction se fait bientôt sentir: le défaut de nourriture, les émotions accumulées, l’épuisement et l’insomnie lui causent une fièvre intense qui le retient quelques jours dans son appartement et sur sa couche. La cinquième nuit de sa maladie, un courrier se présente au palais. En vain le gardien de la porte extérieure et celui de la chambre à coucher lui refusent l’entrée ; ni son caractère ni son message ne souffrent de retard ; il s’annonce au monarque comme un serviteur de Ranulf de Glanville, qui commande dans le Nord une partie des forces royales.— Glanville se porte-t-il bien? dit Henri. Mon maître, répond le courrier, se porte d’autant mieux qu’il tient actuellement sous sa garde votre ennemi, le roi d’Écosse. Répète cela! s’écrie le malade dans un transport qui semble un retour subit à la santé. L’homme remet ses dépêches. Glanville informait le roi que les barons anglais de la frontière, pour réprimer les incursions des Écossais, réunis à Newcastle, s’étaient dirigés vers Alnwick dans la matinée du juillet, faisant vingt- quatre milles en cinq heures. Un épais brouillard avait favorisé leur marche, mais leur dérobait en même temps la position de l’ennemi. Quelques-uns songeaient à la retraite, quand Bernard de Baliol prononça ces paroles: Alors même que tous reviendraient en arrière, j’irai en avant. On ne reprochera jamais à Baliol une reculade. — En ce moment, le soleil dissipait la brume qui couvrait la campagne ; et les Anglais aperçurent dans une prairie., non loin d’eux, le roi d’Écosse qui jouait avec une soixantaine de ses compagnons. Ce prince les prît d’abord pour des soldats appartenant à son armée; la bannière anglaise le détrompa. Ne perdant pas courage, ne paraissant pas même déconcerté, malgré cette surprise et le petit nombre des siens, il frappa son bouclier avec sa lance, en s’écriant : Voyons à cette heure quel est le meilleur chevalier. — Son cheval fut tué dès le premier choc, et Guillaume restait au pouvoir des Anglais. Ses com-

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pagnons déposèrent immédiatement les armes, afin de partager le sort de leur souverain ; et les vainqueurs ramenèrent le soir même à Newcastle leurs illustres prisonniers. Henri s’empressa de communiquer ces nouvelles à ses courtisans, leur faisant remarquer avec joie que cette importante capture avait eu lieu dans la matinée du jour même où se terminait par la réconciliation et la communion sa visite au tombeau de saint Thomas. Le monde entier devait remarquer cette coïncidence; les faits allaient rapidement en agrandir la portée.

 

   37. Henri ne songea plus à son indisposition et courut rejoindre son armée ; mais il ne rencontra plus d’ennemis à combattre. En apprenant la captivité de leur roi, les bandes écossaises avaient comme fondu sur le sol de l’Angleterre. Son frère David regagna le Lothian par des chemins détournés, plus dans l’intérêt du royaume, privé maintenant de son chef, que pour sa sécurité personnelle. Les seigneurs anglais qui s’étaient jetés dans la révolte obtinrent leur pardon en livrant leurs châteaux. En trois semaines la paix se trouvait rétablie, et les troupes levées pour s’opposer aux rebelles de l’intérieur s’embarquaient à Portsmouth, se rendant en Normandie. Ceux du dehors, apprenant ces étranges nouvelles, abandonnaient l’idée d’une invasion par mer et concentraient leurs efforts sur les possessions continentales, Rouen fut assiégé par les forces réunies du jeune roi d’Angleterre et de ses puissants alliés le roi de France et le comte de Flandre ; mais pendant vingt jours la capitale de la Normandie repoussa les assauts et déjoua les stratagèmes d’une armée vingt fois supérieure au nombre de ses défenseurs. Henri II eut le temps d’arriver avec ses troupes ; il entra dans la place enseignes déployées, fil lever le siège, serra de près les ennemis qui battaient en retraite, remporta sur eux plusieurs succès, montrant une audace ou plutôt un bonheur dont ils furent déconcertés1. Ils acceptèrent sans peine un armistice, que suivit un traité de paix. La couronne était raffermie sur la tête du monarque, son pouvoir ne sera plus contesté. Les fils s’étaient réconciliés

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1 Radulph. a diceto, p. 577 ; — Hovedbn. p. 30S ; — Gervas. p. 1427.

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avec le père, saas en excepter le bouillant Richard : ils lui firent hommage pour les châteaux qu’il leur abandonnait dans leurs diverses provinces, resserrant et corroborant les liens de la nature par ceux de la féodalité. Guillaume d’Ecosse, le roi prisonnier sera délivré de ses chaînes, mais non avant de s’être déclaré vassal et d’avoir livré quatre forteresses en garantie de son serment. La reine Eléonore demeurait seule exclue de ces dispositions qui profitaient à toute l’Angleterre, et qui s’étendaient même aux étrangers. La gloire de ce triomphe fut généralement attribuée, comme nous l’avons dit, à la protection spéciale du martyr de Cantorbéry.

 

   38. Mais un autre saint vivant encore sur la terre l’avait préparée de loin : c’était Pierre de Tarentaise. Ce fut même là le dernier acte éclatant de sa longue et lumineuse carrière. Cette paix qu’il était venu pour la troisième fois, au nom du pape Alexandre, recommander aux principaux rois de l’Occident, dans l’intérêt de l’Eglise Orientale et pour le bien de toute la chrétienté, il n’en vit pas la conclusion. Après ce suprême effort de son zèle, il s’était retiré dans l’abbaye de Belleval, au diocèse de Besançon. Il comptait n’y faire qu’une halte ; l’éternel repos l’attendait dans ce monastère qu’il avait tant aimé, au milieu des cénobites qui l’accueillaient toujours comme un père. Il mourut le jour de l’Exaltation de la Sainte Croix, 24 septembre de cette année 1174. Dans les premiers mois de l’année suivante, était consolidée la tranquillité politique et religieuse de l’Angleterre. Henri II y rentrait comme en triomphe, accompagné de son fils aîné, qui ne portait encore, malgré ses impatients désirs, que l’ombre de la couronne royale. C’était au commencement du mois de Mai ; le 18 s’ouvrait à Londres, dans la chapelle de Westminster, un concile provincial, convoqué par le nouvel archevêque de Cantorbéry, récemment arrivé de Rome. Le successeur de saint Thomas était un prieur de Douvres nommé Richard, ecclésiastique recommandable sous plus d’un rapport, mais plus brillant que solide, et qui sous aucun ne paraissait digne d’occuper le siège que venait d’arroser le sang d’un martyr.

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   39.  Aussitôt après son élection, Richard avait dû se rendre en Italie, pour obtenir qu’elle fût directement confirmée par le Pape. Réginald, évêque élu de Batb, avait fait le même voyage, et dans le même but. Or voici ce que le second écrivait au roi d’Angleterre : « Nous ne devons pas cacher à votre majesté qu’à la curie romaine nous avons eu de rudes oppositions de la part des Francs, et plus encore de la part de vos sujets. Aussi que d’ennuis et de peines il a fallu subir ! A force d’instances, par un secours spécial de la bonté divine, nous avons obtenu que la rigueur du Pape se soit radoucie, qu’il ait confirmé d’une manière solennelle l’élu de Cantorbéry. Lui-même a daigné le sacrer, lui donner le pallium, le déclarer primat et même légat dans sa province. Mon affaire n’en est pas à ce point, ni celle des autres élus ; mais nous avons l’espérance que le nouveau primat en sera chargé. » Les élections avaient précédé la pénitence publique du roi ; ce n’est pas sans raison qu’elles étaient suspectes : les élus avaient contre eux leur attitude équivoque, sinon franchement hostile, envers le glorieux martyr ; plusieurs même se trouvaient enrayés par leur conduite personnelle. Un trait assez piquant nous permet d’en juger. Le Souverain Pontife n’ayant devant lui que deux candidats sur sept, blâmait hautement l’absence des autres. Il demanda pourquoi l’un d’eux en particulier ne s’était pas rendu. — Très-saint Père, répondit l’envoyé du jeune roi, l’élu peut faire valoir une excuse évangélique. — Laquelle, s’il vous plait? — Il a pris une femme, il ne saurait donc venir. — On comprend le tumulte excité par de telles observations et les anxiétés qui devaient en être la conséquence ; de là les longues épreuves imposées à Richard de Cantorbéry. Docile aux instructions pontificales, il tint le synode convoqué dans une direction absolument conforme à l’esprit de l’Eglise Romaine. Après un discours pompeux et disert, il fit lire dix-huit canons préalablement dressés par lui-même, ayant tous pour but le rétablissement de l’ancienne discipline, si profondément troublée par les derniers événements. Cette assemblée nationale, en votant de tels décrets sans divergence et sans opposition, décernait un véritable triomphe à celui qui était mort pour la défense de la Religion et de l’Eglise.

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   40. Après tant d’éloges et d’honneurs, une seule chose manquait à la gloire du martyr: une condamnation juridique! Henri VIII, au bout d’environ quatre siècles, se chargera d’y mettre le sceau. Ce suprême hommage trouve naturellement ici sa place. S’intitulant protecteur de la foi quand il l’a bannie de son royaume, défenseur des immunités de sa couronne quand il en a foulé aux pieds la dignité, Henri Tudor veut venger l’autorité royale impunément méconnue par l’archevêque de Cantorbéry, et dénoncer cet homme au monde comme un criminel de haute trahison. Celui donc que les peuples honorent n’est qu’un rebelle et le culte pieux accordé à ses restes, une insulte à la vérité. En conséquence, Thomas Becket sera cité, sa cause évoquée en conseil du prince ; assignation lui sera donnée de comparaître par l’acte suivant déposé sur sa tombe le 24 avril 1538 : « Henri, par la grâce de Dieu, roi d’Angleterre, de France et d’Hibernie, défenseur de la foi et chef suprême de l’Eglise anglicane. Par la teneur des présentes nous te citons et t’appelons par devant notre conseil souverain, toi, Thomas qui fus jadis archevêque de Cantorbéry, pour rendre compte des motifs de ta mort, des scandales commis par toi contre les rois nos prédécesseurs, et de l’injustice par laquelle tu t’es arrogé le titre de Martyr, quand, t’insurgeant plutôt en rebelle et en contumace contre l’autorité de ton roi et de ton seigneur qu’en faveur de la foi catholique, tu as trouvé la mort, quand non sans détriment pour elles, tu t’es opposé aux lois de celui qui pouvait se dire et était juge suprême en matière ecclésiastique, comme nous le sommes nous-même. Et parce que tes crimes ont atteint la majesté royale dont nous sommes maintenant revêtu, nous te citons pour entendre ta seulence, et s’il n’est personne qui se présente en ton nom, il sera procédé juridiquement selon que le prévoient et l’établissent les lois de nos royaumes. Donné à Londres le 24 avril t538. » Après un délai de trente jours donné au mort pour se pourvoir, le tribunal se réunit à Westminster, et la cause de Thomas est introduite ; mais, comme l’accusé fait défaut, la générosité royale se refuse à le laisser sans défense et nomme d’office un avocat qui, devant les accusations accumulés contre Thomas, garde un

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humble sileuce, dans la conviction sans doute qu’il ne peut les repousser victorieusement.

 

   41. Le Tribunal Souverain statuant donc sur tous ces chefs rend un jugement en ces termes: « Henri,       par la grace de Dieu roi d’Angleterre, de France et d’Hibernie, chef suprême de l’Eglise Anglicane, etc. Oui la cause de Thomas, autrefois archevêque de Cantorbéry ; vu que cité à notre souverain tribunal il n’a comparu au jour marqué ni lui ni personne en son nom, et que le défenseur à lui assigné n’a pu rien avancer pour réfuter et repousser les crimes de rébellion, de contumace, de lèse-majesté et de trahison envers son roi, dont il est accusé ; vu les preuves suffisamment établies de tous les griefs contre lui invoqués, qu’il a de son vivant troublé le royaume, s’employant tout entier à amoindrir la puissance royale de nos prédécesseurs, que ces attentats ont été la cause de sa mort, et que ce n’est pointpour l’honneur de Dieu et de l’Eglise qu’il a succombé, que la souveraineté de l’Eglise appartient aux rois de ces états et non à l’Evêque Romain, comme il le prétendait au détriment de notre couronne ; vu encore que le peuple le tient pour martyr, regardant comme dignes de sa vénération ceux qui affrontent la mort pour la défense de l’autorité de l’Eglise Romaine, afin donc que les auteurs de tels crimes soient punis, que les ignorants reconnaissent leur erreur et que soient proscrits les abus introduits dans le royaume, nous jugeons et nous décrétons que ledit Thomas, jadis archevêque de Cantorbéry, ne doit plus de ce jour, être tenu pour saint, appelé martyr ni mentionné parmi les justes ; que son nom et ses traits seront enlevés des églises, rayés des missels, des livres de prières, des Calendriers et des litanies, et qu’il est convaincu du crime de lèse-majesté, de trahison, de parjure et de rébellion. En conséquence nous ordonnons que ses ossements soient arrachés de son sépulcre et brûlés publiquement, afin que par le châtiment d’un mort les vivants apprennent à respecter nos lois et à ne point contredire notre autorité. Quant à l’or, argent, pierres précieuses et autres objets que la foi abusée des simples apportait autrefois à son tombeau, comme à celui d’un saint, nous les confisquons au profil de notre couronne selon que

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le veulent les lois et la coutume de ce royaume. Nous défendons sous peine de mort et de perte de tous les biens, qu’aucun de nos sujets le traite désormais de saint, lui adresse des prières, porte de ses reliques, fasse directement ou indirectement mémoire de lui ; faute de quoi le coupable sera traité comme conspirateur ou fauteur ou complice de révolte. El pour que personne n’en puisse prétexter ignorance, nous ordonnons que le jugement en soit publié dans nos cités de Londres, de Cantorbéry et autres villes du royaume. Donné à Londres le 11 juin 1338. » L’arrêt sacrilège fut mis à exécution. Sans respect pour la mort, sans égard pour la piété des peuples, sans crainte pour Dieu, « qui garde les ossements de ses saints1, » la châsse est forcée, le tombeau spolié de tout ce que trois siècles de vénération y avaient accumulé d’ornements et de richesses, les saintes reliques livrées publiquement aux flammes et les cendres jetées au vent. Je n’en donne pas pour un siècle à l’Angleterre, avant qu’elle ait révisé ce jugement!

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1 Wilkims, Concilia, (recueil de documents officiels),  tom. m,  pag. S3o et seqq.

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