Daras tome 27
p. 286
CHAPITRE XXI.
Le Saint‑Esprit se montre d'une manière sensible. Coéternité des personnes de la Trinité.
Pour ce qui est de l'aspect sensible sous lequel le Saint‑Esprit s'est fait voir, en empruntant la forme d'une colombe ou l'apparence de langues de feu, quand une créature soumise et assujettie à sa volonté rendait visible par ses formes et ses mouvements corporels sa substance immuable et coéternelle au Père et au Fils, sans toutefois s'unir à lui dans l'unité de personne, comme cela est arrivé pour le Verbe, je n'ose pas dire qu'il ne s'est rien produit de pareil à cela auparavant. Mais ce que je puis dire sans détour, c'est que le Père, le Fils et le SaintEsprit sont d'une seule et même substance, Dieu créateur et Trinité toute‑puissante dont l'œuvre est inséparable, mais ne peuvent se manifester d'une manière inséparable, par le moyen de créatures qui sont bien loin de leur être égales, et qui, par‑dessus tout, sont corporelles, de même que par nos paroles mêmes, qui sont des sons corporels, le Père, le Fils et le Saint‑Esprit ne peuvent être nommés qu'à des intervalles de temps propres à chacune des trois personnes et distincts entre eux par la durée que réclament les syllabes de chacun de leurs noms. En effet, dans leur substance par laquelle ils subsistent, les trois personnes ne font qu'un, Père, Fils et Saint‑Esprit, sans aucun mouvement temporel, au‑dessus de toute créature, et cela sans aucun intervalle de temps et de lieux; elles ne font en même temps qu'une seule et même chose d'une éternité à l'autre, comme l'éternité même qui ne va point sans vérité et sans charité. Mais dans mes paroles, le Père, le Fils et le Saint‑Esprit sont séparés, ils ne peuvent se dire dans le même temps, et si on les représente par des caractères visibles, ils occupent chacun séparément leur place. Et, de même que lorsque je nomme ma mémoire, mon intelligence et ma volonté, chacun des noms que je prononce se rapportent à des choses particulières, et cependant chacun des trois noms est fait par ces trois choses, car il n'y en a pas un des trois que ma mémoire, mon intelligence et ma volonté n'aient coopéré à former; ainsi la Trinité a fait et la voix du Père, et la chair du Fils, et la colombe du Saint‑Esprit (Matth., III, 16), bien que chacune de ces trois choses soit rapportée à une personne distincte. Cet exemple montre d'une certaine manière com-
=================================
p287 LIVRE IV. ‑ CHAPITRE, XXI.
ment la Trinité, inséparable en elle‑même, se manifeste d'une manière distincte par des apparences de créatures visibles, et comment néanmoins l'opération de la Trinité est inséparable dans chacune des choses qui ont particulièrement pour but de manifester soit le Père, soit le Fils, soit le Saint‑Esprit.
31. Si donc on me demande de quelle manière se sont produites les paroles, les formes sensibles et les apparences antérieures à l'incarnation du Verbe de Dieu et destinées à la préfigurer quand elle était encore à venir, je répondrai que Dieu les a produites par le ministère des anges, ce que je crois avoir suffisamment démontré par des textes de la sainte Ecriture elle‑même. Mais si on me demande de quelle manière s'est faite l'incarnation elle‑même, je répondrai que c'est le Verbe même de Dieu qui s'est fait chair (Jean, I, 14), c'est‑à‑dire homme, sans dire toutefois qu'il s'est changé et converti en ce qu'il s'est fait; mais qu'il s'est fait chair de telle sorte qu'il n'y avait pas seulement dans le Verbe fait chair le Verbe de Dieu et une chair d'homme, mais qu'il s'y trouvait aussi une âme humaine, en sorte que le tout doit s'appeler Dieu à cause du Dieu et homme à cause de l'homme. Si cela est difficile à comprendre, il faut se purifier l'âme par la foi, s'abstenir de plus en plus de pécher, faire le bien et prier avec les gémissements des saints désirs, afin d'arriver, par le secours de Dieu, à le comprendre et à l'aimer. Mais, si on me demande de quelle manière s'est produite après l'incarnation du Verbe, soit la voix du Père, soit l'apparence corporelle sous laquelle le Saint‑Esprit s'est montré, il ne fait pas un doute pour moi que ce ne soit par le ministère d'une créature; mais est‑ce par une créature uniquement corporelle et sensible, ou unie à un esprit raisonnable et intelligent (car c'est ainsi que plusieurs aiment à appeler ce que les Grecs rendent par le mot noéron), unie dis‑je non point en unité de personne, (car qui pourrait dire que la créature quelle qu'elle fût, qui a produit la voix du Père, est Dieu le Père lui‑même, ou que la créature quelle qu'elle fût dans laquelle le Saint-Esprit est apparu sous la forme d'une colombe ou de langues de feu, est le Saint‑Esprit même, comme l'homme qui est né de la Vierge est le Fils de Dieu?) mais unie seulement pour être l'instrument d'une certaine signification selon que Dieu a jugé qu'il le fallait; ou bien faut‑il entendre autre chose, c'est bien difficile à savoir et il convient de ne rien affirmer en cela à la légère. Mais comment tout cela a‑t‑il pu se faire sans le concours d'une créature raisonnable et intelligente, c'est ce que je ne vois pas. Il n'est pas encore temps d'expliquer pourquoi je pense ainsi, autant du moins que le Seigneur me donnera la force de le montrer. Il me faut auparavant discuter et réfuter les raisonnements
=================================
p288 QUINZE LIVRES SUR LA TRINITÉ.
que les hérétiques nous opposent en les empruntant non pas aux divines Ecritures, mais à leur propre raison, et par lesquels ils pensent nous contraindre à reconnaitre qu'on doit entendre comme ils le veulent les textes des Ecritures concernant le Père, le Fils et le Saint‑Esprit.
32. Pour le moment je crois avoir suffisamment démontré que le Fils n'est pas moindre que le Père ni le Saint‑Esprit moindre que l'un et l'autre, parce que le Père a envoyé le Fils, et que le Père et le Fils ont envoyé le Saint‑Esprit; quand bien même on le trouverait dit dans l'Ecriture sainte soit à raison de la créature visible, soit plutôt à raison de la considération du premier principe, on ne devrait point l'entendre de l'inégalité, ou de l'imparité, ou de la dissemblance de substance ; en effet si le Père avait voulu apparaître visiblement par le moyen d'une créature soumise à sa volonté, il serait de la plus grande absurdité de dire qu'il a été envoyé soit par le Fils qu'il a engendré, soit par le Saint‑Esprit qui procède de lui. Tenons‑nous‑en donc à cela pour ce volume; plus tard, avec l'aide de Dieu, nous verrons quels sont les arguments captieux des hérétiques et comment on les réfute.
=================================
p289 LIVRE V. ‑ CHAPITRE 1.
LIVRE CINQUIEME
Saint Angustin aborde les arguments que les hérétiques puisent, non plus dans l'Ecriture sainte, mais dans leur propre raison, et il réfute ceux à qui il ne semble pas que la substance du Fils soit la même que celle du Père, parce qu'ils pensent que tout ce qui est dit de Dieu est dit de sa substance. Ils soutiennent donc que engendrer et être engendré, ou bien encore être engendré et être non engendré, étant des choses différentes, les substances sont différentes. Saint Augustin leur montre que tout ce qui est dit de Dieu n'est point dit de sa substance, comme lorsqu'on dit qu'il est bon, qu'il est grand, ce qui a rapport à la substance ainsi que tout autre attribut de Dieu considéré en lui‑même ; mais est dit relativement, c'est‑à‑dire, non pas par rapport à lui, mais par rapport à quelque chose qu'il n'est point; ainsi, le Père est appelé ainsi par rapport au Fils, et le Seigneur n'est Seigneur que relativement à la créature qui lui est assujettie. Et dans les passages où quelque chose est dit à raison du temps dans un sens relatif, c'est‑à‑dire, relativement à quelque chose qu'il n'est pas lui‑même, comme ces paroles : Seigneur vous avez été fait notre refuge, il ne s'ensuit point pour lui quelque chose qui le change, il demeure constamment immuable dans sa nature ou dans son essence.
CHAPITRE PREMIER.
Prière de saint Augustin à Dieu et au lecteur.
1. Sur le point d'entreprendre de parler de choses dont nul homme, et certainement moi-même comme les autres, ne saurait en aucune manière parler selon les pensées qu'on en a, bien que notre esprit, même quand il se dirige sur le Dieu en trois personnes, se sente bien inférieur à Celui à qui il pense, et ne le saisisse point tel qu'il est, mais comme il est écrit, ne le voie que comme il est vu d'hommes aussi grands que le fut saint Paul, c'est‑à‑dire seulement en énigme et comme dans un miroir (I Cor., XIII, 12), je commence par demander au Seigneur notre Dieu, dont la pensée ne doit point sortir de notre esprit, mais dont nous ne saurions avoir des pensées dignes de lui, à qui on doit rendre en tout temps louanges et bénédiction, pour qui on manque d'expressions convenables quand on veut le nommer, je lui demande, dis‑je, son secours pour comprendre et expliquer ce que je me propose, et son pardon s'il m'arrive de me tromper en quelque chose, car je ne perds point de vue ma volonté et encore moins ma faiblesse. Quant à ceux qui liront ces lignes, je leur demande également de me pardonner lorsqu'ils remarqueront que j'ai voulu plutôt que pu dire des choses qu'ils comprennent mieux que moi, ou que, à cause de la difficulté de m'exprimer, ils ne comprennent point du tout. Et moi à mon tour je leur pardonne quand ils ne pourront me comprendre parce qu'ils auront de la peine à me suivre.
=================================
p290 QUINZE LIVRES SUR LA TRINITÉ.
2. Nous nous pardonnerons bien facilement les uns aux autres, si nous savons, ou du moins si nous tenons fermement par la foi qu'on ne doit point mesurer ce qui est dit de la nature immuable et invisible, souverainement vivante et se suffisant à elle‑même, à la mesure habituelle des choses visibles et changeantes, mortelles et indigentes. D'ailleurs, quand nous essayons de comprendre scientifiquement ce qui touche même nos sens corporels, ou ce que nous sommes dans notre homme intérieur, nous ne pouvons y réussir : et pourtant il n'y a point d'imprudence à la piété des fidèles à s'enflammer pour les choses divines et ineffables placées au-dessus de nous; je ne parle pas de la piété que le sentiment arrogant de ses forces enfle, mais de celle que la grâce même du Créateur et du Sauveur enflamme. En effet, par quelle conception l'homme saisit‑il Dieu, lui qui ne saisit pas même sa propre intelligence par laquelle il veut saisir Dieu ? Mais s'il est arrivé à la saisir, il doit bien remarquer qu'il n'y a dans toute sa nature rien de meilleur que cette intelligence, et voir s'il distingue en elle quelques linéaments de formes, quelque éclat de couleurs, une grandeur qui s'accuse dans l'espace, une distance entre les parties qui la composeraient, une masse étendue, quelques mouvements d'un lieu à l'autre, ou quoi que ce soit du même genre. Il est certain que nous ne trouvons rien de semblable dans notre intelligence par laquelle nous concevons la Sagesse autant du moins que nous le pouvons. Nous ne devons donc point chercher dans un être meilleur que notre intelligence ce que nous ne saurions trouver dans cette même intelligence, qui est ce qu'il y a de meilleur en nous, et nous ne devons comprendre Dieu, si nous le pouvons et autant que nous le pouvons, que comme un être bon sans qualité, grand sans quantité, créateur sans indigence, placé au premier rang sans place, contenant tout sans dehors, tout entier partout sans lieu, éternel sans temps, faisant tous les êtres changeants sans changer lui‑même, ne souffrant rien. Quiconque concoit Dieu ainsi, bien que ne pouvant pas encore trouver absolument ce qu'il est, prend néanmoins un soin pieux, autant qu'il le peut, à ne penser de lui rien qui ne soit point lui.
CHAPITRE II.
Dieu seul est une essence immuable.
3. Cependant il n'y a point de doute qu'il ne soit une substance, ou, si vous l'aimez mieux, une essence, ce que les Grecs appellent ousia. En effet, de même que de sapere on a fait sapience, sagesse, et de savoir on a fait science, ainsi d'être on a fait essence. Or, qui est plus que Celui qui
=================================
p291 HAPITRE III.
a dit à Moïse, son serviteur : « Je suis Celui qui suis, et vous direz aux enfants d'Israël: Celui qui est m'a envoyé à vous? » (Exod., III, 14.) Si les autres essences ou substances reçoivent des accidents qui produisent en elles des changements grands ou quelconques, en Dieu il ne peut rien se produire de semblable; substance ou essence immuable; tel est donc Dieu à qui certainement appartient seul, par excellence, l'être même d'où le mot essence a été formé. En effet, ce qui change ne conserve pas son être, et ce qui peut changer, quand même il ne changerait point, peut ne plus être ce qu'il était, aussi n'y a‑t‑il que de ce qui non‑seulement ne change pas, mais encore ne peut absolument point changer, qu'on puisse dire sans scrupule qu'il est véritablement.
CHAPITRE 111.
Réfutation de l'argument des ariens tiré des mots engendré et non engendré.
4. Aussi pour commencer par répondre aux adversaires de notre foi, sur les choses qui ne sont point dites comme elles sont pensées, et ne sont point pensées comme elles sont, ce que les Ariens regardent comme le piège le mieux inventé parmi tout ce qu'ils ont coutume d’accumuler contre la foi catholique, dans leurs disputes, est ceci : Tout ce qui se dit ou s’entend de Dieu, ne se dit et ne s'entend point selon l'accident mais selon la substance; par conséquent être non engendré, pour le Père, s'entend de sa substance, et être engendré pour le Fils s'entend également de sa substance. Or, être non engendré et être engendré sont deux choses différentes; par conséquent la substance du Père est différente de celle du Fils. Nous leur répondons : Si tout ce qui se dit de Dieu se dit selon sa substance, il s'en suit que ces paroles : « Mon Père et moi ne faisons qu'un, » (Jean, X, 30) ont été dites selon sa substance; par conséquent la substance du Père ne fait qu'une avec celle du Fils. Ou bien si ces paroles n’ont point été dites selon la substance, il y a donc des choses qui se disent de Dieu sans se dire de sa substance, et alors nous ne sommes plus obligés d'entendre selon la substance ces expressions, non engendré et engendré. De même il est dit du Fils : «Il n'a pas cru que ce fût, pour lui, une usurpation d'être égal à Dieu : » (Philip., II, 6) égal en quoi demanderons‑nous? Si ce n'est pas en substance, nos adversaires admettent donc qu'il peut se dire, de Dieu, quelque chose non quant à sa substance : qu'ils reconnaissent donc que ce n'est pas non plus quant à la substance que sont employés ces mots non engendré et engendré.
=================================
p292 QUINZE LIVRES SUR LA TRINITÉ.
Si au contraire les Ariens n'admettent point cela, par la raison qu'ils veulent que tout ce qui se dit de Dieu se dise de sa substance, il s'ensuit que le Fils est égal au Père selon la substance.
CHAPITRE IV.
L’accident accuse toujours un certain changement dans les choses.
5. Or, on ne donne ordinairement le nom d'accident qu'à ce qui peut se perdre par un changement de la chose à laquelle il est attaché; car bien qu'il y en ait qui donnent le nom d'accidents à certaines choses inséparables de leur objet, ce que les Grecs appellent achorista, telles que la couleur noire dans les plumes du corbeau, cependant celles‑ci perdent cette couleur, sinon tant qu'elles restent à l'état de plumes, du moins quand elles cessent d'être plumes. Ainsi donc la matière elle‑même est sujette au changement, et par le fait que tel animal, telle plume, ou tel corps entier cesse d'exister, se change et se convertit en terre, ils perdent en même temps leur couleur. Cependant il y a des accidents qu'on appelle séparables, qui ne se perdent que par le changement de la chose non par la séparation, telle est la couleur noire pour les cheveux de l'homme, puisque tout en restant cheveux ils peuvent devenir blancs; c'est ce qu'on appelle un accident séparable; mais si on prête une soigueuse attention, on voit assez que ce n'est point par une séparation, une sorte d'émigration de quelque chose de la tête, quand elle blanchit, que le blanc succède au noir qui lui ferait place pour se porter ailleurs, mais que la qualité même de la couleur se convertit et se change à l'endroit même. Il n'y a donc point d'accident en Dieu, attendu qu'il n'y a rien en lui de susceptible de changer ou de se perdre. Mais si on se plait à nommer accident ce qui tout en ne se perdant point, cependant s'accroît ou diminue, telle que la vie de l'âme, puisque tant que l'âme est âme, elle vit, et que ne cessant jamais d'être âme, elle ne cesse jamais de vivre, mais vit plus à mesure qu'elle est plus sage et vit moins à mesure qu'elle l'est moins, il se produit encore là un certain changement, non point en ce sens que la vie défaille comme la sagesse fait défaut à l'insensé, mais en ce sens qu'elle est moins vie. Or, il ne saurait rien exister de tel en Dieu, attendu qu'il est absolument immuable.
6. Ainsi, en Dieu, rien ne se dit selon l'accident, attendu qu'il n'y a point d'accident en lui, et pourtant tout ce qui se dit de lui ne se dit point selon la substance. Dans les êtres muables et créés, tout ce qui ne se dit point selon la substance, ne se dit que selon l'accident; car en eux tout est accident, c'est‑à‑dire tout peut ou se perdre ou diminuer, telles sont la grandeur et la qualité, et tout ce qui se dit relativement à une autre chose, telles que les amitiés, le
=================================
p293 QUINZE LIVRES SUR LA TRINITÉ.
voisinage, les servitudes, les similitudes, les égalités et autres choses semblables, le site et la manière d'être, les lieux et les temps, les actions et les passions.
CHAPITRE V.
En Dieu rien ne se dit selon l'accident, mais selon la substance ou relativement à autre chose.
Mais en Dieu rien ne se dit selon l'accident, parce que en lui il n'y a rien de muable; et pourtant tout ce qui se dit de Dieu ne se dit point selon la substance ; en effet il y a des choses qui se disent relativement à d'autres, ainsi il est dit Père par rapport à Fils, et Fils par rapport à Père, ce qui n'est point un accident, puisque l'un est toujours Père, et l'autre toujours Fils ; et quand on dit toujours, cela ne s’entend point à partir du moment où le Fils est né, comme si le Père ne cessait point d'être Père, parce que, à partir du moment où le Fils est né, ce dernier ne cesse point d'être Fils; mais c'est en ce sens que depuis toujours le Fils est né et qu'il n'a jamais commencé d'être Fils. S'il avait commencé une fois d'être Fils, ou s'il devait un jour cesser de l'être, il serait appelé Fils selon l'accident. Si le Père n'était appelé Père que par rapport à lui, non par rapport à Fils, et de même si le Fils n'était appelé Fils que par rapport à lui, non point par rapport à Père, ce serait selon la substance que l’un serait appelé Père et l'autre Fils; mais Comme le Père n'est appelé Père que parce qu'il a un Fils, et que le Fils n'est appelé Fils que parce qu'il a un père, ce n'est point selon la substance qu'ils sont appelés ainsi, puisque ces noms de Père et de Fils ne leur sont point donnés par rapport à eux‑mêmes, mais par rapport l'un à l'autre réciproquement; ce n'est pas non plus selon l’accident, puisque si le Père est appelé Père, et le Fils Fils, ce que ces noms désignent est en eux éternel et immuable. Aussi quoiqu'il y ait une différence entre être Père et être Fils, la substance n'est point différente, attendu qu'ils ne sont point nommés ainsi quant à la substance, mais d'une manière relative : or, ce qui est relatif n'est point un accident parce qu'il n'est point muable.
CHAPITRE VI.
Réponse aux chicanes des hérétiques, sur les expressions inengendré et engendré.
7. Si les hérétiques pensent qu'on ne doit point se rendre à notre argumentation par la raison que si le Père n'est appelé Père que par rapport au Fils, et le Fils Fils que par rapport au Père, cependant c'est en eux‑mêmes, non
=================================
p294 QUINZE LIVRES SUR LA TRINITÉ.
point relativement l'un à l'autre, qu'ils sont dits l'un engendré et l'autre inengendré; attendu que dire inengendré n'est point pour cela dire Père, car s'il n'avait point engendré un Fils rien n'aurait empêché qu'il ne fût lui‑même inengendré, et que si quelqu'un engendre un fils il ne s'ensuit pas qu'il soit lui‑même inengendré; en effet, les hommes engendrés d'hommes engendrent eux‑mêmes d'autres hommes. Ils disent donc : le Père est appelé Père par rapport au Fils, le Fils est appelé Fils par rapport au Père, mais l'inengendré est inengendré par rapport à lui, de même que l’engendré n'est engendré que par rapport à lui. Or, si tout ce qui se dit d'un être par rapport à lui‑même se dit selon sa substance, l'inengendré et l'engendré étant différents, il s'ensuit que leurs substances sont différentes. Si c'est là ce que disent les hérétiques, ils ne comprennent pas qu'ils avancent au sujet de l'inengendré une proposition qui mérite d'être examinée avec beaucoup de soin; en effet, on n'est pas père parce qu'on est inengendré, ni inengendré parce qu'on est père, et, par conséquent, ce n'est point par rapport à quelque chose en général, mais par rapport à soi, que dans la pensée de chacun le mot inengendré est dit; mais par un surprenant aveuglement, ils ne remarquent point que le mot engendré ne peut s'employer que relativement à un autre; en effet, s'il y a fils c'est qu'il y a engendré, puisque le fils est un être engendré. Or, de même que fils a rapport à père, ainsi engendré a rapport à engendrant ; et de même que père se rapporte à fils, ainsi engendrant se rapporte à engendré. Aussi comprend‑on que la notion d'engendrant est autre que celle d'engendré. Et si l'une et l'autre expression s'emploient pour Dieu le Père, celle‑là pourtant ne s'emploie que par rapport à l'engendré, c'est‑à‑dire par rapport au Fils; il est vrai que les hérétiques ne le nient point, mais ils soutiennent que s'il est appelé inengendré cette expression ne s'emploie que par rapport à lui. Ils disent donc : Si le Père est dit par rapport à soi, quelque chose que le Fils ne puisse être dit par rapport à lui‑même, et, en général, tout ce qui est dit du Père par rapport à lui, Père, est dit selon sa substance : et c'est par rapport à lui qu'il est dit inengendré, ce que le Fils ne peut pas être dit; donc c'est selon sa nature qu'il est dit inengendré, et comme cela ne peut se dire du Fils par rapport à lui, il n'est pas de la même substance que le Père. Il est répondu à ce sophisme de manière à contraindre ceux qui y ont recours, à dire selon quoi le Fils est dit égal au Père, si c'est selon ce qui se dit par rapport à lui, ou selon ce qui se dit par rapport au Père. Or, ce n'est point selon ce qui se dit par rapport au père, puisque le fils n'est appelé fils que par rapport au père, et que ce dernier n'est point fils mais est père, attendu que père
=================================
p295 LIVRE V. ‑ CHAPITRE VII.
et fils ne se disent point comme on dit amis ou voisins. En effet, on dit ami relativement à un ami, et s'ils s'aiment également l'un l'autre, l'amitié entre eux est égale. C'est également d'une manière relative, que quelqu'un est appelé le voisin d'un autre; et comme ils sont également voisins l'un par rapport à l'autre, car l'un n'est voisin de l'autre qu'autant que le second l'est du premier, le voisinage est égal pour l'un et pour l'autre. Mais comme ce n'est point relativement à Fils que le Fils est appelé Fils, mais relativement à Père, le Fils n'est point égal au Père selon ce qui est dit par rapport au Père, il ne reste donc à dire qu'il est égal au Père, que selon ce qui se dit par rapport à lui‑même. Par conséquent, la substance de l'un et de l'autre est la même. Quand on dit du Père qu'il est inengendré, on ne dit pas ce qu'il est mais ce qu'il n'est point. Or, quand le relatif est nié, il n'est point nié selon la substance, puisque le relatif lui‑même ne se dit point par rapport à la substance.
CHAPITRE VII.
Une préfixe négative ne change point le prédicament auquel elle s'ajoute.
8. C'est ce qu'il faut éclaircir par des exemples. Et d'abord on doit voir que le sens du mot engendré est le même que celui de fils; car le fils n'est fils que parce qu'il est engendré, et c'est parce qu'il est engendré qu'il est fils, aussi quand on dit inengendré on montre seulement que celui dont on parle n'est point fils; mais si on dit également bien engendré et inengendré, l'usage qui permet de dire fils ne permet pas également de dire non fils. Cependant il ne manque rien à l'intelligence de la phrase si on dit non fils, de même que si on disait inengendré pour non engendré, on n'exprimerait pas autre chose. Il en est de même des mots voisin et ami, qui s'emploient d'une manière relative, et on ne peut point dire invoisin comme on dit ennemi. Par conséquent, on ne doit point considérer dans ces choses ce que l'usage permet ou ne permet point de dire, mais quel sens résulte clairement quand il s'agit de ces choses. Eh bien, ne disons donc pas inengendré, quoique le génie du latin nous permette de le dire, mais, à la place, disons nonengendré qui a le même sens. Est‑ce que par ce mot nous disons autre chose que non fils? La particule négative ne fait donc point ici que ce qui se dit d'une manière relative, quand elle n'est point employée, se dise de la substance parce qu'elle est placée devant le mot fils ; la négation porte seulement sur ce qui était affirmé, avant qu'on l'employât, comme dans tous les autres prédicaments. De même quand on dit: c'est un homme, on désigne la substance.
=================================
p296 QUINZE LIVRES SUR LA TRINITÉ.
Celui donc qui dit: ce n'est point un homme, n'énonce pas une autre sorte de prédicament, il se contente de nier celui‑là. De même donc que c'est selon la substance que je dis : c'est un homme; de même c'est selon la substance aussi que je dis avec négation : ce n'est point un homme. Si on me demande de quelle grandeur il est et que je réponde : il a quatre pieds, je parle selon la grandeur; si on dit: il n'a point quatre pieds, la négation tombe encore sur la grandeur. Il est blanc, l'affirmation se rapporte à la couleur; il n'est pas blanc, la négation tombe aussi sur la couleur. C'est un proche, mon affirmation tombe sur sa relation, il n'est point proche, ma négation tombe également sur sa relation. C'est par rapport à la situation que je dis : il est gisant; c'est également la situation que j'ai en vue quand je dis : il n'est point gisant. C'est par rapport à sa manière d'être extérieure que je dis: il est armé, et c'est encore par rapport à sa même manière d'être extérieure que je dis : il n'est point armé ; mon expression aurait la même force si je disais : il est sans armes. C'est par rapport au temps que je dis : c'était hier; et c’est aussi par rapport au temps que je dis : ce n'était point hier. Lorsque je dis : il est à Rome, je parle du lieu, et c'est encore du lieu que je parle quand je dis : il n'est point à Rome. C'est par rapport à l'action que je dis : il bat; et c'est sur l'action que tombe aussi ma négation quand je dis: il ne bat point, pour montrer que ce n'est point ce qu’il fait. Quand je dis : il est battu, c'est par rapport au prédicament de la souffrance que je parle, et c'est également par rapport à ce prédicament que je parle quand je dis : il n'est point battu. En un mot, il n'y a absolument aucun prédicament selon lequel nous voulions affirmer quelque chose, et dont il ne soit évident que nous voulons nier également quelque chose quand il nous plait de le faire précéder d'une particule négative. Puisqu'il en est ainsi, si c'était à la substance que se rapportât mon affirmation quand je dis : le fils, ce serait également à la substance que se rapporterait ma négation, quand je dis : non fils; mais comme c'est sur une relation que tombe mon affirmation quand je dis: il est fils, c'est en effet relativement au père; c'est donc aussi sur une relation que tombe ma négation quand je dis: il n'est pas fils, car c'est au père que je rapporte ma négation, je veux montrer qu'il n'a point de père. Si donc le mot fils a la même force que engendré, comme nous l'avons dit plus haut, on a donc exactement le même sens quand on dit inengendré que lorsqu'on dit non fils. C'est sur la relation que tombe notre négation quand nous disons non fils; c'est donc également sur la relation qu'elle tombe quand nous disons inengendré. Or, inengendré, qu'est‑ce à dire,
=================================
p297 QUINZE LIVRES SUR LA TRINITÉ.
sinon non engendré? On ne s'éloigne donc point du prédicament quand on dit inengendré. De même donc que ce n'est point par rappopt à lui qu'un être est dit engendré, mais pour indiquer qu'il a un engendreur, ainsi quand on dit inengendré, ce n'est point par rapport à lui qu'on le dit, mais pour montrer qu'il ne vient point d'un engendreur. Les deux sens roulent donc sur le même prédicament, lequel indique une relation. Or, ce qui est affirmé relativement à autre chose, n'indique point une substance, de même quoiqu'il y ait une différence entre engendré et inengendré, cette différence n'indique pas une diversité de substance; car de même que fils a rapport à père, de même non fils a rapport à non père, ainsi nécessairement engendré a rapport à engendreur, et inengendré à inengendreur.