La Cité de Dieu 29

tome 23 p. 720

 

CHAPITRE X.

 

Quelle est la supériorité du chrétien consciencieux, par rapport à la sagesse philosophique.

 

1. En effet, bien qu'un chrétien instruit seulement des lettres de l'Eglise, ignore par hasard le nom des platoniciens, et ne sache pas qu'il y a eu chez les Grecs deux sortes d'écoles philosophiques, celle des Ioniens et celle des Italiques, cependant il n'est pas si sourd au bruit des choses humaines, qu'il ne sache que les philosophes font profession d'étudier la sagesse ou même de la pratiquer. Il prend garde à ceux dont la philosophie ne repose que sur les éléments du monde, au lieu de reposer sur Dieu lui‑même, auteur du monde. Car il est averti par le précepte de l'Apôtre, et il écoute fidèlement ces paroles qu'il a dites: « Prenez garde que quelqu'un ne vous trompe par une fausse philosophie et de vains sophismes, qui ne s'appuient que sur les éléments du monde. » (Col., 11, 8.) Et pour ne pas appliquer ces appréciations à tous, il entend le même Apôtre

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(1) Selon Léonard Coquée, on ne doit point distinguer les Lybiens des habitants des bords de l'Atlantique. En effet, d'après ses observations, ceux‑ci s'appellent Lybiens, comme Laerce le rapporte, parce que la Lybie était la patrie d'Atlas, ce roi de Mauritanie qui étudia le premier, dit‑on, le cours du soleil, de la lune et des astres.

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s'expliquer ensuite sur quelques‑uns : « Ce qui en Dieu peut être connu, ils l'ont connu, Dieu le leur a découvert. Car depuis la création du monde, c'est par les choses qui ont été faites que l'intelligence aperçoit les choses invisibles de Dieu, son éternelle puissance et sa divinité. » (Rom., 1, 19.) Et parlant aux Athéniens, après avoir dit sur Dieu de grandes choses, qui ne pouvaient être comprises que d'un petit nombre, à savoir que « nous avons en lui la vie, le mouvement et l'être, » (Act., xvii, 28) le même Apôtre ajoute : « Comme quelques‑uns d'entre vous l'on dit. » Le chrétien dont nous parlons sait également prendre garde, dans les points où ils se trompent, à ceux‑là même que l'Apôtre recommande. Car là où il dit que, par le moyen des choses créées, Dieu a découvert à leur intelligence ses perfections invisibles; il dit aussi, qu'ils n'ont point honoré Dieu conformément à ce qu'ils connaissaient, parce qu'ils ont rendu indûment à des créatures les honneurs divins, qui n'étaient dus qu'à Dieu seul. « Connaissant Dieu, dit‑il, ils ne l’ont pas glorifié comme Dieu, ni ils ne lui ont pas rendu grâces. Mais ils se sont égarés dans leurs vaines pensées, et leur coeur insensé a été aveuglé. Car tout en s'appelant sages, ils sont devenus fous, et la gloire du Dieu incorruptible, ils l'ont prostituée à la ressemblance des traits de l'homme corruptible, et aussi à des figures d'oiseaux, d'animaux et de serpents.» (Rom., 1, 21.) Dans ce passage, l'Apôtre veut parler des Romains, des Grecs et des Egyptiens, qui se glorifiaient du nom de sages. Nous discuterons là‑dessus avec eux plus tard. Mais c'est dans leur accord avec nous sur un seul Dieu, auteur de tout cet univers, non-seulement incorporel et au‑dessus de tous les corps, mais encore incorruptible et au‑dessus de toutes les âmes, notre principe, notre lumière, notre bien, oui, c'est en cela que nous les préférons aux autres.

 

   2. Et si un chrétien, ignorant les écrits de ces philosophes, ne se sert pas dans la discussion de termes qu'il n'a point appris ; en sorte qu'il n'appelle point naturelle en latin ou physique en grec, cette partie de la philosophie dans laquelle il s'agit des investigations exercées sur la nature : rationnelle ou logique, celle dans laquelle on cherche de quelle manière la vérité peut arriver à l'intelligence : morale ou éthique, la partie dans laquelle on traite des mœurs, de la fin qu'on doit chercher en pratiquant le bien et en évitant le mal. Ignore‑t‑il donc pour cela que c'est du seul vrai Dieu unique et très‑bon que nous vient cette nature, par laquelle nous sommes faits à son image, ainsi que cette science par laquelle nous le connaissons et nous nous connaissons, et cette grâce par laquelle nous pouvons être heureux en nous unissant à lui? Voilà donc la cause pour laquelle nous préférons les platoniciens aux autres. Car, tandis que les autres philosophes ont employé toutes les fa-

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cultés de leur esprit, et ont mis toute leur étude à rechercher les causes de toutes choses, à trouver la méthode pour apprendre et les règles pour bien vivre; les platoniciens, connaissant Dieu, ont trouvé tout à la fois la cause de tout cet univers créé, la lumière de toute vérité accessible à l'intelligence humaine, la source de toute félicité possible au cœur de l'homme. Soit donc que les platoniciens aient seuls ces pensées‑là sur Dieu, soit qu'il se rencontre avec eux d'autres philosophes de n'importe quelles nations, nous sommes sur ce sujet du même sentiment. Mais nous aimons mieux discuter ce point avec les platoniciens, parce que leurs ouvrages sont plus connus. Car les Grecs dont la langue a la prééminence parmi les nations, les ont célébrés avec de pompeux éloges, et les Latins, frappés de leur excellence et de leur réputation, les ont étudiés avec plaisir, et en les traduisant dans notre idiome, ils les ont rendus plus célèbres et plus mémorables.

 

CHAPITRE XI.

 

Comment Platon a‑t‑il pu acquérir cette sagesse, qui le rapproche de la doctrine chrétienne.

 

   L'étonnement s'empare de certains d'entre ceux

qui nous sont unis dans la grâce de Jésus‑Christ, lorsqu'ils apprennent dans leurs conversations ou dans leurs lectures, que Platon a eu sur Dieu des sentiments, dont ils reconnaissent la grande conformité avec la vérité de notre sainte religion. (V. Confessions. liv. VII, chap. xx.) Cela a fait croire à quelques‑uns que, lors de son voyage en Egypte, Platon avait entendu le rophète Jérémie, ou que dans ce même voyage il avait lu dans les saintes Ecritures les livres des Pro­phètes. J'ai moi‑même émis cette opinion dans quelques‑uns de mes ouvrages (1). Mais en cal­culant avec soin l’ensemble des années, comme elles se déroulent dans l'histoire et dans la chro­nologie, nous voyons qu’à partir de l'époque où Jérémie a fait ses prophéties, il s'est écoulé pres­que cent ans jusqu'à la naissance de Platon (2). Et celui‑ci ayant vécu quatre‑vingt‑un ans, si l'on compte depuis l'année de sa mort jusqu’au temps où Plolémée, roi d'Egypte, fit demander dans la Judée les livres prophétiques de la nation juive, pour les faire traduire par soixante‑dix hébreux habiles dans la langue grecque, afin d’en posséder ainsi la traduction, on trouve encore environ soixante ans (3). On voit donc que, dans son voyage, Platon n'a pu ni voir Jérémie mort

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(1) Au deuxième livre de doctrina Christiana, chap. xxviii. Voyez Rétractations, 11, 4.

(2) Eusèbe, dans sa Chronique, rapporte les prophéties de Jérémie à la 37 et 38me Olympiade, et la naissance de Platon à la quatrième année de la 88me Olympiade. Il est donc né plus de 170 ans après le temps où prophétisait Jérémie.

(3) Platon est mort la première année de la 109me Olympiade. Or Ptolémée Philadelphe ne fit traduire les saintes lettres de l'Hébreu en grec que dans la 124me Olympiade.

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si longtemps auparavant, ni lire les Ecritures non encore traduites en grec, langue dans laquelle il parlait (1). A moins peut‑être qu'on ne dise ceci: qu'étant très‑désireux de s'instruire, il se mit au courant de ces Ecritures par le moyen d'un interprète, comme il le fit pour les livres égyptiens, non pas pour les mettre dans ses écrits et les traduire, (ce que Ptolémée par sa munificence, et l'autorité royale qui le faisait craindre, put faire exécuter,) mais afin d'apprendre par des conversations ce qu'elles contenaient, autant qu'il lui était possible de le retenir. A l'appui de cette opinion, voici des indices qui peuvent nous faire incliner à penser ainsi: Le livre de la Genèse débute par ces paroles: « Au commencement, Dieu fit le ciel et la terre. La terre était invisible et informe, les ténèbres couvraient l'abîme, et l'Esprit de Dieu était porté sur l'eau. » (Gen., 1, 1.) Mais dans le Timée, où il traite de la formation du monde, Platon avance que dans cette oeuvre, Dieu unit d'abord la terre et le feu. Or, il est clair qu'il donne au feu la place du ciel. Cette affirmation a donc une certaine ressemblance avec la parole de Moïse : «Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. » Puis au milieu de ces deux extrêmes, et comme destinés à les unir, il place deux éléments  qu’il appelle l'eau et l'air : On pense qu'il a voulu par là désigner ces paroles : « L'Esprit de Dieu était porté sur les eaux. » Sans doute il a peu fait attention au sens ordinaire de l'Ecriture, lorsqu'elle désigne l’Esprit de Dieu. Et comme l'air s'appelle aussi esprit spiritus, ne semble‑t‑il pas qu'il ait cru que la Genèse en cet endroit, mentionnait les quatre éléments. Puis lorsque Platon dit que le philosophe est l'homme ami de Dieu, rien de plus formellement exprimé dans la sainte Ecriture. Mais surtout ce qui m'amène davantage à être, je dirais presque convaincu que Platon n'a pas été sans connaître les saints Livres, c'est ceci: Lorsque le saint personnage Moïse reçoit l'ordre de Dieu par le ministère d'un ange, et qu'il demande le nom de celui qui lui ordonne de marcher à la délivrance du peuple hébreu, qu'il fallait faire sortir de l’Egypte, il lui est répondu : « Je suis celui qui est. Tu diras aux fils d'Israël . Celui qui est m'a envoyé vers vous; » (Exod., 111, 14) comme pour dire qu'en comparaison de celui qui est en vérité, parce qu'il est immuable, les créatures muables sont comme si elles n'étaient pas. Or voilà précisément la doctrine que Platon a soutenue avec chaleur, et qu'il s'est attaché le plus possible à faire prévaloir. Et je ne sache pas

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(1) Platon a‑t‑il puisé dans les livres sacrés, et en a‑t‑il traduit un certain nombre? Justin le Martyr, dans son discours aux Gentils, Origène, contre Celse, livre VI, Clément d'Alexandrie, livre ler des Stromates et discours, ou exhortation aux Gentils, Eusèbe, Préparation évangélique, livre 11, saint Ambroise, sermon xviii sur le Ps. cxviii, sont pour l'affirmative. Mais Lactance, au livre IV de la vraie sagesse, chap. II, dit que Platon dans ses voyages pour découvrir la véritable sagesse n'est pas allé chez le peuple juif. Cette question, si souvent débattue, sera résolue d'une manière affirmative par quiconque l'aura sérieusement étudiée.

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que nulle part on trouve rien de semblable dans les ouvrages de ceux qui ont précédé Platon, si ce n'est là où il est dit : « Je suis celui qui est. Tu leur diras donc : Celui qui est m'a envoyé vers vous. »

 

CHAPITRE XII.

 

Bien que les plaloniciens aient eu des idées et des senliments justes sur le Dieu véritable et unique, cependant, ils ont cru qu'il fallait ofrir des sacrifices à plusieurs dieux.

 

   Mais n'argumentons pas plus longtemps pour établir à quelle source Platon a puisé ces connaissances; que ce soit dans les livres des anciens écrits avant lui, ou plutôt, comme le dit l'Apôtre, que ce soit à cette lumière par laquelle «ce que l'on peut connaître de Dieu est clair et évident dans l'esprit des sages, car Dieu le leur a manifesté. En effet, depuis la fondation du monde, c'est par les choses créées que l'intelligence aperçoit les perfections invisibles de Dieu, sa puissance éternelle et sa divinité. » (Rom., 1, 19.) Maintenant on doit voir que ce n'est pas sans raison que j'ai choisi les philosophes platoniciens, pour discuter avec eux cette question de théologie naturelle que nous avons entreprise, à savoir si, en vue de la félicité que nous attendons après notre mort, il faut sacrifier à un seul Dieu ou à plusieurs; et je crois m'en être expliqué suffisamment. Je les ai choisis de préférence, parce que mieux ils ont pensé du Dieu unique qui a fait le ciel et la terre, plus, aux yeux de chacun, leur gloire et leur illustration dépasse celle des autres. Telle a été la prééminence que leur a décernée le jugement de la postérité : C'est à ce point que vainement on voit Aristote, disciple de Platon, esprit éminent, inférieur sans doute à son maître pour l'éloquence, mais facilement supérieur à beaucoup d'autres, s'être fait le fondateur de la secte des péripatéticiens, appelée ainsi parce qu'on y disputait en se promenant, et par l'éclat de sa renommée y avoir attiré une foule de disciples du vivant même de Platon. Vainement encore, après la mort de Platon, on voit Speusippe, fils de sa soeur, et Xénocrate, son cher disciple, lui avoir succédé dans son école appelée académie, d'où est venu le nom d'académiciens, qu'ils ont porté eux et leurs successeurs. Les plus illustres philosophes de ce

temps qui se sont proposé de suivre les principes de Platon, n'ont voulu s'appeler ni péripatéticiens, ni académiciens, mais platoniciens. Nous distinguerons surtout parmi les Grecs Plotin, Jamblique, Porphyre. Un philosophe platonicien également célèbre, habile dans les deux langues, la langue grecque et la langue latine,

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c'est Apulée l'Africain. Mais tous ces philosophes, et ceux de cette école et Platon lui‑même, ont cru qu'il fallait offrir des sacrifices à plusieurs dieux. (Voir le livre de la République et celui des lois.)

 

CHAPITRE XIII.

 

Du sentiment de Platon sur les dieux. Il a déclaré qu'il n'y avait de dieux, que ceux qui étaient bons et amis de la vertu.

 

Ainsi donc, bien qu'il y ait entre eux et nous dissentiment sur beaucoup d'autres points, et en choses graves, cependant, me bornant à la proposition que je viens d'énoncer, et qui n'est certes pas d'une légère importance, car toute la question est là, je commencerai par leur demander à quels dieux ils pensent que ce culte d'adoration doit être décerné. Est‑ce aux dieux bons ou aux dieux méchants, ou bien est‑ce en même temps aux bons et aux méchants? Mais là‑dessus nous avons la pensée de Platon, qui dit que tous les dieux sont bons, et qu'il n'y en a absolument aucun de mauvais parmi eux. (Liv. X de legibus, et II de republica.) La conséquence est toute claire alors, c'est que toutes ces adorations et tous ces honneurs doivent être regardés comme dû aux dieux bons; car ils sont rendus aux dieux, et il est convenu que ceux‑là ne seront pas des dieux qui ne seront pas bons. S'il en est ainsi, et au fait comment pourrait‑on penser autrement des dieux? Il faut mettre de côté cette opinion de quelques‑uns, qui croient que c'est un devoir d'apaiser les dieux mauvais par des sacrifices pour qu'ils ne fassent pas de mal, et de prier les bons pour obtenir leur assistance. (PORPHYRE, liv. Il de abstinentia animatorum.) Car ceux qui sont méchants ne peuvent s'appeler dieux d'aucune manière. Or, c'est aux bons que revient l'honneur des cérémonies sacrées, honneur qu'on leur doit, prétend‑on. Quels sont donc ceux‑là qui se plaisent aux jeux de la scène, et qui demandent qu'on admette ces jeux au nombre des choses divines, et qu'on les reproduise dans les solennités que l'on célèbre en leur honneur? Leur action ne peut pas prouver qu'ils n'existent pas, et ces instincts pervers ne prouvent que trop qu'ils sont méchants. La pensée de Platon sur les jeux de la scène est manifeste, quand il donne son avis contre les poètes eux‑mêmes, qui ont composé des vers si indignes de la majesté et de la bonté des dieux, et quand il déclare qu'il faut les chasser de la ville. Que sont donc ces dieux qui luttent avec Platon lui‑même, au sujet des jeux de la scène? Lui ne souffre pas que les dieux soient diffamés par des crimes fictifs; eux veulent qu'on leur rende des honneurs en représentant ces mêmes crimes. Enfin, en ordonnant la reprise de ces mêmes jeux et en réclamant ces spectacles honteux, ils se sont encore montrés malfaisants, car ils enlèvent son fils à Titus Latinius, et lui envoient à lui‑même une maladie pour s'être

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refusé à exécuter leurs ordres (1). Ils le guérissent ensuite après qu'il a obéi. Mais Platon ne croit pas qu'ils soient si mauvais, ni tellement à craindre. Soutenant invariablement et vigoureusement son sentiment, il condamne tous ces jeux sacriléges des poètes dont les dieux font leurs délices, à cause des impudicités qui viennent s'y mêler, et il n'hésite pas à les bannir du milieu d'un peuple bien ordonné. Or, comme je l'ai rappelé au second livre, Platon est mis au rang des demi‑dieux par Labéon. Ce Labéon pense que c'est par des sacrifices sanglants et par des supplications terribles, que les divinités mauvaises doivent être apaisées, tandis que les bonnes sont rendues favorables par des jeux et autres exercices qui excitent à la joie. Comment donc, pourquoi donc Platon, qui n'est qu'un demi‑dieu, est‑il aussi osé à l'égard, non pas de demi‑dieux, mais de dieux et de dieux bons, pour leur supprimer avec autant de ténacité ces divertissements, parce qu'il les juge infâmes ? Tous ces dieux ne renversent‑ils pas absolument l'opinion de Labéon ? Car enfin, à l'égard de Latinius, ils se sont montrés, non pas seulement licencieux et folâtres, mais cruels et terribles. Que les platoniciens donc nous expliquent tout cela, eux qui, d'après les sentiments de leur maître, pensent que tous les dieux sont bons, honnêtes, amis des sages par leurs vertus, et qui regardent comme un crime toute opinion différente sur le moindre des dieux. Nous sommes prêts à donner nos explications, nous répondent‑ils. Prêtons donc attention et écoutons bien.

 

CHAPITRE XIV.

 

De l'opinion de ceux qui ont dit que les âmes raisonnables sont de trois ordres, savoir : celles des dieux qui habitent dans le ciel, celles des démons qui résident dans l'air, celles des hommes qui vivent sur la terre.

 

1. Selon eux, parmi tous les êtres animés en qui se trouve une âme raisonnable, il faut distinguer trois classes : les dieux, les hommes et les démons. Les dieux occupent la région la plus élevée, les hommes sont dans la région inférieure, les démons dans celle du milieu. Car la demeure des dieux est au ciel, (PLATON, Sur Epinomide), celle des hommes est sur la terre, et celle des démons est dans l'air. De même que pour eux il y a des différences dans la dignité des demeures, il y en a également dans celle des natures. Par conséquent, les dieux sont plus excellents que les hommes et les démons. Quant aux hommes, ils sont au‑dessous des dieux et des démons, et par l'ordre des éléments où ils vivent, et par la différence des avantages naturels qui leur ont été départis. Les démons tiennent donc le milieu, inférieurs aux dieux qui habitent au‑dessus d'eux, supérieurs aux hommes qui

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(1) Cette histoire a été racontée plus haut, livre IV, chap. xxv.

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habitent au‑dessous. Ils partagent avec les dieux l'immortalité du corps, et avec les hommes les passions de l'âme. Aussi n'est‑il pas étonnant, disent les platoniciens, qu'ils trouvent leur plaisir même dans les obscénités des jeux et dans les fictions des poètes, puisqu'en réalité ils sont assujettis aux affections humaines qui n'atteignent pas les dieux, et auxquelles ceux‑ci sont absolument étrangers. De là il résulte qu'en repoussant et en réprouvant les fictions des poètes, Platon n'a point interdit aux dieux, qui sont tous bons et grands, mais bien aux démons, les plaisirs des des jeux scéniques.

 

   2. Bien que toute cette doctrine se trouve aussi consignée dans les livres des autres, cependant le platonicien Apulée de Madaure a écrit sur cette seule question un livre qu'il a intitulé : Du dieu de Socrate. Là il discute et explique à quel ordre de divinités appartenait cet esprit familier de Socrate, qui lui était attaché par une certaine amitié et qui l'empêchait, dit‑on, de faire ce qui ne devait pas réussir. Et, en effet, il dit très‑ouvertement, et il affirme avec une grande abondance de paroles, que cet esprit n'était pas un Dieu, mais un démon. Il ne se prononce qu'après une discussion fort exacte, et en allant au fond de cette opinion de Platon sur la supériorité des dieux, le rang inférieur des hommes et le rang moyen des démons. Si donc il en est ainsi, comment, tout en ne le faisant pas pour les dieux, qu'il tient à l'écart de toute contagion humaine, Platon a‑t‑il osé interdire clairement aux démons eux‑mêmes les plaisirs du théâtre, en bannissant les poètes? N'est‑ce pas sous cette forme un avertissement qu'il a donné à l'esprit humain, pour que, tout en résidant encore dans ces membres périssables, il s'attache à la beauté de la vertu, il méprise les lois infâmes du démon et qu'il ait en horreur leurs impuretés. Car si Platon s'est honoré en flétrissant ces abominations et en les interdisant, assurément c'est en se déshonorant de la manière la plus ignoble que les démons les ont réclamées et ordonnées. Ainsi donc, ou Apulée se trompe, et ce n'est pas parmi ces sortes d'esprits que Socrate a trouvé son génie familier, ou bien Platon se contredit, lorsque tantôt il honore les démons, et que tantôt il écarte leurs plaisirs d'une ville où les bonnes mœurs doivent régner, ou bien il ne faut pas féliciter Socrate de l'amitié d'un démon. Car Apulée lui‑même en a rougi à ce point d'intituler son livre : Du dieu de Socrate. Et cependant, d'après les principes mêmes de la dissertation dans laquelle il distingue les dieux des démons avec tant de soin et avec une si grande abondance d'explications, il aurait dû l'intituler, non pas : Du

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dieu, mais: Du démon de Socrate. Toutefois, il a mieux aimé convenir dans la discussion qu'il s'agissait d'un démon, que de l'annoncer au titre même du livre. C'est que, grâce à la saine doctrine qui a jeté la lumière sur les choses humaines, tout le monde ou presque tout le monde a horreur même du seul nom des démons; en sorte qu'avant de lire cette dissertation dans laquelle Apulée relève la dignité des démons, quiconque verrait le titre du livre ainsi formulé : Du démon de Socrate, ne penserait nullement que l'auteur eût son bon sens. Mais qu'est‑ce donc qu'Apulée a pu trouver à louer encore dans les démons, excepté la subtilité et la force de leurs corps, et leur séjour plus élevé? Car, pour ce qui est de leurs mœurs, en parlant de tous en général, non‑seulement il n'en a rien dit de bon, mais de plus il en a dit beaucoup de mal. Enfin, après la lecture de ce livre, personne ne s'étonne plus qu'ils aient aimé à jouir des turpitudes de la scène dans leurs mystères divins, et que, tout en voulant se faire passer pour des dieux, ils aient pu trouver leur plaisir aux crimes des dieux. On comprend l'accord qu'il y entre leurs passions et tout ce qui, dans leurs cérémonies sacrées, inspire le mépris ou l'horreur, soit par l'obscénité de leurs mystères, soit par l'infamie de leurs cruautés.

 

CHAPITRE XV.

 

Ce n'est ni à cause de leurs corps aériens, ni à cause de leur séjour plus élevé, que les démons peuvent être supérieurs aux hommes.

 

  1. Aussi, à Dieu ne plaise qu'à la vue de la supériorité corporelle des démons, l'âme vraiment religieuse et soumise au vrai Dieu s'imagine que pour cela elle leur est inférieure (1). Autrement il faudra qu'elle classe avant elle une multitude d'animaux qui l'emportent sur nous, soit par une plus vive pénétration des sens, soit par une exécution plus facile ou plus rapide de leurs mouvements, ou encore par une plus robuste vigueur et par une consistance de plus longue durée dans la force du corps. Quel homme pourrait se comparer pour la vue aux aigles et aux vautours, pour l'odorat aux chiens, pour la vitesse aux lièvres, aux cerfs et à tous les oiseaux, pour la force aux lions et aux éléphants, et pour la longévité aux serpents qui, dit‑on, se dépouillent de la vieillesse en se dépouillant de leur peau, et ensuite se retrouvent jeunes comme autrefois. Mais, de même que nous sommes supérieurs à tous ces animaux par notre raison et notre intelligence, de même aussi nous devons être supérieurs aux démons par une vie honnête et vertueuse. Mais pourquoi la divine Pro-

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(1) Origène, au livre 11 des principes, chap. viii, enseigne que les démons ont des corps; Tertullien, également au livre de carne Christi, et plusieurs autres des anciens. Et ici saint Augustin ne le nie point; ailleurs il les appelle des animaux aériens, livre I contre les Académ. no 20, épître ix, n‑ 3, et livre 111, de Genesi ad litteram, chap. x, quoniam, dit‑il dans ce dernier passage, corporum aeriorum natura vigent.

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vidence a départi certains avantages corporels à des êtres auxquels nous sommes évidemment supérieurs? C'est afin de nous faire remarquer et comprendre le soin que nous devons à ce qui fait notre supériorité, et qui doit être plus empressé que celui que nous donnons à notre corps; c'est afin de nous apprendre à ne pas tenir compte de la supériorité corporelle que nous savons être l'apanage des démons, en face de la bonne vie par laquelle nous pouvons leur être préférables, en attendant que nous jouissions de l'immortalité que recevront nos corps, non pas cette immortalité tourmentée par une éternité de supplices, mais cette immortalité précédée des vertus de l'âme.

 

2. Quant à la hauteur du lieu où ils résident, se troubler de ce que les démons habitent dans l'air, tandis que nous habitons sur la terre, comme si, à cause de cela, nous devions les préférer à nous, cela est tout à fait digne de risée. A ce compte‑là, il faudrait nous croire aussi au-dessous de tous les oiseaux. Non point, dira‑t‑on; lorsqu'ils sont fatigués à force de voler, ou bien lorsqu'il leur faut chercher leur nourriture pour soutenir leur corps, les oiseaux regagnent la terre, soit pour s'y reposer, soit pour s'y nourrir. Il n'en est point ainsi des démons. Aiment‑ils mieux dire que les oiseaux nous sont supérieurs, et que les démons le sont aux oiseaux? Qui serait assez insensé pour avoir de tells pensées? Il n'y a donc pas lieu pour nous de croire qu'à cause de l'élément supérieur où ils résident, les démons méritent que nous nous soumettions à eux par sentiment de religion. Car, de même qu'il a pu se faire que les oiseaux qui volent dans les airs, non‑seulement ne pussent pas nous être préférés à nous, habitants de la terre, mais encore qu'ils nous fussent soumis à cause de la dignité de notre âme et de notre raison ; de même il a pu se faire aussi que les démons, quoiqu'étant doués de corps moins grosssiers, ne fussent pas meilleurs que nous, habitants de la terre, par le fait que l'air est supérieur à la terre; mais qu'au contraire les hommes leur fussent préférables, parce que l'espérance des hommes vertueux ne peut être mise en comparaison avec leur désespoir. Et, en effet, prenons garde à l'harmonie dans laquelle Platon a disposé et ordonné les quatre éléments, dont deux qu'il a placés aux extrémités, savoir : le feu avec son activité et la terre avec son immobilité se trouvent séparés par les deux du milieu, l'air et l'eau, en sorte qu'autant l'air est supérieur à l'eau, et le feu à l'air, autant l'eau est supérieure à la terre. Cette harmonie nous apprend assez à ne pas apprécier l'importance des êtres animés d'après la position des éléments où ils se meuvent. Aussi Apulée, avec tous les autres, appelle l'homme un animal terrestre, qui, cependant, est bien supérieur aux animaux aquatiques,

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malgré la supériorité que Platon donne à l'eau par rapport à la terre. De là comprenons que, lorsqu'il s'agit de la valeur des êtres animés, il ne faut pas s'attacher à l'ordre dans lequel sont classés leurs corps. Mais admettons qu'il peut se faire qu'une âme supérieure anime un corps inférieur, et réciproquement qu'une âme inférieure anime un corps supérieur. 

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon