Croisades 32

Darras tome 23 p. 595

 

   70. « La ville sainte et aimée de Dieu, l'auguste cité de Jérusalem, dit Guillaume de Tyr, était alors gouvernée, au nom du calife Babylone par l'émir Afdal (le même que les chroniques arabes dési­gnent sous le nom d’ Hiftikhar Eddaule, gloire de l'empire). Il y avait

-----------------------------------

1.  Isa., XLix. 18-41 ; li, 17 ; lu, 2.

2. Hadulf. Cailom., Gest. Tancrerf., cap. exi, col. 561.

=================================

 

p596

 

réuni tous les éléments d'une défense opiniâtre. Sa garnison mon­tait au chiffre de quarante mille hommes. Le territoire environnant manquait d'eau, de bois et de pâturages. Les citernes avaient été ou mises à sec ou empoisonnées. La chaleur était torride à cette épo­que ; et, sans négliger les autres moyens, l'émir comptait sur cet au­xiliaire pour triompher des armées de la croisade2. » Jérusalem s'offrait alors sous l'aspect d'un vaste parallélogramme, irrégulier principalement sur la face occidentale. Elle était entourée d'une ceinture de hautes murailles, qui suivaient les mouvements accidentés du sol, et d'où se détachaient un grand nombre de tours fortifiées. L'empereur Adrien, en même temps qu'il avait chassé les Juifs de la ville sainte, à l'ombre de laquelle la nation déicide ne devait plus s'abriler, avait introduit le Golgotha et ses dépendances au cœur de la cité nouvelle élevée par ses soins. L'adjonction de la montagne du Calvaire à l'ancienne enceinte, telle qu'elle existait au temps de la passion, avait ainsi étendu la ville en largeur sur le côté de l'ouest et détruit la régularité du parallélogramme. Mais, par contre, la majeure partie du mont Sion, au sud, avait cessé de faire partie de l'enceinte murée. Le sol sur lequel reposait la ville était formé par la réunion de cinq collines, dont le faible relief avait été en partie nivelé par le temps et par la main des hommes : la colline de Bezétha, au nord ; celle du Calvaire ou du Golgotha, dominée par l'église du Saint-Sépulcre ou de la Résurrection, au nord-ouest; celle d'Acra l'antique Salem, à l'ouest; celle de Moria, occupée par la mosquée d'Omar sur l'emplacement du temple de Salomon, à l'est ; enfin, au midi, la colline de Sion ou de Jébus, siège primitif du palais de Da­vid, dont la déclivité septentrionale était seule, alors comme de nos jours, comprise dans le périmètre des remparts. Dans son ensemble, comme au temps de Titus, la configuration générale du sol partageait la cité de l'est à l'ouest par la vallée du Tyropaeon, ainsi nom­mée par l'historien Josèphe et désignée à l'époque de la croisade sous le nom de val des fromagers, parce qu'elle servait de marché public desservant les deux côtés de la ville haute et basse. Les

---------------------

1.Guillelm. Tyr., 1. VIII, cap. î-v, col. 405-412.

=================================

 

p597 CHAP.   V.   —   SIÈGE   DE  JÉRUSALEM.

 

portes principales étaient au nombre de quatre : au nord, la porte Saint-Étienne, ou Septentrionale, ancienne porte d'Ephraïm, au­jourd'hui porte de Damas (Bab et-Amoud)1; à l'ouest la porte Occi­dentale, aujourd'hui porte de Jaffa ou de Bethléem [Bab-el-Khalil), située près de la tour de David ou château des Pisans, arsenal ac­tuel ; au sud la porte de Sion ou de David (Bab-el-Dahoud) ; à l'est l'ancienne porte des Troupeaux, conduisant à la piscine Probatique, nommée par les Turcs porte de Josaphat et par les chrétiens porte de la Vierge-Marie (Bal-el-Sidi-Mariam)2, parce qu'elle conduisait à la vallée de Josaphat et au tombeau de la sainte Vierge. Exté­rieurement la configuration du sol autour de Jérusalem justifie, par les accidents d'un terrain d'origine volcanique, l'expression admira­blement juste de mons coagulatus 3 du Psalmiste. Le plateau du nord, bien que fort mouvementé, offre seul un espace propre au dé­veloppement des lignes d'une armée ; à l'ouest, le sol s'enfonce dans la vallée biblique des Rephaîm ou des Géants ; au sud, le mont Sion se dresse comme un mur naturel, dont les contre-forts vont s'inclinant à l'est pour se perdre dans les gorges profondes de la vallée de Josaphat, couronnées à leur droite par la montagne des Oliviers. Au point de vue stratégique, cette situation exceptionnelle a fait la gloire de tous les guerriers qui ont triomphé de tant d'obstacles, depuis David, Nabuchodonosor, Pompée et Titus, jusqu'à Godefroi de Bouil­lon. Les quartiers d'investissement choisis par l'armée de la croi­sade en 1099 furent les mêmes que ceux des Romains en l'an 70. Ils s'étendirent principalement sur les plateaux du nord et du nord-ouest, où la diposition du terrain permettait d'accéder plus facile­ment au pied des remparts. Robert Courte-Heuse avec les troupes de Normandie et de Bretagne s'établit à la porte Septentrionale, sur la route de Damas. A sa droite, le comte de Flandre et Hugues de

-------------------------

 1 On a depuis, à une époque relativement moderne, donné le nom de porte Saint-Étienne à une autre entrée située à l'est de Jérusalem, sur le penchant de la vallée de Josaphat, dans une directiou complètement différente.

2.  C'est aujourd'hui la porte moderne dite de Sainl-Étienne.

3. Psalm. lxvii, 16.

=================================

 

p598      PONTIFICAT  DU   B.   URBAIN  II   (4°   PÉRIODE   1088-1099).

 

Saint-Pol étendirent leurs lignes à l'ouest, faisant face au Golgotha. Le quartier de Tancrède leur faisait suite et touchait celui de Gode­froi de Bouillon, qui formait un arc de cercle depuis l'angle extrême de la montagne du Golgotha jusqu'au milieu de la vallée des Re­phaîm. A ce point commençait le campement de Raymond de Saint-Gilles à l'ouest, en face de la tour de David, pour s'étendre jusqu'au pied de la montagne de Sion. Un corps d'observation fut placé sur la montagne des Oliviers, avec ordre d'entretenir jour et nuit des postes de sentinelles sur la vallée de Josaphat, et de suppléer ainsi au blocus qu'il était impossible d'y établir.

 

   71. « Cinq jours après l'arrivée des croisés sous les murs de la ville sainte, dit Guillaume de Tyr, l'ordre fut donné par les hérauts d'armes à tous les guerriers, depuis le premier jusqu'au dernier, d'avoir à se tenir prêts pour un assaut général qui serait tenté le lendemain matin. On répondit avec enthousiasme à cet appel : cha­cun se munit de boucliers, de pics, de crocs de fer et d'épieux. Aux premiers rayons du soleil, s'élançant aux pieds des murailles, de tous les côtés à la fois, les guerriers s'attaquèrent avec tant de vigueur aux murs de la première enceinte, antermualia, qu'ils y ouvrirent de larges brèches et se trouvèrent en face des remparts proprement dits 1. » En dépit des archers sarrasins qui les criblaient de flèches, les soldats du Christ essayèrent de forcer tous les obstacles. « Oh ! s'ils eussent eu ce jour-là des échelles! s'écrie Raoul de Caen. Il n'y en avait qu'une. Tancrède s'en saisit, l'applique au rempart et d'un bond gravit les premiers échelons. Mais tous ses guerriers le re­tinrent: la plate-forme supérieure était couverte d'ennemis. Le hé­ros fut donc arraché malgré lui à ce poste d'honneur. Au même ins­tant s'élança un jeune chevalier français, de noble race, nommé Raimbaud et surnommé Cremium (Creton) : il mérite bien par sa bravoure, ajoute le chroniqueur, que tous ses titre soient enregis­trés ici pour une gloire immortelle. Il réussit à monter tous les de­grés de l'échelle ; déjà il avait posé la main gauche sur la plate-forme du rempart et allait s'y élancer lorsqu'un coup de cimeterre lui coupa à

--------------------

1. Guillelm. Tyr., 1. VIII, cap. vi, col. 413.

=================================

 

p599  CHAP.   V.   —   SIÈGE   DE  JÉRUSALEM.

moitié la main droite dont il brandissait son épée. Obligé de lâ­cher prise, le noble chevalier fut recueilli par ses compagnons. Tan­crède lui prêta son char, et le fit conduire à sa tente pour y être pansé 1. » Il fallut, malgré tant de généreux efforts, reprend Guillaume de Tyr, renoncer ce jour-là à prendre Jérusalem. Le si­gnal de la retraite fut donné vers une heure de l'après-midi. Les princes s'étaient convaincus de l'inutilité d'un coup de main contre des remparts d'une telle élévation ; ils songèrent dès lors à préparer des machines de siège 2. » 

 

    72. Mais la difficulté était grande : les bois  de construction faisaient absolument défaut ; et l'on comprit alors pourquoi, dans leur précaution sacrilège, les Sarrasins de Lydda avaient rasé jusqu'aux fondements la basilique de Saint-Georges 3-. L'unique préoccupa­tion des princes, des soldats, des pèlerins, était de se procurer un matériel de siège. Les vignes, les oliviers, les palmiers nains qui se rencontraient sur les plataux desséchés de Jérusalem, ne pouvaient être d'aucune utilité. «On regarda comme une sorte de miracle, dit Raoul de Caen 4, la découverte faite alors par Tancrède. Ce hé­ros venait d'être atteint de la dyssenterie, ce qui ne l'empêchait pas de monter chaque jour à cheval pour aller dans toutes les direc­tions à la recherche de forêts qu'on ne trouvait nulle part. Forcé de s'arrêter à l'entrée d'une grotte taillée dans un rocher, il découvrit à sa grande surprise quatre immenses poutres qui y avaient été ca­chées. On sut plus tard qu'elle avaient servi, l'année précédente, à la construction des machines que l'armée du calife babylonien, Mostali, avait employées au siège de Jérusalem contre les Turcs. On

---------------------------

1. Hadulf. Cadom., Gest. Tancred., cap. eux, col. 565. Richard le Pèlerin, dans son poème de la Conquête de Jérusalem, faisant suite à la Chanson d'Antiocbe, mentionne le fait en ces termes :

Et dist Raimbaus Creton : S'entre la gent haïe,

Puis venir par lassus, en celé cit anlie,

Jo m'i quit moult chier vendre à l'espée forbie.

(Conq. deJé'Us., ch. iv, v. 2S61, éd. Hippeau, p. 117.)

2.Guillelm. Tyr., /oc. cit.

3. Cf. n° 68 de ce présent chapitre.

4. ilimcuH fpecies est quoi! narrabo.

=================================

 

p600      PONTIFICAT  DU   B.   URBAIN  II   (4°   PÉRIODE   1088-1099).

 

accourut en triomphe pour enlever ces matériaux précieux. « Le Seigneur nous donne plus que nous lui demandions ! s'écriait Tancrède : le bois est tout façonné4.» Mais cette ressource était insuffisante. « Sur les entrefaites, dit Guillaume de Tyr, un chrétien de Syrie, qui avait suivi l'expédition, vint déclarer qu'à six ou sept milles de distance il connaissait une forêt dont les arbres couvraient deux ou trois vallées solitaires. On désigna aussitôt quelques-uns des chefs pour aller vérifier la valeur de cette indication5. » Elle était parfaitement exacte. «Au nord de Jérusalem, dans les mon­tagnes de Naplouse, la Sébaste des Grecs et l'antique Sichar des patriarches, sur la route de Damas que nous avions laissée à notre gauche, se trouvait réellement une forêt dont les arbres, quoique moins élevés que ceux de notre patrie, pouvaient cependant être mis en œuvre1. » Le duc de Normandie Robert Courte-Heuse, le comte de Flandre, Gaston de Béarn, Gérard de Cérisy, avec une escorte de deux cents hommes de cavalerie et tous les ouvriers nécessaires, se rendirent sur les lieux pour procéder à l'abattage. La petite expé­dition revint bientôt, conduisant sur des chars et à dos de chameaux des bois en abondance. Ce fut alors dans le camp, dit Guillaume de Tyr, une véritable fièvre de travail. Tous les ouvriers furent mis à réquisition : la hache, la scie fonctionnaient nuit et jour. On dressait des tours roulantes, des balistes, des mangonneaux, des pierriers, des béliers, des scrophx destinées à saper les murailles2. Les offrandes volontaires de tout le peuple servaient à payer chaque jour les ouvriers : car aucun des princes n'aurait pu suffire à la dépense, pas même le comte de Toulouse, dont les ressources semblaient pourtant inépuisables. Il fournissait la solde non-seulement à ses propres guerriers, mais à une grande quantité de nobles tombés dans le dénue­ment.

-------------------------------

1. Radulf. Cadom., cap. cxx, col. 766.

2.Guillelm. Tyr., 1. VIII, cap. vi, col. 413.

3. Radulf. Cad., Gest. Tancred., cap. cxxi, col. 566. La forêt ainsi désignée est celle de Saron, où déjà Titus s'était approvisionné durant le siège de Jé­rusalem.

4. Castella et machinas faculnlorias quas mangnna vel petrarias vacant, arie-tes quoque simut et scrophas ad suffodiendum mururn.

=================================

 

p601  CHAP.   V.   —   SIÈGE   DE  JÉRUSALEM.

 

Pour venir en aide aux travailleurs, les femmes, les vieillards, les jeunes gens, sans distinction de rang ni de fortune parcouraient les campagnes et les vallées pour se procurer l'osier, le jonc, les rameaux flexibles, qui servaient à fabriquer des fascines et des claies. Chacun rapportait sa provision sur les épaules, sans autre préoccupation que celle de servir au travail commun3. » Cepen­dant le manque d'eau occasionnait dans le camp des souffrances atroces. A la nouvelle de notre arrivée, dit Raimond d'Agiles, les Sarrasins avaient obstrué tous les puits, desséché les citernes, détourné ou épuisé les sources. La fontaine de Siloé, au bas de la montagne de Sion, était intermittente. Les habitants nous avaient prévenus qu'elle ne coulait qu'une fois par semaine. Le reste du temps, son eau était croupissante comme celle d'un marais. Un jour, elle coula en effet ; mais l'empressement fut tel sur ses rives, qu'on s'en disputait l'approche les armes à la main. Des cadavres d'hommes, de chevaux et de bêtes de somme infestèrent ses eaux1. » «Aux horreurs de la soif, reprend Guillaume de Tyr, vinrent s'ajou­ter les tortures de la faim. La moisson était depuis longtemps ter­minée, la flotte seule avait jusque-là fourni les vivres nécessaires. De Joppé, où elle se tenait à l'ancre, on pouvait en deux jours de marche amener des provisions au camp. Les croiseurs égyptiens la surprirent au port et s'en emparèrent3. » Ce désastre mit le comble aux souffrances des assiégeants.

 

   72. L'excès du malheur tourna toutes les espérances vers le ciel. « Grand nombre d'entre nous, dit Raimond d'Agiles, avaient violé leur vœu de pèlerinage. Ne  comptant  plus sur les promesses de Dieu ni sur sa miséricorde, ils  s'étaient dirigés  dans la vallée du Jourdain, s'étaient baignés comme en un second baptême dans les eaux de ce fleuve, avaient fait leurs provisions de palmes, dans l'in­tention de revenir à Joppé et de  s'embarquer  pour  l'Europe. La perle de la flotte fut pour ces incrédules, un  châtiment providen­tiel .4 »

---------------------

1.Guillelm. Tyr., 1. VIII, cap. vi, col. 414.

2.Ram   Je Agi!., cap. xxnv, col. 632.

3.Guiltelm. Tyr., I. Vlll, cap. ix, col. 417.

4. Raimuml. de Agile», cap. xxxv, col GVt

=================================

 

p602 PONTIFICAT DU  B.   URBAIN  II  (48  PÉRIODE   1088-1099).

 

Désormais Dieu seul pouvait, au défaut de toutes  les res­sources humaines, secourir son peuple et renouveler pour la nou­velle armée d'Israël  les  prodiges accomplis autrefois pour l'an­cienne. « Les évêques, les princes, les soldats et  les pèlerins, dit Guillaume de Tyr, convinrent unanimement d'implorer par des priè­res expiatoires la clémence du Seigneur. Une proclamation solennelle indiqua un jeûne de trois jours, durant lequel tous  devaient se confesser de leurs péchés et se réconcilier avec leurs frères. Après ce triduum, une litanie (procession) du peuple entier, croix, ban­nières et reliques des saints en avant, suivie de  tous les évêques, prêtres et clercs revêtus des ornements de leur ordre, se  dirigea, pieds nus, sur la montagne des Oliviers. Là, le vénérable Pierre l'Ermite et un prêtre originaire de Normandie, Arnould de  Rohes, chapelain du duc Robert, adressèrent à la multitude les  plus touchantes exhortations. La sainteté du lieu prêtait à leur éloquence des mouvements irrésistibles. Sur cette montagne sainte, «distante de Jérusalem du court espace qu'il est permis de franchir un jour de sabbat, » selon l'expression de l'Évangéliste 1, notre Sauveur, le quarantième jours après sa résurrection, s'était élevé au ciel, à la vue de ses disciples, et une nuée l'avait dérobé à leurs regards. Le peuple fidèle, sous l'impression de ces grands souvenirs, dans l'hu­milité d'un cœur contrit et repentant, se tenait à genoux, versant des larmes et implorant le secours d'en haut. Toutes les inimitiés disparurent en ce jour : le comte Raymond de Saint-Gilles et Tancrède donnèrent l'exemple de l'oubli des injures, et, se pardonnant leurs offenses réciproques, ils échangèrent le baiser de paix et de charité chrétienne. La procession descendant la montagne des Oli­viers se rendit à l'église du mont Sion, au midi de Jérusalem, en dehors de l'enceinte fortifiée. Durant tout le parcours, les Sarrasins du haut des tours et des remparts ne cessaient de lancer avec leurs arcs et leurs balistes des nuées de projectiles sur la foule des pèle­rins. Il y eut quelques blessures reçues par imprudence : car on était hors de portée. Les infidèles, dans un accès de fureur sacri­lège, promenaient

-----------------------------

1 Luc, Act., i, 12.

=================================

 

p603 CHAP.   V.   — SIÈGE  DE JÉRUSALEM.

 

sur les murailles des croix qu'ils couvraient de crachats et d'ordures, en haine du nom de Jésus-Christ notre Sei­gneur et de sa religion sainte. Les croisés continrent l'indignation qu'un tel spectacle soulevait dans leur âme ; ils achevèrent dans le plus profond recueillement la cérémonie expiatoire. Après la béné­diction solennelle, donnée en l'église Sainte-Marie du mont Sion, les princes firent annoncer que le jour de l'assaut général était fixé au jeudi suivant, 14 juillet, et que dans l'intervalle chacun eût soin de terminer les travaux d'approche et la construction des machi­nes 2. »

 

74. En proclamant ainsi, une semaine à l'avance,  la date précise de l'assaut, Godefroi de Bouillon  n'ignorait pas que la  nouvelle en parviendrait promptement aux assiégés. Mais il comptait sur cette indiscrétion pour le succès de son plan d'attaque. En effet, dès le lendemain, les Sarrasins installèrent sur toutes les murailles qui faisaient face aux lignes d'investissement, des béliers, des balistes, des catapultes. « Or, reprend Guillaume de Tyr, dans la nuit du mercredi au jeudi, Godefroi de Bouillon abandonna son premier campement situé sur la route de Jaffa, à  l'angle  nord-ouest de la ville, et le transporta au côté opposé, en face  de  Bézétha,  à l'an­gle nord-est, entre la vallée de Josaphat et le chemin de Damas. Le trajet était presque d'une demi-lieue. Telles furent néanmoins l'ar­deur générale et la merveilleuse discipline des soldats, que l'opéra­tion s'accomplit dans le plus profond silence et fut  terminée  avant le lever du soleil. Toutes les tentes avaient été repliées,  emportées et redressées sur le nouvel emplacement, sans que  les assiégés en, eussent le moindre soupçon 2. » Un mouvement analogue fut exécuté avec le même succès par le comte de Toulouse, qui  transporta  son camp de la ligne de l'ouest à celle du midi, en face du mont  Sion, entre l'église Sainte-Marie et la fontaine de  Siloé. Tancrède resta seul, en face du Golgotha, chargé de l'attaque de la tour Angulaire, au nord-ouest, sur laquelle les assiégés avaient multiplié tous leurs moyens de défense. Grande fut la surprise des Sarrasins,  ajoute le chro-

----------------------

1.Guillela. Tyr., 1. VIII, cap. xu, col. 420.

2.Guillelm. Tyr., 1. VIII, cap. xn, col. 419.

=================================

 

p604 PONTIFICAT DU  B.   URBAIN  II  (48  PÉRIODE   1088-1099).

 

niqueur, lorsqu'aux premiers  rayons du  soleil ils virent ce changement de front. Les  deux  points  occupés par Godefroi de Bouillon et par Raymond de  Saint-Gilles,  étaient restés jusque-là en dehors des opérations stratégiques, aucun travail  défensif n'y avait été entrepris; maintenant ils allaient devenir les deux princi­paux centres de l'attaque. Godefroi de Bouillon faisait avancer sur le rempart en face duquel il venait de prendre position une tour roulante dont le faîte dépassait de la hauteur d'une lance  la  plate­forme des murailles. Elle était  couronnée d'une croix d'or, qui étincelait au soleil et attirait toutes les malédictions des infidèles. Par ses dimensions colossales, l'énorme machine opposait une résis­tance qui eût défié des efforts moins héroïques. «Mais, dit Guillaume de Tyr, ce n'était point une armée, c'était un peuple entier qui unis­sait ses efforts pour approcher des murailles le gigantesque engin de guerre. Il n'y eut en ce jour ni infirme, ni vieillard, ni enfant ni femme qui ne se fît soldat. Tous avaient juré de mourir pour le Christ ou de vaincre avec lui 1. » L'élan fut le même au camp de Tancrède et à celui de Raymond de Saint-Gilles, où deux autres tours devaient être installées. Mais les remblais hâtivement prati­qués dans les fossés du retranchement fléchissaient sous le poids. Tout le jour se passa en ces travaux d'approche. Les assiégés en profitèrent pour transporter leur matériel de guerre sur les trois points où l'assaut devait commencer le lendemain. « Jamais, re­prend le chroniqueur, les croisés n'avaient éprouvé de plus gran­des fatigues ; mais nul ne songea à prendre le moindre repos du­rant cette nuit qui précédait la victoire ou la mort3. » Le terrain fut aplani et tassé en avant des tours roulantes ; les catapultes, les pierriers, les mangonneaux, mis en place, et au lever de l'aurore les trois machines de guerre, à grands renforts de bras, purent pren­dre leur position d'attaque. Les assiégés avaient protégé les mu­railles contre le choc des béliers et des catapultes par des sacs rem­plis de paille, de foin, de laine et de coton ; ils lançaient contre les tours roulantes des tor-

----------------

1.Guillelm. Tyr., 1. VTII, cap. xiu, col. 420.

2. Ibid., cap. xiv, col. 423.

 =================================


p605

 

rents de feu grégeois, que les croisés es­sayaient vainement d'éteindre avec le peu d'eau dont ils disposaient. Enfin on s'aperçut que le vinaigre seul avait la vertu d'en paralyser l'effet ; mais les approvisionnements de ce liquide furent bientôt épuisés. Godefroi de Bouillon voulut répondre au feu des assiégés, en incendiant lui-même les sacs de matières inflammables suspendus aux murailles. Une épaisse colonne de fumée s'éleva entre les com­battants. Les assiégés, à la faveur de ce nuage, tentèrent une sor­tie ; ils furent repoussés. Mais ils eurent le temps de briser les roues de la tour roulante. Sur les deux autres points d'attaque, ni Tan­crède ni Raymond de Saint-Gilles n'avaient été plus heureux. Il était midi: la chaleur extrême, l'excessive fatigue, l'inutilité de tant d'efforts, découragèrent les plus braves. « Ce fut un véritable désespoir, dit Guillaume de Tyr. On insistait pour que la tour roulante presque entièrement démantelée et les autres machines à demi-embrasées fussent retirées à l'écart, et l'assaut remis au lendemain. Déjà les soldats s'éloignaient par groupes ; le peuple les suivait, in­sensible aux sarcasmes que les infidèles lançaient du haut des rem­parts. La puissance de Dieu éclata alors, quand humainement tout était désespéré. Les prières des fidèles furent miraculeusement exaucées. On vit au-dessus du mont des Oliviers planer dans les airs un chevalier, qui agitait au-dessus de sa tête un bouclier resplendis­sant, et faisait signe à nos légions de retourner au combat. A son as­pect, Godefroi de Bouillon et Eustache de Boulogne son frère, res­tés tous deux à l'étage supérieur de la tour, furent remplis d'une joie incidible. A grands cris ils rappelèrent les fuyards. La miséri­corde du Seigneur se manifestait enfin sur son peuple. Toutes les fatigues, toutes les blessures furent oubliées. Ceux qui tout à l'heure avaient pris l'initiative de la retraite étaient les plus ardents à voler au combat. Les princes, les chefs les plus expérimentés, ceux que l'armée considérait comme ses colonnes, s'élançaient en avant. Les femmes accouraient avec des vases remplis d'eau qu'elles distri­buaient aux guerriers, et marchaient avec eux à la victoire. « Go­defroi de Bouillon fit alors échouer sa tour contre la muraille et abaisser le pont-levis sur le parapet. En même temps il faisait met­tre le feu à des sacs de coton, in cul-

=================================

 

p606 PONTIFICAT DU  B.   URBAIN  II  (48  PÉRIODE   1088-1099).

 

citram bombice plenam; et comme le vent soufflait du nord, la fumée alla frapper en plein vi­sage les Sarrasins. Le héros profita de ce moment pour s'élancer sur la muraille avec Eustache de Boulogne et les deux frères Ludolphe et Gislebert de Tournay. Tous les chevaliers qui se trou­vaient dans la tour les suivirent 1. » Les autres, appliquant à la hâte des échelles de rempart, montèrent en même temps 2. Le pre­mier, dit Ordéric Vital 3, fut Raimbaud Creton, qui déjà avait escaladé les murs d'Antioche avec Boémond et ravi à Tancrède, lors du précédent assaut, l'honneur de poser sur le rempart une main que le glaive des infidèles avait mutilée. Jérusalem était prise. Bientôt Tancrède à la tour Angulaire et Baymond de Saint-Gilles au mont Sion y pénétrèrent. «C'était, dit Guillaume de Tyr, le ven­dredi 15 juillet 1099, à trois heures de l'après-midi, heure solen­nelle où le Sauveur rendit sur la croix son esprit à son Père. Il y avait trois ans que le peuple fidèle s'était engagé dans cette glo­rieuse croisade. Le pontife de la sainte Eglise était alors Urbain II, en France régnait le roi Philippe I, Henri IV détenait la souverai­neté de Germanie, et Alexis portait le sceptre de l'empire grec1. »

 

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon