Darras tome 32 p. 140
16. Le maître des cérémonies pontificales sous Alexandre VI tient sans nul doute le premier rang, à raison de son froid cynisme, parmi les détracteurs des Borgia. Il était de race teutonne, natif de Strasbourg ; esprit insinuant et louche, secrètement dévoré d'ambition, à peine dégrossi par d'informes études, il avait quitté les bords du Rhin pour aller chercher fortune en Italie. Comment cet équivoque personnage trouva-t-il le moyen d'attirer sur lui l'attention et d'entrer dans la cour du Pape? Nul ne le sait. On le voit apparaître et glisser à la manière des fantômes. Il se nommait Jean Burchard ou Burkhard. A sa charge officielle, il joignait spontanément celle d'historiographe interlope et dissimulé. Chose qui n'est pas sans importance, son journal ne sera publié que longtemps après sa mort par lambeaux et par intervalles, dénué de tout caractère d'authenticité. Dans les pages qui se suivent est justement compris l'espace de quatre mois que l'auteur avait passés loin de Rome, durant un voyage à Strasbourg1. Rien n'y manque, pas une journée, pas un détail, pas une anecdote insignifiante ou scandaleuse. Le reste est à peu près de même valeur. L'improbité ne le cède guère à la turpitude. Il y a là des traits que je ne voudrais pas relire, loin d'oser les discuter. Une âme simple, honnête et remarquablement inoffensive, qui nous sera révélée sous le pontificat de Léon X, peint Burchard en ces termes : « Non seulement ce n'était pas un être humain, mais c'était la pire de toutes les bêtes, un monstre de dégradation, de haine et d'envie. » Qui parle de la sorte? Le doux Pâris de Grassi qui succédait au Teuton dans sa double charge. Non content de tenir soigneusement fermé sous clef cet amas d’ordures, son journal clandestin, Burchard avait la précaution de l'écrire souvent en caractères tudesques ou censés tels, par de violentes abréviations, en chiffres même ; ce qui faisait
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1 « Advprtendum quod prœmissa... notavi seu reseripsi diu post rem ges-tam, ex quodam rolulo ad hoc per me coucepto. » Bouchard, Diar. edit. Gen-narelli, pag. 73.
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ajouter à de Grassi :« Nul ne peut rien comprendre dans cet horrible fouillis, si ce n'est le diable, sa meilleure caution. Je serai même tenté de croire à cette vue qu'il eut le diable pour copiste 1. » Voilà cependant la principale autorité qui sert de base et de garant à la sentence prononcée contre un pontife dont le gouvernement, les actes et les décisions eussent fait la gloire de plusieurs pontificats. Telle est la source où dramaturges et romanciers puisaient naguère, à l'égal presque des historiens.
17. Moins brutale en apparence, mais en réalité plus perfide peut-être, est la calomnie que François Guichardin déverse sur les papes en général, sans exception aucune, sur Alexandre VI en particulier2. Il a pour lui la beauté de la forme, l'ampleur et l'harmonie du discours, la finesse italienne, le poison distillé, le froid scepticisme, la pointe acérée du stylet. Lui-même a jugé son œuvre. Sur le point de mourir, quand elle était encore manuscrite, il dictait ses dernières volontés sans y faire allusion. « Et votre Histoire d'Italie, que devons-nous en faire ? » lui demanda le tabellion. «La bruler ! » Ce fut son unique et brève réponse. On n'obéit pas à la voix du mourant; d'où cette histoire, ou plutôt cet éloquent pamphlet, ce tissu de lâches insinuations et d’effrontés mensonges, qui, selon le mot vrai d’un auteur, « était capable de scandaliser le diable lui-même, » puisque Voltaire en sera scandalisé. Un troisième témoin à charge, si toutefois on peut appeler témoins ceux qui sortaient à peine de l'adolescence quand mourut le grand accusé, c'est Paul Jove. Sa réputation égale celle de Guichardin. Il était comme lui de Florence et n'avait qu'un an de moins. L'un touchait à sa dixième, l'autre à sa onzième année, lors de l'avènement d'Alexandre : tous deux écriront dans un âge assez avancé. Par la hardiesse du mensonge et le cynisme de la vénalité, Jove l'emportera sur son compatriote. Les histoires de cet écrivain qu'on a tant loué sont aussi vraisemblables, dans l'opinion du protestant incrédule Bayle, que les aventures d'Amadis. César Cantu l'appelle sans hésitation et sans détour « le gazetier menteur de cette mal-
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' Paris de Gbassi, Diar. anno. 1506.
2. Tahiako BocxauNI, Ragguati di farnasso, I, 6.
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heureuse époque. »
L'illustre érudit allemand Vossius disait que Jove trafiquait des réputations,
tenait boutique de gloire ou d'ignominie, selon le prix qu'on mettait à ses
pages. Lui-même déclarait qu'il avait à sa disposition deux plumes, l'une
d'or pour ceux qui le payaient avec largesse, une de fer pour ceux qui regardaient
à sa récompense. Il fallait aussi compter avec ses emportements gratuits
et ses haines implacables. Ses bienfaiteurs eux-mêmes n'échappèrent pas à sa
malignité. Paul Jove met à nu le fond de son âme et la valeur de ses récits
dans une réponse qui supprime toute observation et rend superflu tout commentaire.
On lui représentait l'évidente fausseté d'une action consignée dans son
histoire. « Je le sais bien, dit-il, mais laissez faire ; d'ici à trois cents
ans tout sera vrai. 1». Le mensonge systématique a-t-il jamais
atteint ces proportions ? La voilà cette épouvantable conspiration dénoncée par le comte de Maistre, juste au bout de trois cents ans ! Les détracteurs
secondaires pullulent ; nous ne pouvons pas démêler cette
cohue. Il est pourtant deux poètes, Sannazar et Pontano, qui se distinguent de la foule, non par leurs passions, mais par
l'esprit et la dextérité. Fondateurs de l'Académie napolitaine, ils sont au service
du roi Ferdinand, le rebelle vassal des Papes, l'ennemi personnel des Borgia.
C'est à coup d'épigrammes qu'ils tuent l'honneur de ces derniers; Pontano
trahira son maître quand celui-ci tombera dans le malheur ; Sannazar du moins
lui restera fidèle, et plus tard réparera ses torts envers le chef de l'Eglise,
en célébrant la gloire de la Vierge Marie, dans un poème latin comparable à
celui que Vida consacrait au Sauveur des hommes.
18. Le futur Alevandre VI ne pouvait pas assurément deviner la formidable ligue qui s'ourdissait contre lui. Malgré la violente expulsion et la mort prématurée de son frère, il comptait une nombreuse parenté, soit à Rome même, soit aux environs. Plusieurs étaient reçus dans son palais, notamment ceux qui vont être la cause de ses inénarrables tribulations, en même temps que l'objet d'un problème historique sans égal dans les annales de l’humanité:
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1 César Càhit, ïiisi.unio. tom. XIV, eap. 12.
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p143 Rodrigue borgia.
quatre jeunes frères, Pierre-Louis, Jean-François, César, Godefroi ou Joffres ; une sœur, la fameure Lucrèce. Ces enfants avaient pour père un Borgia, c’est incontestable. Mais lequel ? Sur ce point l’histoire garde le silence. Donc c'était le cardinal, s'écrieront dans la suite, avec une touchante unanimité, les honnêtes historiens que nous avons exhibés. Admirable logique, faut-il l'avouer, et rigoureuse conclusion! Ceux des âges suivants jusqu'à l'heure présente n'ont rien trouvé de mieux que de répéter docilement la même parole. Une chose m'avait frappé, dans le temps même où la paternité de Rodrigue Borgia ne faisait pas l'objet d'un doute : en lisant simplement, sans autre intention que de m'instruire, non les pièces d'un procès, mais les documents d'une époque, j'y voyais les enfants dont il est question, tantôt appelés les neveux, et tantôt les fils de Rodrigue. La première appellation ne s'explique pas dans le cas d'une paternité réelle, m'étais-je dit; la seconde est commune dans la bouche d'un parent dévoué, plus spécialement d'un prêtre. A défaut de témoignages positifs, un rayon glissait déjà dans les ténèbres ; il pouvait annoncer ou peut-être amener le jour. Le haut dignitaire ecclésiastique eut le tort sans doute de trop aimer cette jeune famille, de pourvoir d'une manière trop apparente à son éducation d'abord, à son établissement ensuite. Cela n'est pas étonnant par le népotisme qui sévissait alors. Cette protection ouverte, aux yeux de quiconque sait réfléchir, n'est-elle pas une présomption d’innocence, bien loin d'être un indice de culpabilité ? Dans une semblable thèse; on n'en est point réduit à l'induction ; il y a des preuves directes, des actes officiels, et qui ceux-là ne sauraient être révoqués en doute. Citons-en quelques-uns, n'ayant ni le temps ni la place pour les insérer tous. Par lettres authentiques et consignées dans les registres publics, le sénat de Venise, à la date du 18 octobre 1500, admettait au patriciat de la république « l'illustre César Borgia, duc de Valentinois et de Romagne, neveu du Pape Alexandre VI. » Le 16 janvier de la même année, César lui-même, écrivait de Forli : « Je viens d'apprendre avec douleur que mon FRÈRE, le cardinal Borgia, est mort le 8 dans la ville d'Urbin.» Il s'agit d'un autre neveu du Pape, lequel s'appelait
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Jean, et que nul n'a jamais soupçonné d'avoir été son fils. Hercule d'Esté, duc de Ferrare, répondant à cette communication, affirme d'une manière encore plus formelle que Jean, le cardinal défunt, était le frère de César. Même affirmation, et non moins explicite, sept ans auparavant, le 19 mars 1493, dans un rapport adressé de Rome à la marquise de Mantoue par son représentant Floramondo Brugnolo. Rien ne serait aisé comme de multiplier ces témoignages. Il n'est pas jusqu'à Pierre Martyr, dont la haine contre les Borgia les poursuit en Espagne après les avoir attaqués en Italie, qui ne parle dans le même sens, sauf à se contredire lui-même. Etienne Infessura, dans sa Chronique Romaine, excellent avant-propos à celle de Burchard, n'affirme rien par lui-même, se bornant à répéter que les autres affirment. C'est sur l'élection qu'il concentrera son venin. Voilà certes une paternité bien établie.
19. Et la mère ? Quel est d'abord son nom ? Plusieurs l'appellent Vanozza, quelques-uns Rose ou Catherine ou même Perpétue. Vanozza parait cependant réunir la pluralité des suffrages ; il prévaut dans le roman. Etait-ce un nom de baptême ou de famille ? En y joignant celui de Virginia, un auteur anonyme répond, ce semble, à la question ; mais sa réponse est contredite par le grand nombre, qui le complète ainsi : Vanozza dei Catanei. Ces derniers étaient assez nombreux à Rome et dans quelques autres villes d'Italie ; ce qui n'empêche pas quelques auteurs de lui donner pour patrie celle de Catane. Une légère modification la fait rentrer dans l'illustre maison des Gaétan. Celle des Farnèse aurait de tous autres droits à la réclamer, autant que la raison peut distinguer dans ces obscurs et mobiles nuages ; son vrai nom serait alors Julie. En ce cas, le seul admissible, inutile de se demander quelle était sa position vis-à-vis de la loi morale et religieuse. Evidemment on doit la regarder comme la femme légitime d'un Borgia. Cette honnête hypothèse est absolument repoussée par un auteur allemand, Ferdinand Grégorovius, qui, dans ces dernières années, s'est proposé de réhabiliter Lucrèce, mais en rejetant la mère dans la boue, en renvoyant le prétendu père aux gémonies. Avec tout l'appareil de l'érudition et de la critique, son fastidieux ouvrage est semé de contradictions
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mal déguisées, d'erreurs et d'inventions tout-à-fait indignes de l'histoire. Il ne se montre sérieux, sagace, logicien, que dans la défense de son héroïne. Lui n'hésite pas à la faire naître en Italie. Protestant, il saisit l'occasion d'insulter le clergé catholique. Au fond, impossible de soutenir que les enfants Borgia sont nés en Espagne avant que Rodrigue eût quitté sa patrie. César n'aurait eu guère moins de quarante cinq ans lorsqu'il reçut la pourpre ; sa sœur en aurait eu plus de cinquante à l'époque où Bembo lui prodiguait la compromettante admiration et les téméraires éloges qui pèsent toujours sur sa brillante renommée. Si Rodrigue était père, ce n’était pas au loin, c'est à Rome, ce n'est pas en dehors du cardinalat, c'est à la cour pontificale, au détriment de son avenir, qu'il eût donné le scandale de ses stupides et criminelles liaisons.
20. Comment les
concilier avec les saintes amitiés dont nous avons parlé?
Comment le Sacré Collège, tel que
nous l’avons vu composé, réunit-il ses suffrages sur cette tête flétrie de vieillard? Comment Julien de la
Rovère et les autres opposants gardèrent-ils
le silence, quand il leur suffisait d'un mot pour arrêter l'élection et rompre
le conclave? Il y a plus; une conspiration se formera bientôt contre
le Pape Alexandre: on accumulera
les griefs en vue d'amener sa déposition, et le plus terrible, le plus décisif
ne sera point mentionné ! N'est-il pas des silences, en vérité, qui l'emportent
sur toutes les accusations et tous les témoignages ? On fait grand bruit d'un
sévère monitoire adressé par Pie II à son Vice-chancelier, concernant
une réunion ultra-mondaine où celui-ci n'aurait pas craint de figurer, malgré
sa dignité cardinalice, avec un autre cardinal beaucoup plus âgé que lui.
C'est à Sienne que le scandale aurait eu lieu;
le Pontife en parle d'après certaines rumeurs disséminées dans la ville et les
alentours. Il ne ménage nullement son ancien ami, pas plus qu'il n'amoindrit
la portée d'une semblable défaillance. N'était-il pas naturel et, pour ainsi
dire, commandé de lui rappeler des prévarications tout autrement inexcusables
et scandaleuses ? Pas même une allusion ;
au contraire; «nous vous avons constamment tenu, dit le Pape, pour un modèle de décence et de
gravité. » Voilà ce qui l'étonne
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voilà pourquoi la sévérité de son admonestation. Ce silence est-il moins explicite que le précédent ? Loin d'être une arme dont on puisse user contre Borgia, cette pièce devient donc un bouclier pour sa réputation. Malheureusement elle est d'une authenticité fort douteuse. En vain on la chercherait dans le manuscrit original de l'Annaliste, dans les Archives du Vatican, et, chose bien plus importante, dans la Chronique de Gobellino, le secrétaire intime de Pie II. Par le style, elle éveille de plus graves soupçons ; on n'y retrouve AEnéas Sylvius en aucune sorte : digne du saint, elle est indigne de l'huministe. Moins authentique parait un Bref antérieur par lequel Sixte IV aurait effacé, de par sa toute puissance apostolitique, dans la dernière année de son pontificat, la naissance illégitime et sacrilège de César encore enfant. Les autres pièces produites à la barre de l'opinion ne méritent d'être ni discutées ni rappelées.
§ III. ROYAUTÉ SPIRITUELLE ET TEMPORELLE.
21. Les premiers actes d'Alexandre, aussitôt après sa solennelle installation, sont loin de démentir ce qui précède. De retour au Vatican, à la suite même de la cérémonie, il retient les cardinaux et leur adresse un langage que saint Grégoire VII aurait avoué : «Nous saurons remplir les devoirs de notre redoutable charge, n'en doutez pas. L'avarice, l’inaction, la simonie seront rigoureusement proscrites. La vie de chacun deviendra l'objet d'une sérieuse étude, d’un examen approfondi. Les vertus auront leur juste récompense ; le mal ne pourra se dérober au châtiment : nous voulons une complète réforme. Pour la réaliser, nous frapperons au besoin sur les possessions et les bénéfices, sur la dignité même du cardinalat, sur la liberté personnelle, si la nécessité l'exigeait. Les désordres qui restent impunis enhardissent les coupables, vont toujours en augmentant, amènent les plus funestes conséquences ; il ne faut pas
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qu’il en soit ainsi1. » De semblables paroles, le Pape aurait-il osé les prononcer, je le demande, dans le cas où ses antécédents seraient tels qu’on nous les a présentés, au lendemain d'une élection simoniaque? Et ceux qui venaient de l'introniser auraient entendu cela sans faire entendre un murmure, sans lui lancer à la tête ses engagements et son passé ? Ni l'audace ni le servilisme n’atteignent ces proportions. César Borgia résidait à Pise, pour compléter ses études de droit sous les habiles maîtres attirés par cette célèbre université qui devait tout aux papes. Nommons en passant les plus distingués de ces juristes, Barthélemi Soccino, Philippe Decio, dont les savantes leçons et les joutes éclatantes attiraient aussi depuis quelque temps la noblesse italienne. Là, César avait rencontré Jean de Médicis, ce jeune fils de Laurent le Magnifique, déjà nommé cardinal par Innocent VIII, et qui n'en poursuivait pas moins le cours de ses études. Sitôt que l'ardent Espagnol eût appris l'élévation de son protecteur, il laissa là ses livres, ses professeurs et ses condisciples, allant adorer le soleil levant, recueillir les distinctions et les avantages qu'il pensait ne pouvoir lui manquer. Une déception l'attendait à sa première audience. Il n'était pas seul ; là se trouvaient divers ambassadeurs des cours étrangères, avec plusieurs Romains de distinction. « César, lui dit le Pontife, vous seriez étrangement dans l'illusion, vous et vos frères si vous attendiez de nous une faveur imméritée. Nous avons accepté la tiare, non pour enrichir nos parents, mais pour le bien des âmes, le relèvement de la chrétienté, l'exaltation du Saint-Siège et la gloire de Dieu.»
22. Il pouvait ajouter sans crainte qu'il était Pontife-Roi pour le bonheur même temporel de son peuple. Ce peuple était opprimé, le sang coulait à Rome, ainsi que nous l'avons dit, l'injustice et la violence n'y connaissaient plus de frein, le pillage amenait de fréquentes disettes, les transactions demeuraient souvent interrompues, artisans et laboureurs vivaient dans de perpétuelles alarmes. En peu de jours, tout avait changé de face ; l'ordre et la sécurité
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' Tohaso Tobasj, Vita Âlexand. Diur. Burch. VI, pag. 25 ; — GeNNARELLr, annoli92.
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148 pontificat d'alexandhe vi (1492-1503).
régnaient, dans la campagne aussi bien que dans la ville ; les lois, les possessions et les personnes étaient respectées ; la justice avait repris son empire. De là bientôt l'activité, l'abondance et la joie. Alexandre institua des tribunaux composés d'hommes instruits, équitables et sévères, qui ne laissaient pas les choses traîner en longueur. Lui-même siégeait une fois la semaine, dans son propre palais, toutes portes ouvertes. Aucun plaignant n'était repoussé, nulle différence entre les plébéiens et les patriciens, la balance demeurait égale, les causes marchaient avec autant d'exactitude que de lucidité. Si le Pape témoignait une prédilection, c'est uniquement à l'égard des pauvres : il leur faisait distribuer de larges aumônes, des secours réguliers 1. Cette bonté paternelle, contrebalançant de salutaires rigueurs, excitait un véritable enthousiasme. Les soins d'une sage administration ne nuisaient en rien au gouvernement général de l'Eglise. Son chef actuel, bien que paraissant suffire à tout, malgré son âge, aimait à s'entourer d'intrépides et vertueux collaborateurs. Chose incompréhensible dans le sens de la vieille légende, il ne redoutait nullement la sainteté, mais la recherchait au contraire ; il eut voulu peupler de saints la cour pontificale. Ardicino, ce pieux cardinal modèle d'abnégation, de ferveur et de courage, qui désirait tant abdiquer les honneurs, fuir le monde, s'ensevelir dans un ordre religieux, au sortir du conclave, ne put réaliser son dessein, le Pape n'ayant pas voulu le lui permettre, résolu qu'il était de garder à Rome, d'avoir sans cesse au près de lui cette douce et puissante lumière2. Malheureusement elle disparaîtra pour remonter au ciel dans le courant de l'année suivante.
23. Les ambitieux, les intrigants et les adulateurs n'aspirent jamais à la retraite ; ils ne s'éloignent pas un instant, de peur de manquer la fortune; ils maintiennent les anciens abus, qu'ils appellent de louables usages ; ils guettent l'occasion de monter plus
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1 Tous les historiens, sans en excepter les plus hostiles, s'accordent à nous représenter sous ce jour les débuts du pontificat d'Alexandre. Nul ne signale un changement survenu dans la suite.
8 Forib.mo, Hist. Camald. ji, 33.
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p149 CHAP. III. — ROYAUTÉ SPIRITUELLE ET TEMPORELLE.
haut, serait-ce en ménageant l'ascension des autres. C'est ainsi qu'Alexandre
fut détourné de ses premières résolutions ; la cause est manifeste : on ne lui laissa point de repos qu'il n'eût décoré de la pourpre son neveu Jean Borgia, archevêque de Montréal
dans la Sicile, et l’inévitable César, qui déjà possédait en commende, par une faveur
qu'on ne saurait trop blâmer, les deux sièges de Pampelune et de Valence, ce dernier érigé naguère en métropole1. Dix autres
cardinaux furent alors promus. Dans le nombre, nous devons mentionner Alexandre
Farnèse, qui sera le pape Paul III et
réunira le concile de Trente ; Bernardin Carvajal, un érudit de premier ordre,
mais un turbulent prélat; Hippolyte d'Esté, métropolitain de Strigonie ;
Dominique Grimani, fils du doge de Venise ; Jean Morton, archevêque de Cantorbéry,
primat d'Angleterre ; Frédéric Jagellon, évêque de Cracovie, frère des rois de
Hongrie et de Pologne2. Deux Français, l'abbé de Saint-Denis et l'évêque de Gurck,
faisaient partie de cette promotion, qui s'étendait de la sorte aux principales
nations catholiques. Tous les
choix n'étaient pas également heureux; on l'a
reproché souvent au nouveau Pape, comme si cela le distinguait d'un grand nombre de ses prédécesseurs, tenus
cependant pour irréprochables. Plusieurs anciens cardinaux refusèrent leur
adhésion, voyons-nous encore dans les chroniqueurs hostiles. Cela n'est pas
plus étonnant; l'opposition fermentait déjà dans le Sacré-Collège, n'attendant
qu'une occasion
pour éclater. Cette occasion fut d'abord une question matrimoniale ; viendra
bientôt l'expédition de Charles VIII en
Italie.