Grégoire VII et Simon de Crépy 63 E

Darras tome 22 p. 437

 

38. En appelant à Rome le négociateur thaumaturge dont l’intervention avait si heureusement réussi en Angleterre et en France, Grégoire VII se proposait de l’employer comme intermédiaire près de Robert Guiscard et d’obtenir du  puissant duc d’Apulie une alliance durable avec le saint-siége. Déjà, nous l'avons vu, l'abbé du Mont-Cassin Desiderius avait préparé les voies à un accommodement. Le grand pape jugea que l'ancien comte de Vermandois s'entendrait mieux que personne avec le duc normand d'Apulie. « Il confia donc cette mission à l'homme de Dieu, reprend l'hagiographe. Simon partit aussitôt avec son serviteur fidèle, mettant son espérance au Seigneur et fortifié par la bénédiction apostolique. Sur la route il prêchait les populations et moissonnait des fruits de

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1. Matth. v, H.

2.  Sim. Cresp. Vit a, cnp. xii, loc. cit.

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salut et de grâce. Sa parole avait le pouvoir d'attendrir les cœurs les plus durs. Soixante chevaliers italiens et normands qui eurent l'occasion de l'entendre se convertirent, et à son exemple se consacrèrent au service de Dieu en divers monastères des provinces de Bénévent et de la Calabre. » L'entrevue de Simon avec Robert Guiscard eut lieu à Salerne; elle fut particulièrement touchante. «L'ermite se réjouissait, dit le chroniqueur, d'avoir enfin atteint le but de son voyage. Son cœur était comme celui d'un voyageur épuisé de faim et de fatigue rencontrant une table hospitalière 1. » Quant au duc, sa joie fut extrême de contempler le grand serviteur de Dieu. Il ne se rassasiait pas de le voir et de l'entendre. Toutes les propositions de Grégoire VII furent acceptées et Simon fut chargé de préparer une conférence ou Robert Guiscard, viendrait trouver le pape et conclure avec lui une paix définitive. La conférence eut lieu le 10 juillet 1080 dans la petite cité d'Aquin (Aquino) la future patrie du théologien immortel, l'ange de l'école, saint Thomas. L'entrevue de Robert Guiscard et du grand pape coïncidait presque jour pour jour avec la clôture du conciliabule de Brixen et la proclamation de l'antipape Wibert par Henri IV et les schismatiques évêques ses fauteurs. Le duc d'Apulie renouvela entre les mains de Grégoire VII le serment de fidélité à l'église romaine et au siège apostolique dans les mêmes termes où il l'avait en 1059 prêté au pape Nicolas II ». De son côté le souverain pontife confirma le duc dans la possession de tous les domaines qu'il tenait du saint-siége. «Moi, Grégoire pape, dit-il, je vous investis vous, duc Robert, de la terre dont mes prédécesseurs de sainte mémoire Nicolas et Alexandre vous ont fait concession. Quant aux territoires de Salerne, de Fermo et d'Amalfi que vous retenez injustement, je consens à vous y tolérer dans l'espoir qu'avec la grâce divine et conformément à la générosité de votre caractère vous agirez désormais pour la gloire de Dieu et de saint Pierre de

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1 Sim. Cresp. Vita, cap. jehi, toc. cit.

2. Cf. n°10 de ce présent chapitre.

3. Cf., tom. XXI de cette Histoire, chapitre m, n° 48.

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façon à ne compromettre ni votre salut ni le mien 1. » Ainsi se termina le conflit qui tenait depuis tant d'années les Normands d'Apulie en hostilité ouverte contre le saint-siége. L'Église dont la comtesse Mathilde avait été jusque-là le seul auxiliaire armé comptait maintenant un défenseur de plus.

 

39. Dans la situation faite au grand pape par l'intrusion de Wibert et le projet d'une expédition de Henri IV contre Rome officiellement annoncée pour l'année suivante, le traité d'Aquino prenait l'importance d'un événement politique de premier ordre. Une encyclique de Grégoire VII le porta à la connaissance de tous les évêques, rois, princes et chevaliers de l'univers chrétien. « Nous voulons, disait le pape faire savoir à votre dilection que les efforts des légats apostoliques et notre intervention personnelle ont abouti à une conférence où le duc Robert Guiscard, le prince Jourdan de Capoue et les autres puissants seigneurs normands d'Apulie ont unanimement promis et juré par serment de défendre contre tout homme vivant l'honneur de la sainte église romaine et le nôtre. Dans les provinces qui entourent la ville de Rome, la Toscane et toutes les contrées limitrophes, les divers princes ont souscrit au traité. Ils se proposent donc, vers les calendes de septembre (ler septembre 1080), lorsque la température automnale permettra une expédition militaire, de marcher contre les impies qui tiennent en captivité la sainte église de Ravenne. Avec le secours du Seigneur qui, nous en avons l'espoir ne leur fera point défaut, nous verrons se lever pour Rome et l'Italie le jour de la délivrance2. » En même temps, Grégoire VII donnait la consécration épiscopale à un fervent religieux du Mont-Cassin nommé Richard, et l'instituait en qualité de métropolitain de Ravenne. Dans les deux lettres où il notifiait aux fidèles de cette cité, alors occupée par l'antipape Wibert, la nomination de leur légitime archevêque il s'exprimait ainsi: « L'église de Ravenne, vous le savez, occupe en Italie le second rang après

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1. S. Greg. VII, Regest. Pair. Lat., tom. CXLVIII, col. 875.

2. S. Greg. VII, Epist. vu, lib. Mil, Pair. Lat., tom. CXLVIII, col. 881.

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celle de Rome, en souvenir de son fondateur le bienheureux Apollinaire, disciple et envoyé du prince des apôtres. Il a fallu pour la séparer du siège apostolique la tyrannie sacrilège de l'indigne Wibert, dont vous subissez depuis sept ans le joug ignominieux. Ses parjures et ses crimes l'avaient fait excommunier par une sentence synodale rendue à l'unanimité des voix. Mais son orgueil, comme celui de Satan, s'est exalté par sa chute même. Non content d'avoir ravagé votre église, l'une des plus illustres de l'univers, il vient de mettre le comble à ses forfaits et de se plonger lui-même dans une ruine irréparable en usurpant le titre et les fonctions de pontife romain. Membre pourri, il se détache ainsi spontanément de l'unité catholique et redouble sur sa tête les nœuds de l'excommunication. En conséquence comme autrefois le bienheureux Pierre envoya son disciple Apollinaire à votre noble cité, nous légitime quoique bien indigne successeur du prince des apôtres, nous vous envoyons pour archevêque notre frère Richard. En souvenir de l'héroïque martyr votre patron et par amour pour l'église romaine votre mère, prêtez-lui respect, obéissance et concours. Aidez-le à chasser du lieu saint l'intrus profanateur et sacrilège, vraiment maudit de Dieu et des hommes 1. »

 

   40. Saint Simon de Crépy dont l'intervention permettait au grand pape de prendre ces mesures énergiques et de tenir un langage que l'épée de Robert Guiscard devait victorieusement appuyer ne jouit pas sur la terre du glorieux résultat de ses travaux et de ses fatigues. « Revenu à Rome, dit l'hagiographe, il demanda humblement au pontife la permission de reprendre le chemin de son ermitage. Une première et une seconde requête furent repoussées. Enfin une troisième fois Grégoire VII répondit en ces termes : « Très-cher fils, ce n'est ni ma chétive personnalité ni mes intérêts que vous êtes venu servir ici : le bienheureux apôtre Pierre vous a appelé à Rome ; à lui seul il appartient de vous relever de votre mission et de vous accorder la faveur que sollicite votre humilité. Allez donc vous prosterner dans son oratoire  à

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1.S. Grès. VJI, Epist. xm et xnr, col. 586-68$.

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l'autel de la confession ; adressez-lui votre requête et faites ce qu'il vous dira. » La nuit suivante, ainsi que le pape l'avait ordonné, Simon se rendit à la basilique vaticane, se prosterna devant l'autel de la confession et y resta en prière. Mais à l'aube du jour, comme il se relevait, il se sentit atteint d'une maladie mortelle. Rentré dans la maison qui lui avait été assignée pour résidence près de l'église de Sainte-Thècle, il se mit au lit et fit prier le pape de venir recevoir sa confession dernière. Grégoire VII accourut, reçut les confidences suprêmes de cette âme angélique, bénit ce pèlerin qui allait émigrer pour le ciel. Le corps et le sang du Seigneur furent donnés au saint ermite, et Simon rendit son âme à Dieu la veille des calendes d'octobre (30 septembre 1080) 1. A cette nouvelle inopinée, la ville entière s'ébranla. Toute la population sans distinction de rang, d'âge ni de sexe se pressa aux funérailles. L'ermite auquel on faisait peu d'attention la veille devint l'objet de la vénération universelle. Grégoire VII voulut qu'on lui préparât un tombeau parmi ceux des pontifes apostoliques. « Il est juste, dit-il, que celui qui a mené la vie d'un apôtre ait sépulture apostolique.» Cependant le grand pape n'eut pas la consolation d'assister lui-même, comme il se l'était promis, aux obsèques de l'homme de Dieu. Une maladie soudaine l'en empêcha. Mais par son ordre tout le clergé romain, évêques, abbés, prêtres et religieux escortèrent avec des cierges et des torches le convoi du saint ermite. On compta jusqu'à trente-cinq congrégations religieuses dans cette pompe d'une mort triomphale. Après la célébration de la messe solennelle, le corps du bienheureux porté par les princes romains fut descendu dans la tombe. Une collecte abondante faite durant la cérémonie fut remise entre les mains du pape, qui la fit distribuer aux pauvres. Ainsi le serviteur de Dieu mort dans l'indigence, au milieu d'une cité où il n'avait pas un parent, se trouvait le jour de ses funérailles assez opulent pour enrichir des

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' Les Bollandistes ont rectifié d'après des documents irréfragables l'erreur chronologique de Mabillon, qui reculait à l'an 1082 la mort de saint Simon de Crépy. (Cf. Ait. Sanct.   loc. cit., p. 741.)

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multitudes ; c'est qu'en prenant possession d'un trône au ciel il avait conquis des richesses incomparablement plus précieuses que tous les trésors de la terre 1. »

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