Islam 26

Darras tome 32 p. 31


§ III. INTENTIONS MÉCONNUES DU PAPE.


  25. C'était une dangereuse politique, imitée de l'impie Frédéric II, et dont les conséquences seront loin d'ajouter à l'éclat de la victoire  remportée. Alphonse avait du reste terni sa gloire en se faisant la  part du lion dans le partage des dépouilles. Les Liguriens indignés étaient partis sur le champ, et bientôt la flotte pontificale mouillait à l'embouchure du Tibre. D'autres raisons avaient motivé ce dé­part : un commencement d'épidémie parmi les équipages, les  ava­ries  subies par  les vaisseaux. Le roi de Naples et son fils s'éton-

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1. Maff£. Volât.  Diar. Ht. Archiv. Vatic. lib. III ; — Bonfw. Decnd. iv, 6, et alii.

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naient naïvement de cette retraite, qu'ils appelaient une désertion. Ferdinand s'en plaignit amèrement au Pape, quand il venait de le bénir et de l'exalter, en s'exaltant lui-même outre mesure. Il annon­çait par son ambassadeur l'intention de mener les flottes combinées à l'attaque immédiate de Velona, sur l'autre bord de l'Adriatique, pour prendre pied sur le sol Ottoman et menacer de là Constanti-nople. L'occasion, disait-il, ne pouvait être plus heureusement choi­sie. N'était-ce pas là le but ultérieur de la guerre sainte? Ne fallait-il pas profiter du moment où les ennemis du christianisme se trou­vaient humiliés et confondus, soit par leur récente défaite, soit par la mort de Mahomet II et les tempêtes déchaînées sur leur empire1. Le légat Paul Frégoso était présent à l'audience du délégué napoli­tain ; il n'allait pas laisser sans réponse les plaintes et les récrimi­nations dont il était indirectement l'objet. Pour réparer la flotte, il ne fallait pas moins de cinquante mille florins d'or. Où trouver une pareille somme? Entasser de nouveau les hommes dans des navires mal approvisionnés, alors même qu'ils pourraient tenir la mer après tant de secousses, ne serait-ce pas les vouer à l'épidémie ? La saison d'ailleurs était trop avancée : ce n'est pas en octobre ou no­vembre qu'on doit affronter une périlleuse navigation. Avait-on, pour se jeter dans une telle aventure, tant à se louer des alliés qui la sollicitaient dans leur propre avantage, bien plus que dans l'in­térêt de la chrétienté? « Devant Otrante, les Génois et les Pontificaux ne possédaient de vivres que pour deux ou trois jours seulement ; nous demandâmes aux princes dont nous étions les auxiliaires dé­voués de subvenir à cette pénurie momentanée : ils repoussèrent une aussi juste supplique, quand il s'agissait de rétablir leur fortune ébranlée et l'intégrité de leur royaume. Que ne feraient-ils pas dé­sormais, dans une semblable conjoncture, quand la prospérité sug­gère l'orgueil et le dédain ? Quelle récompense après tout avons-nous eu de nos sacrifices ? Le monde entier la connaît. Est-elle faite pour nous rendre sourds aux conseils de la prudence? »

   26. Les sentiments et l'opinion du légat avaient l'entière adhé-

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1. Bl7.AH. BONFïFj'.VoLATER. Util SUpra.

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sion des principaux chefs de la flotte, également présents. Le Pape n'en sentait que trop la justice ; mais dans sa position il ne voulait mécontenter personne ni décourager aucun dévouement. Ecoutons un instant son langage ; nulle part ne nous apparaît mieux l'âme de Sixte IV : « Nous avons mesuré l'étendue de nos engagements, et cela dès le principe. Si tous les contractants avaient tenu les leurs comme nous avons tenu les nôtres, le temps propice à la navigation n'aurait pas été malheureusement perdu, la discussion actuelle n'aurait pas sa raison d'être, les Turcs ne seraient jamais débar­qués en Italie. Les deux grandes difficultés qui nous arrêtent, l'état de la mer en cette saison et la peste menaçant nos troupes navales, sont en dehors de tout pouvoir humain ; Dieu seul peut les résoudre. N'allons pas désespérer de sa bonté. Qui donc combat fidèlement pour sa cause sans obtenir tôt ou tard son secours ? Ne nous aban­donnons pas nous-mêmes ; il ne nous abandonnera pas. Une troi­sième difficulté se présente : le manque d'argent; et quarante mille florins d'or seraient nécessaires. Nous n'en possédons pas un, faut-il le reconnaître. Le trésor pontifical est absolument épuisé ; les reve­nus du Saint-Siège se trouvent aux mains de nos créanciers ; les enfants de l'Eglise ont subi tant de charges qu'on ne saurait plus leur en imposer de nouvelles, sans les plonger dans la désolation. Notre cœur saigne de celles qu'ils portent déjà. Eh Lien, il nous reste encore une riche tiare, quelques ornements de prix, notre vaisselle de table : que l'or et l'argent soient mis en fusion, que les pierreries soient aliénées pour servir à l'œuvre commune. Nous porterons une mitre de damas ; elle n'en sera que plus légère à notre tête. Pen­dant que les coupes d'or seront consacrées au service de Dieu, nous boirons dans des coupes de verre ; nous ne rougirons pas de man­ger dans des assiettes d'argile. Beaucoup de nos plus illustres pré­décesseurs nous en ont donné l'exemple ; les saints n'eurent jamais d'autre luxe. Dieu ne laissera pas son Vicaire sans honneur : nous aurons alors le plus magnifique des diadèmes, un manteau qui ne sera pas rongé par les vers. Légat du Siège Apostolique, et vous Commandant de nos vaisseaux, ne repoussez, pas notre prière, ren­dez-vous à l'appel du roi. Si vous avez souffert quelque injure, c'est
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le moment  de  tout  pardonner, selon le précepte de l'Évangile. » Quoique profondément émus, le cardinal et les marins protestèrent qu'il leur était impossible de se lancer dans une telle expédition, vu les circonstances actuelles ; ils seraient heureux plus  tard  d'o­béir aux touchantes exhortations dont ils garderaient un impéris­sable souvenir. L'ajournement n'en était ni moins  déplorable ni moins désastreux : ainsi tombaient encore une fois les plus belles inspirations pontificales.

 

   27. Tandis que le christianisme, délaissé par les chrétiens,   déprimé par les Barbares, dès longtemps miné  par le  schisme  grec son essence même, déclinait en Orient, sa lumière serépan­dait sur les eûtes occidentales de l'Afrique, jusqu'aux extrémités de ce vaste continent, à mesure que les marines espagnole  et portu­gaise poursuivaient le cours de leurs découvertes. A l'époque où nous sommes arrivés, Isabelle de  Castille et Ferdinand  d'Aragon régnaient en paix sur la majeure partie de l'Espagne, dans un par­fait accord, avec une puissance désormais incontestée,   après avoir triomphé de toutes les compétitions et de toutes les intrigues1. Ma­riés en 1469, quand l'un et l'autre n'avaient pour dot que de bril­lantes espérances, ils s'étaient résolument acheminés vers leur but, l'unité de la Péninsule et la gloire de la Religion. En 1474, Isabelle héritait du trône de Castille et de Léon, à la mort de son frère Henri IV, passant sur les droits  réels ou prétendus   de  sa nièce Jeanne, fille unique de ce dernier,  soutenue par Alphonse V de Portugal.   La raison qui militait pour la sœur contre  la fille, ce n'était pas avant tout la supériorité reconnue des aptitudes royales et des talents personnels, mais bien  l'opinion assez  généralement accréditée que le roi défunt n'était pas le vrai père de Jeanne. Les discussions n'ayant pas abouti, on courut aux armes, on s'en remit au sort des combats. Sanglante parfois et quelque temps incertaine fut cette guerre de succession ;   mais  en 1476,  la question   était tranchée par la célèbre victoire que l'Aragonais remportait à Toro. Roi conjoint de Castille, il devenait roi titulaire  d'Aragon,  succé-

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1. Surit. Annal. Arag. lib. XXVIII, nom. 39.

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dant alors à son père Jean II, qui lui transmettait également le royaume de Sicile. Il est bon de rappeler ces faits antérieurs et de bien préciser les dates, pour éclairer la situation, pour marcher plus sûrement dans une histoire dont les étapes ultérieures vont ac­quérir de gigantesques proportions. Tranquilles possesseurs de leurs royaumes, ils s'appliquèrent à les gouverner avec autant d'é­nergie que de prudence, toujours dans la pensée d'y faire régner Jésus-Christ. Ils voulurent même les étendre par la navigation, et leurs vaisseaux abordèrent aux Iles Canaries, dont quelques-unes restèrent en leur pouvoir. C'était marcher sur les traces, on peut dire même sur les brisées des navigateurs portugais. Il n'en fallait pas davantage pour rallumer au loin des querelles à peine assou­pies ou laborieusement éteintes. Leur modération écarta ce danger. Sous les auspices du Souverain Pontife intervint un traité par le­quel Isabelle et Ferdinand s'engageaient à respecter les conquêtes d'Alphonse et de ses prédécesseurs. Par les clauses les plus formelles ils s'interdisaient absolument les groupes des Acores, de Madère et du Cap-Vert, les côtes de la Guinée, en grande partie découver­tes, celles même qui restaient à découvrir1. Etaient également ré­servées les possessions récemment acquises dans le royaume de Fez.

 

28. Dix ans auparavant, en 1471, après quelques expéditions diri­gées par ses meilleurs marins, Alphonse lui-même, à la tête d'une nombreuse flotte et d'une puissante année, avait fait une descente en Afrique, et s'était emparé des importantes places d'Argile et de Tanger. Il revenait dans son petit royaume avec le surnom d'Afri­cain ; et sa gloire subsistant encore, n'avait pas entièrement sombré sur les rives du Douéro. Il poursuivait ses explorations, moitié conquérant, moitié missionnaire. Fernand Gomez, par son ordre, dépassait l'équateur, continuait sa course aventureuse, découvrait le Congo, plantait sur un promontoire la bannière lusitanienne et l'étendard de la Croix. Les hardis navigateurs partis de Lisbonne poussaient bientôt plus  loin et débarquaient à  l'embouchure  du

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1. Joan. Barros, becad. As. Potiug. lib. H

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Zaïre. Ces contrées brûlées par le soleil n'étaient pas désertes, comme on l'avait d'abord supposé. Des populations sauvages les animaient sur une immense étendue, que les Portugais appelaient l'Ethiopie occidentale, ne pouvant soupçonner l'espace pour eux incommensurable qui les séparait de l'ancienne Ethiopie. En nou­ant avec ces populations des relations commerciales, ils tentèrent de les civiliser et d'y répandre les premières lueurs de l'Evangile. Loin de cultiver ces germes précieux et de continuer l'œuvre d'une génération croyante, l'avenir implantera dans ces mêmes régions la cupidité, le sensualisme et l'esclage ! L'initiateur du bien, Al­phonse V mourait en 1481, au milieu de ses glorieuses entreprises, n'ayant que cinquante deux ans, plusieurs disent seulement cin­quante. Plus chevalier que roi, cet autre Campéador dont la vie s'était à peu près écoulée sous la tente, annonçait l'intention d'ab­diquer et de se renfermer dans un cloître, sous l'unique étendard de Jésus-Christ, quand il fut enlevé par la peste à Cintra, non loin de sa capitale1. Cette mort inopinée survenait le jour même où la flotte qu'il avait envoyée au secours de l'Italie s'engageait dans le Tibre pour aller comme celle de Gènes, avant de marcher contre les Turcs, recevoir la bénédiction pontificale. Elle reprenait le che­min du Portugal, dès que le commandant eut appris que le royau­me avait un nouveau maître. C'était Jean, fils aîné du roi défunt, jeune prince rempli de généreuses aspirations et doué de grandes qualités, sans réaliser complètement le surnom de Parfait qu'il porte dans l'histoire.

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon