Croisades 9

(Darras tome 23. p. 353….)

 

§ II. Les Faux Croisés.

 

15. Anne Comnène, dans son Alexiade, nous fournit la contrepartie du récit des chroniqueurs latins, et nous révèle les véritables sentiments de la cour byzantine à l'égard des croisés. Sous sa plume les Gesta Dei per Franco» sont travestis en un tumultus barbaricus. La haine de la princesse contre les barbares d'Occident en général, et contre la race celtique (les Francs) en particulier, se donne libre carrière. Anne Comnène ne laisse pas même soupçonner que son père, le magnifique autocrator Alexis, ait jamais eu recours à la pro­tection des guerriers d'Occident, ou qu'il ait adressé un seul mes­sage ni au pape Urbain II dont elle ne prononce pas une seule fois le nom, ni au comte de Flandre, ni aux autres princes chrétiens2. Un empereur tant de fois victorieux (bien qu'il n'eût jamais subi que des défaites) n'en avait nul besoin. « Il commençait à jouir de quelque repos, dit sa très-peu véridique fille, quand il fut avisé que les armées franques faisaient leurs préparatifs de départ1. Cette nou­velle lui inspira de vives craintes. Dans ses expéditions contre Ro­bert Guiscard, il avait appris à connaître le génie intrigant, mobile, séditieux, inquiet, de la race celtique, défauts inhérents à sa nature et qu'elle traîne en tous lieux avec elle. Il s'empressa donc de réunir sous sa main des troupes suffisantes ponr parer à tout événement, et faire au besoin respec-

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ter son autorité. La sagesse de ces précau­tions éclata bientôt; le danger était plus grand encore qu'on ne l'avait supposé. Tout l'Occident, tout ce qu'il y a de races barbares établies depuis les rivages de l'Adriatique et au-delà, jusqu'aux colonnes d'Hercule (détroit de Gibraltar)», toute l'Europe enfin, soulevée comme par un tremblement de terre, se jetait sur l'Asie. Cette com­motion étrange fut l'œuvre d'un Celte, nommé Pierre, surnommé xouxoupetros (Coucoupètre), simple pèlerin, qui dans un premier voyage entrepris pour se rendre à Jérusalem,  avait été tellement maltraité par les Sarrasins et les Turcs en traversant les provinces d'Asie, qu'il lui fut impossible d'accomplir son vœu et d'arriver jusqu'au Saint-Sépulcre. Echappé à mille dangers, il revint dans sa patrie, se promettant de recommencer son pèlerinage avec une escorte si nombreuse que nulle puissance humaine ne fût en état d'y mettre obstacle. C'était prudemment raisonner. Il parcourut donc toutes les régions des Latins, se disant envoyé de Dieu avec mission d'enjoindre à tous les chrétiens d'Europe d'abandonner leur sol natal pour aller délivrer la ville de Jérusalem du joug im­pie des Agaréniens. Son succès dépassa toute imagination. Les Cel­tes se levèrent à sa voix, nombreux comme les sables des mers, comme les étoiles du firmament. Portant sur l'épaule une croix rouge, ils emmenaient leurs enfants et leurs femmes. Sur leur passage, comme ces grands fleuves dont le lit s'accroît par les affluents qui les rejoignent, de nouvelles multitudes se mêlaient aux pre­mières. Leur route pour arriver jusqu'à nous fut la Dacie, ce grand chemin des nations. Ils ressemblaient à des nuées de sauterelles, à la différence toutefois que les sauterelles ne dévastent que les prairies et les récoltes en herbe, tandis que ceux-ci s'abattaient de préférence sur les vignes et le vin. Ces barbares ont cela de commun avec les Sarrasins, qui ne connaissent eux-mêmes que deux divini­tés, Bacchus et la reine de Cythère, nommés dans leur langue Astarté et Chobar. Ces innombrables armées ne suivirent pas toutes la même voie ; c'eût été impossible. Elles se divisèrent donc ;

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1. D'après cette indication, on voit que la science géographique de l'histo­riographe porphyrogênète n'était point à la hauteur du mépris qu'elle pro­fessait pour les barbares de France, d'Augleterre, d'Espagne et d'Italie.

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pen­dant que les unes traversaient l'Allemagne, d'autres longeaient le littoral de l'Adriatique, d'autres allaient s'embarquer en Calabre pour passer en Grèce. L'empereur ordonna aux gouverneurs de Dyrrachium (Durazzo) et d'Aulona de surveiller toute la région ma­ritime, et d'y entretenir des forces imposantes. II était prescrit d'ou­vrir aux Celtes l'entrée de tous les marchés et de les laisser ache­ter librement leurs provisions, mais de les faire suivre à distance par des soldats grecs, pour les empêcher de s'écarter de la route militaire et de piller les campagnes. Des interprètes, parlant les diverses langues des Latins, devaient être attachés à chaque corps d'observation, pour prévenir ou dissiper les malentendus qui pour­raient se produire. Parmi les chefs étrangers dont on annonçait l'arrivée prochaine, on parlait surtout de Gontophré (Gondofré) Godefroi de Bouillon), qui venait de vendre ses domaines héréditaires pour faire le voyage de Jérusalem. Riche, généreux, brave, il ne le cédait en noblesse à aucun roi ; ce fut lui qui devint plus tard le chef de toute l'expédition. Il n'avait d'autre but que la délivrance de Jérusalem, d'autre mobile que sa dévotion au Saint-Sépulcre. Tous les autres en disaient autant ; c'était vraiment la pensée des multitudes, simples et ardentes, qu'une foi sincère conduisait sur le théâtre des lieux sanctifiés par la vie et la mort du Christ. Mais il ne manquait pas de politiques rusés et bienveillants, qui dissimulaient sous ce langage leurs coupables projets. Ainsi Boémond (Baimuntos) et tous ses guerriers méditaient la prise de Gonstantinople. Sous prétexte d'aller combattre les Sarrasins, le fils de Robert Guiscard poursuivait réellement la chute du glorieux empereur Alexis, dans la haine duquel son enfance avait été élevée. Telles étaient les ap­préhensions des plus sages conseillers de la cour, lorsque Pierre l'Ermite, l'instigateur de ces mouvements formidables, après avoir traversé la Lombardie et la mer Adriatique, parvint en Hongrie avec quatre-vingt mille piétons et cent mille cavaliers1. Il arriva le premier à Constantinople, ayant accompli ce voyage avec une rapidité qui étonna le monde, mais qui est le propre du caractère des Celtes, impatients de tout retard, ardents et d'une impétuosité sans pareille. Pierre voulait se ruer immédiatement

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1 La princesse Anne Comnène n'était pas mieux renseignée sur l'itiné-

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sur les Turcs. Vainement l'empereur essaya, dans sa haute bienveillance, de cal­mer cette fougue irrésistible. Il lui conseillait d'attendre l'arrivée des autres princes, et de ne pas compromettre le sort de son armée en attaquant isolément des ennemis si redoutables. Pierre l'Ermite, confiant dans le nombre immense de ses troupes, ne voulut rien entendre. II passa le détroit (l'Hellespont) avec toute son armée, et alla établir son campement dans la petite cité d'Hélénopolis2. »

   16. Les exagérations de l'historiographe porphyrogénète, ses ré­ticences calculées, son dédain pour les barbares de l'Occident ne sauraient atteindre rétrospectivement l'honneur des croisés. On par­donne à une fille de préférer la gloire de son père à celle d'une multitude d'étrangers  inconnus,   aussi  redoutés  que gênants ; on pardonne à une princesse de Constantinople ses erreurs géographi­ques et son emphase byzantine. Mais Anne Comnène formule dans son récit des accusations plus graves, dont les  critiques modernes ont envenimé encore l'expression. L'historien impartial a le devoir de s'arrêter un instant pour en  examiner la valeur, et faire le dé­part exact de toutes les  responsabilités. Anne  Comnène dit vrai, lorsqu'elle parle d'excès qui auraient du faire rougir des chrétiens, et qui furent réellement commis par  des bandes décorées de l'au­guste emblème de la croix. Jusqu'à nos jours, ces tristes incidents avaient été mal connus et faussement attribués, sur la foi de chro­niqueurs mal renseignés  eux-mêmes, aux véritables  croisés, qui n'en furent nullement coupables. La  découverte et la  publication par M. Pertz du Libellus

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Hierosolymata d'Ekkéard d'Urauge sont ve­nus éclaircir ce point  si longtemps  obscur, et dégager de tous les nuages la radieuse figure des premiers pèlerins armés pour la déli­vrance de Jérusalem. « L'ennemi de l'Église et de la foi, dit Ekké­ard, ne pouvait voir, sans  essayer de  le troubler, le mouvement régénérateur qui  entraînait l'Europe chrétienne  au  tombeau du Christ. De même  que dans le  champ du Père de famille l'homme ennemi sème la zizanie pendant que les serviteurs dorment, ainsi le démon suscita de faux prophètes au sein de la croisade. Il chercha à déshonorer les armées du Seigneur en y introduisant des éléments impurs ; il multiplia les hypocrisies et les mensonges pour souiller le troupeau de Jésus-Christ, et réaliser une autre parole de l'Évan­gile en séduisant, « s'il eût été possible, les élus eux-mêmes 1. » On vit des imposteurs qui mettaient  à  leur  tête  une oie (peut-être en souvenir des oies du Capitole), prétendant que cet inepte volatile avait mission d'en-haut pour les diriger. Mille autres impostures du même genre se produisirent. Mais qu'on veuille bien appliquer à ces séducteurs les règles  évangéliques : « L'arbre  doit être connu par ses fruits2 ; » On démasque « les loups revêtus d'une peau de bre­bis3. » Grand nombre  d'entre  eux vivent  encore. Qu'on  leur demande à quel point du littoral ils se sont rendus pour traverser la mer sans aucun navire, ainsi qu'ils le promettaient à leurs crédules adeptes. Qu'on sache en quelle contrée ils ont livré les fantastiques batailles où des multitudes d'infidèles  devaient être écrasées par une poignée des leurs ; quels remparts se sont écroulés au son de leurs trompettes ; enfin quel poste ils occupèrent sous les murs de Jérusalem. Ils n'auront pas un mot à répondre à de telles interro­gations. La sacrilège cupidité qui les poussa à extorquer les aumô­nes des fidèles, le crime d'avoir mené à la mort d'innocentes victi­mes, comme on traîne des  moutons à la boucherie,  pèsent sur la concience de ces infâmes ; leur vie tout entière ne sera pas trop lon­gue pour la pénitence et l'expiation de leurs forfaits1. »

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17. Une intrigue politique se cachait sous ces manifestations sacrilèges. Ekkéard d'Urauge, sans la  dévoiler entièrement, nous la laisse soupçonner dans un autre de ses ouvrages, le Chronicon univrsale, où il s'exprime ainsi, à la date de l'an 1096 : « En cette année, le duc "Welf de Bavière rentra en grâce vis-à-vis de l'empereur excommunié Henri IV, dont il avait depuis longtemps répudié la cause, et il put ainsi recouvrer tous ses domaines du Norique pré­cédemment confisqués. Or, en ce moment Pierre l'Ermite traversait avec les premiers croisés, au nombre d'environ quinze mille, les provinces allemandes de la Bavière et de la Pannonie. Vénéré comme un saint, cet homme de Dieu méritait les hommages dont les multitudes l'entouraient. Il se trouva pourtant un parti nom­breux qui l'accusait d'hypocrisie, et l'on vit surgir des imposteurs qui prirent à tâche de dénaturer son œuvre, entre autres deux prê­tres, l'un nommé Folcmar qui réunit douze mille hommes et se mit en marche à travers la Bohême et la Saxe, l'autre nommé Gothes-calc qui prit sa route par la France orientale (Franconie2). » Ces paroles de l'annaliste nous mettent sur la trace du complot schismatique organisé par le pseudo-empereur Henri IV et ses partisans, de concert avec le nouveau roi de Hongrie Golomann et les princes Bulgare, pour faire échouer la croisade. Ce fait jusqu'ici absolument ignoré, ou du moins laissé complètement dans l'ombre par tous les auteurs modernes, méritait d'être signalé. Le schisme donnant la main aux Turcs pour la ruine de l'Eglise et de l'Europe, Henri IV d'Allemagne se faisant l'auxiliaire du sultan de Nicée, l'antipape Wibert prêtant à cette manœuvre impie l'autorité de son titre usurpé, le duc Welf de Bavière couronnant son apostasie par une interven­tion active dans ce pacte sacrilège, voilà ce qu'on ignorait jus­qu'à ce jour, et ce que nous révèle la chronique d'Ekkéard d'Urauge.

 

18. Le nom du prêtre allemand Golhescalc, l'un des imposteurs qui jouèrent un rôle dans ces misérables et sinistres intrigues, avait été connu d'Albéric d'Aix et de Guillaume de Tyr. L'un et l'autre le mentionnent et lui consacrent quelques chapitres de leur chronique. Mais loin de  soupçonner son caractère de  « faux croisé, » ils lui

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Ekkeard Uraug. Chronic. ; Pair. lai. tom. cit., col. 958-959.

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prodiguent au contraire des éloges qui ont trompé tous les autres historiens. « Quelques semaines après le passage de Pierre l'Ermite en Germanie,  dit Albéric d'Aix, un prêtre nommé Gothescalc, de race teutonique,  originaire des bords du Rhin,  enflammé par les prédications de l'apôtre et embrasé d'un saint zèle pour la croisade, se fit prédicateur à son tour. II toucha les cœurs des multitudes dans les provinces de la Bavière et de la Franconie. On dit qu'il groupa autour de lui plus de quinze-mille hommes, tant chevaliers que pèlerins, tous admirablement fournis d'armes, de provisions, de sommes incroyables  d'argent et  d'or,   ineffabili pecunia1. » Guillaume de Tyr reproduit presque identiquement ce passage d'Al­béric d'Aix, et vante « la grâce de persuasion » que Dieu avait mise sur les lèvres de Gothescalc2. Mais Ekkéard d'Urauge, compatriote et contemporain du  prêtre  imposteur,   ne laisse  subsister aucun doute.   « Gothescalc,   dit-il, était  un fourbe.  Sous les apparences d'une religion feinte, il trahissait le  Dieu dont il se disait le servi­teur3. On peut maintenant conjecturer sans peine la source d'où ve­naient à cet hypocrite « les sommes  incroyables d'argent et d'or » avec lesquelles il put recruter, équiper et nourrir les malheureux qui s'enrôlèrent sous ses drapeaux. En tout temps le schisme s'est montré généreux envers ses adeptes. Henri IV d'Allemagne, l'anti­pape "Wibert, le duc Welf l'apostat bavarois, mirent leurs trésors à la disposition de Gothescalc. On paie toujours grassement les Judas qui s'offrent à trahir Jésus-Christ.

 

   19. La troupe de Gothescalc  principalement composée de Bavarois et de Souabes « race insolente et grossière1, » dit Albéric d’Aix, ne se distingua que par la rapine,  l'ivresse et le  pillage, méritant ainsi tous les reproches que la princesse Anne Comnène se croyait le droit d'adresser aux vrais croisés. « A Mersbourg sur les frontiè­res de la Hongrie, ces fous avinés, reprend Albéric, se jetè-

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rent sur les celliers, défonçant les tonneaux, pillant le blé, l'orge, l'avoine, les provisions de toute sorte ; puis ils se répandirent dans les cam­pagnes, dévastant les fermes, capturant les troupeaux, se livrant à des excès que j'aurais honte de raconter. On dit qu'un jour, à pro­pos d'une rixe ignoble, ils se saisirent d'un jeune Hongrois, le mu­tilèrent et lui firent subir le supplice du pal2. » Cette horrible exé­cution eut lieu sur la place du marché. Toute la Hongrie se leva en armes pour venger l'honneur national. Colomann réunit son armée avec l'intention de massacrer jusqu'au dernier cette vile multitude, où se trouvaient toutefois, à côté de véritables bandits, des milliers d'innocents. "Voici la lettre qu'il fit adresser à Gothescalc, l'agent se­cret de ces vengeances préméditées. « Le seigneur notre roi vient d'être saisi de plaintes que les excès inouis, commis sur son terri­toire ne justifient que trop. Il sait faire la part de chacun ; il n'ignore pas que parmi  vous se trouvent des  gens sensés, qui réprouvent, non moins que nous, de tels excès. Si donc vous consentez à donner satisfaction au roi et aux  princes de Hongrie,  déposez les armes, remettez entre nos mains tous les trésors que vous emportez à Jéru­salem ; et le  roi Colomann vous fera  miséricorde3.»  Gothescalc joua son rôle en traître bien élevé. « Toutes les armures, cuirasses, casques, épées, lances; tout l’or, l'argent, les provisions, amoncelés dans une grande place, furent remis aux officiers du roi qui en pri­rent possession au nom du fisc. En ce moment la clémence de Golomann éclata sur la foule désarmée. Les soldats hongrois l'enve­loppèrent et en firent un massacre général, qui couvrit de cadavres et de sang les plaines voisines1. »

 

   20. L'aveugle fureur des schismatiques, alliés du pseudo-empereur d'Allemagne, dut s'applaudir de cette épouvantable tragédie, dont le dénouement avait le double avantage de déshonorer la croi­sade et de faire rejaillir sur Urbain II la responsabilité d'une entre­prise aussi mal concertée que mal conduite. L'exploitation vraiment satanique du noble mouvement provoqué par les prédications du pape, de Pierre l'Ermite et de Robert d'Arbrissel, alla plus loin.

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« Un autre prêtre de race allemande, nommé Folcmar, dit Ekkéard d'Urauge, se fît en Saxe et en Bohême prédicant à la manière de Gothescalc. Il séduisit les multitudes et les ameuta contre les Juifs, qu'il signalait à ses bandes comme les premiers ennemis de la croix, et qu'il vouait ainsi à l'extermination. Dans toutes les cités qu'il tra­versa, les Juifs étaient saisis, livrés à la torture, et contraints, l'épée sur la gorge, d'accepter le baptême s'ils voulaient conserver la vie5. Plusieurs d'entre eux pour échapper à la mort se laissaient bapti­ser ; les autres étaient égorgés impitoyablement3. Semant ainsi sa route de cruautés et de meurtres, Folcmar arriva, chargé de dé­pouilles et de butin, aux frontières de la Saxe, près de Nitra, ville de Pannonie. Là ses bandes de pillards, après de nouveaux excès, furent enveloppées par la population indigène, massacrées presque entièrement, ou réduites en esclavage. Un très-petit nombre réussit à échapper par la fuite à cette vengeance trop  méritée. Il en est quelques-uns qui survivent encoie, ajoute le chroniqueur; ils attri­buent leur salut à l'apparition surnaturelle d'une croix qui illumina les airs et les dirigea dans leur fuite 1. »

 

   21. Ces deux meurtrières expéditions ne suffirent point à la rage des schismatiques. Ils en organisèrent une troisième, qui devait  avoir des résultats plus désastreux encore. «En ce même temps, reprend Ekkéard d'Urauge, vivait sur les bords du Rhin un comte nommé Emicho, diffamé dans tout le pays pour sa tyrannie et le désordre de ses mœurs. Tout à coup on apprit que cet homme, la terreur de la contrée, venait d'être favorisé, comme un nouveau saint Paul, de révélations et de visions divines qui l'appelaient à la croisade4. » Plus de douze mille pèlerins prirent ce nouvel impos­teur pour chef. Dans le nombre se trouvèrent des chevaliers fran­çais, dont Albéric d'Aix

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et Guillaume de Tyr ont cité quelques-uns, tels que Drogo de Nesle, Glérembaud de Vendeuil, Guillaume de Melun dit le Charpentier, Thomas de la Fère et le comte Hermann. Ces illustres croisés, que nous retrouverons bientôt sous les éten­dards de Hugues de Vermandois, ne tardèrent pas à s'apercevoir que le chef allemand qu'ils étaient venus rejoindre n'avait de chré­tien que le nom. Emicho débuta comme Folcmar par le massacre des Juifs. « Ce fut à Cologne, dit Albéric, que le carnage com­mença ; les citoyens de la ville y prirent part ; ils se jetèrent sur les synagogues et les maisons des Israélites, tuant tout ce qui s'y trou­vait, rasant ou brûlant les édifices. Deux cents hébreux s'étant échappés durant la nuit, furent poursuivis dans la campagne et égorgés jusqu'au dernier. A Mayence, les Juifs avertis du désastre de leurs frères de Cologne vinrent implorer la protection de l'évêque Rothard et se placer sous sa sauvegarde. L'évêque les mit à l'abri dans son propre palais, où ils entassèrent leurs objets les plus précieux. Le farouche Emicho, sans respect pour le droit d'asile dont jouissaient alors les maisons épiscopales, se précipita en armes sur le palais, enfonça les portes et ordonna le massacre. Ni l'âge ni le sexe ne furent épargnés  dans cette affreuse boucherie ; femmes, vieillards, enfants, tout était passé au fil de l'épée. Les derniers survivants dans un accès de désespoir se donnèrent entre eux la mort, ne voulant pas la subir de la main des incirconcis. On vit des mères, chose horrible, arracher de leur sein les tendres enfants qu'elles allaitaient, et leur enfoncer dans la gorge un poignard dont elles se frappaient ensuite elles-mêmes. Dans cette lugubre journée tous les Juifs de Mayence périrent, à l'exception d'un petit nombre d'entre eux que la crainte d'une mort imminente poussa à réclamer la faveur du baptême 1. » A Trêves, des scènes de ce genre se re­nouvelèrent. « Les Juifs épouvantés égorgèrent leurs propres en­fants, dit Ekkéard d'Urauge, préférant les envoyer dans le sein d'Abraham plutôt que de les abandonnera la cruauté des chrétiens. Des femmes juives, attachant de lourdes pierres aux manches de leur robe, se précipitèrent du haut du

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haut du pont dans les flots de la Mo­selle. L'archevêque Égilbert, bien que schismatiqué2, imita la con­duite de Rothard de Mayence, et plus heureux que ce dernier, il réussit à sauver la plupart des victimes. «Baptisez-nous, lui dit au nom de tous ses coreligionnaires un docteur juif du nom de Michée. Nous abjurons notre croyance judaïque et nous embrassons votre foi, sauf à nous faire instruire plus tard, dans un temps de paix et de tranquillité, des dogmes que nous ne connaissons pas encore suf­fisamment. » L'archevêque le baptisa et lui donna son propre nom ; les prêtres en firent autant pour la multitude juive. Cette conver­sion par la terreur, ajoute l'annaliste, fut sans doute inutile pour le salut des âmes, car les juifs échappés au péril retournèrent à leur religion ; mais du moins elle leur sauva la vie. Quant à Égilbert, cet acte de miséricorde doit lui être compté avec beaucoup d'autres bonnes œuvres, qui marquèrent les dernières années de son épiscopat. Il faisait aux pauvres d'abondantes aumônes et de riches dona­tions aux églises, en sorte qu'à sa mort survenue le jour des nones de septembre 1101, moi chétif, qui écris ces lignes, dit Ekkéard, je conservai quelque espérance pour le salut de son âme, sans toute­fois oublier la terrible parole de saint Augustin contre les schismatiques séparés de l'unité de l'Eglise, et persévérant jusqu'au dernier soupir dans la révolte 1

 

22. Émicho et ses bandes, après avoir ensanglanté les villes des bords du Rhin, se portèrent à travers la Franconie et la Bavière sur les frontières de la Hongrie, devant la ville de Mersbourg (aujour­d'hui Wieselburg et en langue hongroise Mosony, vocable trans­formé par Guibert de Nogent en celui de Moisson). Une première fois dévastée par les hordes féroces du prêtre Gothescalc, la petite cité n'avait garde d'ouvrir ses portes aux nouveaux envahisseurs. « Assise sur les bords du Danube et de la Leitha (Lintax), dit Albé-ric d'Aix, elle était à l'abri d'un coup de main. Le pont qui y don­nait accès fut muni de solides défenses et gardé par les plus vaillants guerriers. Malgré ces précautions, l'alarme était grande parmi les

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1.         Cf. t. XXII de cette Sistoire, p. 107, 324, 330, 552.

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habitants. On assurait que le farouche Émicho traînait deux cent mille hommes à sa suite2. » Ce chiffre fantastique jetait tous les es­prits dans l'épouvante. Les cadavres des compagnons de Gothescalc gisaient encore sans sépulture dans les campagnes voisines. On di­sait que ce spectacle allait exaspérer la fureur d'Emicho et le pous­ser à d'implacables vengeances. En effet tout ce qui se trouva à sa portée, meules de grains dressées dans les champs, maisons isolées, fermes et villages sans défense, fut pillé, dévasté, incendié. Des hor­reurs telles que peut en commettre une soldatesque sans loi, sans foi, sans discipline, furent exécutées à ciel ouvert avec une barbarie satanique3. Mais le châtiment ne se fit point attendre. Une nuit, sept cents soldats hongrois s'embarquèrent sur le Danube et atta­quèrent à l'improviste les bandes d'Emicho dans leur campement» sous les murs de Mersbourg dont elles faisaient le siège1. En un clin d'œil elles furent taillées en pièce. Des milliers de fuyards se jetè­rent à la nage dans les eaux du Danube et de la Leitha, qui se tei­gnirent de sang et roulèrent des cadavres. Grâce à l'énergie et à la vitesse de leurs montures, quelques chevaliers purent échapper à la mort et à l'esclavage. Ceux qui revinrent dans leur patrie ne furent plus connus, dit Guibert de Nogent, que sous le surnom injurieux de « moissonneurs, » par allusion à la ville de Mosony (Moisson) où ils avaient fait une si honteuse besogne. Émicho ne survécut que quelques mois à cette sanglante catastrophe. Revenu dans son châ­teau-fort de la province rhénane, il mourut laissant une mémoire exécrée. Encore aujourd'hui les ballades populaires font errer chaque nuit « l'âme plaintive du hideux massacreur » autour des murailles de Worms. Les barons français, Drogo de Nesle, Thomas de la Fère, Clérembaud de Vendeuil, Guillaume-le-Charpentier, le comte Hermann et quelques autres dont le nom n'a point été con­servé, s'enfuirent par la Carinthie jusqu'aux Alpes, longèrent les rives italiennes de l'Adriatique et parvinrent jusqu'en Apulie, où ils se rallièrent au corps d'armée de Hugues le Grand, comte de Vermandois.

 

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