Alexandre III et Barberousse 5

Darras tome 27 p. 157

 

§ I. L’HOSPITALITÉ FRANÇAISE.

 

   1. C’est dans l’Octave de Noël seulement que le Souverain Pontife, se dérobant aux satellites de l’antipape et de l’empereur, put prendre la mer dans une anse déserte abrotée par le mont Circé1.  Guillaume avait mis d’autres navires à sa disposition. « Le jour de sainte Agnès (21 janvier 1162) il alla débarquer à Gênes, où lui furent rendus les plus grands honneurs, malgré la prohibition et le voisinage de l’implacable tyran qui le persécutait.» Gènes se montrait alors digne d’elle-même et des récentes leçons de S. Bernard. « Alexandre y séjourna jusqu’au Dimanche de la Passion, il s’était remis en route, quand il se vit forcé par une furieuse tempête de débarquer dans l’ile de Lérins, la veille du Dimanche des Rameaux. La mer étant toujours mauvaise, il célébra dans cette île la Résurrection du Seigneur. L’auguste exilé parvenait à Maguelone le mercredi suivant. Après avoir consacré le maitre-autel de la cathédrale, comme ce lieu ne pouvait recevoir la multitude des seigneurs et des prélats qui l’attendaient impatiemment sur le rivage, il jugea

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1 Monte Circello, sur la côte du Latium : c'est près   de là  qu'aurait fixé sa demeure la terrible magicienne Circé.

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devoir se transporter à la ville beaucoup plus considérable de Montpellier. Une haquenée blanche était là selon l’antique usage, le Pape avait revêtu les insignes de sa dignité ; mais la foule était si compacte qu’il pouvait à peine avancer; chacun désirait contempler son visage et s’estimait heureux de toucher au moins les franges de sa chlamyde. Le comte de Montpellier1, entouré de ses barons, à la tête d’une brillante milice, imitant en cela les têtes couronnées, vint à sa rencontre, descendit aussitôt de cheval, se prosterna devant le Pontife, puis marcha devant lui l’espace d’un mille environ, tenant successivement la bride et l’étrier.

 

    2. Parmi les nobles chrétiens qui s’empressaient autour d’Alexanre et lui baisaient les pieds, il vit avec surprise un émir sarrasin2, suivi de son escorte, s’acquitter des mêmes devoirs, lui rendre les mêmes hommages avec un égal respect. De la part de son maître le roi des Mahométans, il adressa même au Pape une allocution dont l’emphase orientale n’amoindrissait pas la portée, et dont chaque expression était rendue par un interprète. Le Pontife lui répondit avec autant d’attention que de bienveillance, lui témoigna les plus grands égards et le fît placer au rang des personnages les plus honorables. Les spectateurs étaient dans l’admiration et se redisaient entre eux cette parole du Prophète : « Tous les rois de la terre l’adoreront, toutes les nations obéiront à sa puissance 2.» Le dimanche après cette réception, le Pape célébra les saints mystères dans la principale église de Montpellier et prêcha devant un immense auditoire. Il parla de son élection, de la perfidie des schismatiques, des dangers qu’il avait courus, de la sécurité que lui donnait la France, de son amour spécial pour cette généreuse contrée, pour cet antique et glorieux royaume. En ce moment toutefois, de cruelles appréhensions pesaient sur la France entière; elle secouait ses

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1 Guillaume, fils et successeur de cet autre Guillaume qui s'était fait reli- gieux cistercien dans l'abbaye de Grand'Selve. Cf. tom. XXVI de cette his- toire, p.

2. Nul doute qu'il ne fût envoyé par l'un des princes musulmans qui ré­gnaient en Espagne.

3. PLAlm. lxxi, \\.

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terreurs pour fêter la venue du chef suprême de l’Église, de son père spirituel : l’Aquitaine était désolée par la famine, le fléau s’étendait, on craignait pour toutes les provinces. Pendant qu’il résidait à Montpellier, Alexandre envoya deux de ses frères à Louis VII, pour l’instruire de son arrivée et lui demander sur quel point du royaume le monarque entendait le recevoir. Pendant le voyage des cardinaux, le Pape tint un concile, le premier qu’il eût pu librement réunir depuis son élection. Il en fit l’ouverture le 17 mai, comme nous le voyons par une lettre qu’il écrivit ce même jour à l’évêque de Vérone, et dans laquelle il se loue de la vénération et de rattachement qui lui sont unanimement témoignés sur la terre de France. A cette assemblée furent présents quatre archevêques, ceux de Tours, de Sens, d’Aix et Narbonne, ce dernier naguère sacré par le Pape lui-même ; il se nommait Pons d’Arsac. Au nombre des évêques étaient ceux de Saint-Malo, d’Auxerre, de Thérouanne, de Nevers, de Maguelone et de Toulon. Le concile, après avoir acclamé le pape Alexandre et frappé d’excommunication l’intrus Octavien, ainsi que ses complices, dressa plusieurs décrets en rapport avec les nécessités de l’époque. On y fulmina l’anathème contre les seigneurs qui ne réprimaient pas les hérétiques, les prédicants vagabonds, les voleurs et les pirates, ou qui fournissaient des armes aux sarrasins. On y défendit aux moines, même aux chanoines réguliers, d’exercer la physique ou la médecine, et d’enseigner le droit civil1. Cette défense rencontrera de sérieux obstacles ; d’autres conciles auront bientôt à la renouveler.

 

   3. L’accueil fait par le roi de France et ses barons aux envoyés du Pape ne pouvait être meilleur ni plus honorable; ils revinrent  annoncer les heureuses dispositions qu’ils avaient rencontrées à la cour. Plein d’espérance et de joie, le Pape quitta Montpellier dans les derniers jours du mois de Juillet. Passant par Alais et Mende, où nécessairement il dut stationner, il entra dans l’Auvergne, et la veille de l’Assomption, il atteignait la capitale de cette province.

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1 LabB. Concil. loin. x. pag. 1307 ut seq.

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Clermont le retint quelque temps, moins par la splendeur de ses fêtes que par les marques touchantes de sa piété. Du reste, il devait attendre là, par suite de nouveaux incidents, que d’autres informations lui fussent transmises. L’empereur observait de loin étape par étape cette marche triomphale qui semblait insulter à sa grandeur et ruiner sa politique. Voici comment l’auteur anonyme des Actes pontificaux nous retrace la situation d’esprit du Teuton : « Voyant le monde entier courir après Alexandre, tous les rois, avec les princes et les évêques, reconnaître son autorité, lui rendre hommage, Frédéric ressentait une confusion qui n’était pas exempte de terreur. Renoncer à l’entreprise dans laquelle il était si publiquement engagé, retourner en arrière, abandonner les plans caressés par son ambition, il ne le pouvait pas sans honte, lui dont aucun de ses prédécesseurs n’avait peut-être égalé la puissance, lui qui tenait presque toute l’Italie sous le joug. D’autre part, cependant, il craignait de succomber dans la lutte, il doutait du résultat final. Que deviendrait même sa couronne impériale, dans le cas où prévaudrait d’une manière absolue ce pape Alexandre dont il n’ignorait ni les grandes vues ni l’invincible courage? » Pour échapper à cette anxiété, pour sortir de cette impasse, il conçut le projet de faire prononcer par l’Eglise universelle la déchéance d’Alexandre et de Victor, ainsi que l’élection d’un troisième Pontife. A ses yeux, c’était renverser d’un même coup tous les obstacles, et s’assurer encore l’avenir. Il fallait des auxiliaires pour la réalisation de ce plan ; et le roi de France était incontestablement celui dont l’action serait décisive. Par quel moyen le gagner? Cela paraissait impossible. Le rusé tyran n’en désespéra pas.

 

   4. Il avait déjà posé comme une pierre d’attente en écrivant à l’évêque de Soissons, Hugues de Champfleuri, chancelier du royaume, pour l’engager à détourner fortement le roi de toute démarche qui pourrait Ie lier envers Alexandre, qu’il dit être son ennemi mortel et l’hôte le plus dangereux pour la France. De là naîtraient des complications capables d’amener une rupture ouverte. Rien d’insidieux, rien de perfide comme cette lettre de l’empereur; aucune ne peint mieux son caractère. Quand il eut entièrement formulé son

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idée, il circonvint Henri comte de Troyes et de Champagne, bien différent du grand Thibaut auquel il avait succédé. Ce comte était depuis peu beau-frère du Roi Louis, qui venait de perdre sa femme Constance de Castille et d’épouser en troisièmes noces Adélaïde sœur de Henri. Celui-ci penchait pour l’antipape et ne dissimulait pas ses propensions. On le disait parent éloigné d’Octavien ; on lui connaissait des attaches moins problématiques : il avait reçu de l’opulent cardinal des services réels et de magnifiques promesses. L’empereur le traitait en ami, se proposant d’en faire son satellite. Ses hautes relations dans les deux camps le désignaient comme intermédiaire ; l’impartialité seule lui manquait. Une circonstance malheureuse favorisa d’abord ses négociations. Le roi de France avait délégué, pour porter ses hommages et l’expression de son dévouement au Pape, l’Abbé de Saint-Germain-des-Prés, homme digne à tous égards de sa confiance, et l’un des chapelains de sa cour, et cet intriguant Cadurque que nous avons vu sur le point d’occuper le siège archiépiscopal de Bourges1. Le premier gravement malade à Clermont ne put remplir son office ; le second s’en acquitta mal, soit par imprudence, soit avec préméditation, et revint faire à son maître un rapport odieux qui pouvait tout remettre en question.

 

   5.   Dans le premier moment, malgré sa piété sincère, Louis serait allé jusqu’à regretter ce qu’il avait fait pour Alexandre. Il laissa déborder son irritation devant Manassès d’Orléans, un saint évêque, mais alors lui-même irrité d’une décision prise contre lui par le Souverain Pontife. C’est à ce prélat, dont il n'ignorait pas sans doute le mécontentement, que s’adressa le comte de Champagne. Avec l’appui de ce sage conseiller, il aborda le monarque et lui tint ce discours qui porte si clairement sa marque d’origine : « L’empereur Frédéric, mu par un pur sentiment de religion, vous propose une œuvre éminente; que vous, les deux plus grands princes de l’univers, veniez à vous aboucher sur les frontières du royaume et de l’empire, pour rétablir l’union dans le monde chrétien. Vous serez

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1. Cf. tom. XXVI de cette histoire p. 375.

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accompagné à cette conférence par les personnages les plus distingués, clercs et laïques, de vos états respectifs. Il y conduira Victor avec ses principaux adhérents, et vous y conduirez Alexandre avec les siens. L’une et l’autre élection seront soumises au plus consciencieux examen par les Eglises réunies de la Gaule, de l’Italie et de l’Allemagne; puis sera définitivement statué ce qu’on aura jugé le meilleur et le plus équitable moyen d’anéantir à jamais nos discordes. » Louis n’aperçut pas le piège qu’on lui tendait; il donna sa parole royale, et le comte repartit immédiatement pour la Lombardie, où l’empereur se trouvaitcencore. Il venait d’achever son expédition contre Milan par l’écrasement de cette ville et celui de son propre honneur.

 

§ II. ENNEMIS ET DÉFENSEURS DU PAPE.

 

   6. Il avait mené cette guerre à la façon d’Alaric et d’Attila, avec des raffinements de barbarie inconnus à ces barbares eux-mêmes. Le pays est dévasté ; l’extermination paraît le mot d’ordre et la loi des hordes impériales. Les maisons sont saccagées et démolies, les habitants massacrés ou mis en fuite. Si quelques arbres sont laissés debout, c’est pour y pendre les malheureux dont on s’est emparé. Dans une circonstance, Frédéric fait crever les yeux à toute une bande de fourrageurs et commande que l’un d’eux conserve un œil seulement, pour qu’il puisse ramener les autres, et porter ainsi l’épouvante dans la cité. Au siège de Crème, qui précède celui de Milan, afin de protéger ses machines de guerre, il y fait attacher les enfants qu’il avait en otage, les exposant aux coups paternels ; et l’historien courtisan n’a de réprobation que pour le patriotique désespoir des assiégés. S’étant rendu maître de la ville par la trahison d’un ingénieur, il la détruit de fond en comble. Les Milanais, quoique ayant sur les bras toutes les forces de l’empire et sous les yeux le spectacle de ces cruautés inouïes, se défendent encore avec un incroyable héroïsme. Mais, réduits au dernier épuisement, ressemblant à des fantômes plutôt qu’à des guerriers, les armes leur tombant des mains, ils sont forcés de se

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rendre sans condition. Chaque ville lombarde avait un char national, le fameux carroccio, traîné par quatre paires de bœufs, marchant au milieu de leurs milices, surmonté d’un autel sur lequel flottaient les saintes bannières et les étendards sacrés de la patrie. Le peuple entier, dans une marche funèbre, suivant ce même carroccio qui tant de fois l’avait conduit à la victoire, alla se prosterner devant l’empereur campant aux portes de Lodi, la vieille cité rivale. Les consuls et les chevaliers ont leurs épées nues suspendues au cou, les bourgeois sont revêtus d’habits de pénitence et tiennent une croix à la main ; tous versent des larmes, tous demandent grâce, moins pour eux que pour leur patrie1. Le comte de Biandrate et d’autres seigneurs italiens, les barons allemands eux-mêmes et plusieurs personnages de la cour joignent leurs prières à ses supplications. Dans les grands coeurs le triomphe inspire la clémence ; celui de Frédéric n’a pas cette grandeur, sa colère est implacable. Il ordonne aux Milanais de retourner chez eux et d’attendre qu’il vienne prononcer leur sentence.

 

   7. Après dix jours, qui parurent des siècles, il vint en elïel, et trop tôt encore ; car ce fut pour leur imposer l’ordre d'abandonner leurs foyers et livrer la ville à la destruction. Avec les troupes germaniques dont l’empereur était accompagne, marchaient les milices de Crème, de Pavie, de Novare et de Lodi. Chacune de ces villes fut chargée de démolir un quartier de Milan2, comme si le despote eût voulu les faire toutes se flétrir à jamais par un commun fratricide, et perpétuer ainsi leurs divisions dans le ressentiment

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1. Ces détails et beaucoup d’autres que nous omettons à regret, se lisent non-seulement dans tous les historiens de l’époque, Morena, Galvaneus Flamma, Tristan Chalcus, l’Abbé de Reichersperg, mais encore dans une circulaire du vainqueur aux évêques d’Allemague, qu’il veut éblouir, et dans une lettre particulière à celui de Salzbourg, dont il ambitionne surtout l’approbation. Il ne paraît pas se douter qu’en célébrant sa gloire, il transmet à la postérité l’autographe attestation de sa honte.

2. « Prccccpit Laudensibus ut portam Orientalem, quæ vulgo Keutia dicitur, totam destruerent ; Cremonensibus vero portam Itomanam demoliendam commisit, Papiensibus portam Ticincnsem ; Novariensibus portam Yercclli- naiu, Cumanis portam Cumanam... » Admises Morena, Hist. Laudens. ad annum 1 IGD.

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d’un indélébile outrage. La reddition était du quatre Mars, la sentence, du quinze ; dans les derniers jours d’Avril tout gisait à terre, excepté la majeure partie des remparts estimés après ceux de Rome les plus beaux et les plus solides de l’Italie. Sur l’ordre de l’empereur, on avait épargné trois églises, qui restaient comme trois vaisseaux désemparés au milieu de flots de décombres. Après coup cependant il en fit abattre les mâts. Le campanile de la cathédrale avait deux cent cinquante coudées d’élévation et passait pour une merveille d’art avant l’épanouissement de l’architecture gothique1. Il défonça l’église en tombant. Par l’ordre encore de Barberousse, les faubourgs furent épargnés, parce qu’ils s’étaient déclarés pour lui pendant le siège. L’archevêque Hubert, n’ignorant pas qu’il serait l'objet principal de la vengeance impériale, avait quitté Milan à la dernière extrémité, pour se rendre à Gènes, où le Pape fugitif venait d’arriver. La vengeance tomba sur la demeure épiscopale. Hubert était accompagné de Milo Galdin son archidiacre, qui deviendra cardinal, puis archevêque et recevra les honneurs de la sainteté2. Si les villes Lombardes se livrèrent avec ardeur à l’horrible besogne qu’on leur avait abandonnée, leur joie mauvaise ne tarda pas à se changer en amère douleur.

 

   8. Délivré de la capitale, la seule qu’il eût à redouter, le tyran se montra sans pitié pour les autres ; il les accabla d’impôts et les enveloppa d’entraves. La plupart, Ferrare, Bologne, Imola, Parme, Faenza, Côme et Novare, bien qu’elles eussent suivi ses drapeaux, furent soumises à des podestats choisis par lui-même, soit parmi les Allemands, soit parmi ces lâches qui, vendus aux ennemis de leur nation, cherchent à se faire pardonner le crime d’être nés Italiens. Ce patriotique anathème est de César Cantu ; sa plume acérée ne stygmatise pas seulement les lâchetés du douzième siècle. Acerbus Morena n’eût rien compris à cette indignation. Après avoir annoncé qu’il continue désormais l’histoire que son père Otton a conduite jusqu’à l’année présente, il nous apprend, non

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1    Tristas. Chalci'9, Chronic. lib. x ; Pumcel. N° 442.  —   Galvasccs   Flajijia
Chrome, major, cap. ccixxxv.

2    Sûrius, die 18 Aprilis, tom. m.

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p165  CHAP. III. — ENNEMIS ET DÉFENSEURS DU PAPE.

 

sans complaisance, qu’il était le podestat impérial de Lodi et l’un des douze commissaires qui présidaient à la destruction de Milan. Une chose dont il se vante encore, c’est d’avoir été du festin que l’auguste impératrice et le très-doux empereur (mitissimus imperator) célébrèrent à Pavie, le saint jour de Pâques, avec la couronne au front, pour la première fois depuis le serment prononcé par Frédéric au commencement du siège. En réalité, ces fêtes étaient celles de l’esclavage et de la tyrannie. Le conquérant ne mettait plus de bornes à son ambition ; il se disposait à traiter le domaine de S. Pierre comme l’ancien royaume des Lombards. Son insolence était chaque jour aggravée par celle des tyranneaux chargés d’interpréter et d’exécuter ses ordres. L’indignation fermentait dans les cœurs, s’alliant à la pitié pour les victimes, donnant un plus profond retentissement aux lamentations des Milanais, qui pleuraient sur la ruine de leur patrie ou parcouraient les chemins de l’exil, implorant secours et vengeance. Ceux qui dans la prospérité, dans la libre expansion de leurs rivalités nationales, ne s’étaient rencontrés que l’injure à la bouche et le fer au poing, redevinrent frères dans l’humiliation et l’infortune: sous le joug odieux de l’étranger toutes les haines avaient disparu, dans une seule.

 

   9. L’accord fut bientôt établi et l’action combinée; ils conclurent une ligue à l’assemblée de Pontida. Plusieurs villes préludaient au réveil de l’indépendance. Les Véronais, les Padouans, les habitants de Trévise et de Vicence, aidés par la puissance des Vénitiens, à qui leur position assignait ce glorieux rôle, avaient chassé les podestats de Frédéric; ils s’engagèrent ensuite par les serments les plus solennels 1, avec les peuples de la Romagne menacée et de la Lombardie conquise, à se secourir en toute occasion, à s’indemniser mutuellement des dommages éprouvés pour la défense de la liberté, à ne pas souffrir qu’une armée allemande descendit en Italie, à recouvrer leur anciens droits par tous les moyens possibles. Une main sur l’épée, l’autre dans la main d’un frère, ils sentirent

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1 Ces serments seront renouvelés dans la suite, et devront sous  plus d'un rapport appeler notre attention.

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de nouveau circuler dans leurs veines l’énergie de l’union et de l’amour. Le premier acte de la ligue sera de reconstruire Milan avec le concours de tous, par une réparation éclatante de ce que tous avaient accompli. Ils marchèrent après cela contre les villes que la reconnaissance et la peur enchaînaient à la domination allemande, pour les forcer à rentrer dans le devoir, en reprenant leur indépendance. Les confédérés étaient encouragés par Alexandre III, qui leur envoyait de loin ses conseils et ses bénédictions. C’était encore défendre en même temps la cause de l’Eglise et celle de l'Italie. A Montpellier d’abord, à Tours ensuite, il renouvelait l’excommunication contre le persécuteur : «Vicaire de saint Pierre, constitué par Dieu sur les nations et les royaumes, il absolvait les Italiens et les autres peuples du serment de fidélité qui les liait à l’impie Hohenstoffen ; il souhaitait que ce prince fût dépouillé de toute force dans les combats, ne remportât plus aucune victoire sur des chrétiens, échouât dans ses entreprises, ne goûtât ni paix ni repos, tant qu’il n'aurait pas fait pénitence 1 .» La ligue avait aussi pour allié Guillaume de Sicile, dont le désir était que Barberousse eût assez d’occupations ailleurs pour ne pas diriger ses vues et ses armes du côté de l’Apulie. Dans les rang des Lombards étaient même des exilés campaniens luttant pour la patrie commune. Henri II d’Angleterre offrait aux Milanais une somme considérable, dans un intérêt tout personnel dont nous verrons bientôt le mystère ; il prenait le même engagement, et pour la même raison, envers les Crémonais, les Parmesans et les Bolonais. Manuel Comnène, empereur d’Orient, jugeant l’occasion favorable pour revendiquer ses droits sur l’Italie, envoyait des ambassadeurs au Pape, lui faisant toujours espérer la réunion des deux Eglises ; ce qui ne devait pas mieux aboutir qu’auparavant.

 

   10. Sans attendre l’effet de ces belles promesses, la ligue montra dès sa formation assez de courage et d’activité pour précipiter la retraite d’une armée qui se proclamait victorieuse par la plume de

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1 Joas Saresbir. Epist.ccx, Codice Vaticano — 'lERHonrs, Abbas Reichesperg. ad anauru 11G2.

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p167 CHAP. III.—NÉGOCIATIONS ENTRE L’EMPEREUR ET LE ROI DE FRANCE.

 

son chef, et qui venait réellement de remporter de lamentables victoires. « Nous avons réduit les ennemis, écrivait le Teuton dans sa naïve jactance, à jurer tout ce que nous avons voulu ; nous laissons la ville entière dans la ruine et la désolation ; les fossés sont comblés, les tours détruites, les habitants dispersés et privés de toute ressource. Nous ramenons maintenant notre armée, nos aigles reprennent leur vol glorieux vers le ciel de la Germanie. D’autres soins nous appellent, l’empire attend de nous une pleine reformation. » Selon toute apparence, il entend par là l’exécution des projets concertés avec Henri de Champagne.

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